samedi 9 mai 2015

DISCOURS À LA CHAMBRE DES DEPUTES, 2 mai 1834

Alphonse de LAMARTINE
DISCOURS  À LA CHAMBRE DES DEPUTES,
2 mai 1834

En 1830, la Régence d’Alger, province de l’empire ottoman, est occupée militairement sur l’ordre du roi de France Charles X, souverain impopulaire désireux de détourner l’attention de l’opinion française inquiète de sa politique intérieure.

Le prétexte a des origines très anciennes. De 1793 à 1798, la Provence et l’armée française d’Italie avaient été nourries par des livraisons de blé en provenance de la Régence. Berné par  Talleyrand et deux banquiers  livournais, le  Dey (1) d’Alger était depuis longtemps excédé par l’absence totale de remboursement. C’est ce qui explique son coup d’éventail - ou plutôt de
chasse-mouches - du 29 avril 1827 à  Deval, consul de France plus ou moins mouillé dans cette affaire financière... Ce coup d’éventail donna prétexte à Charles X pour envahir ce qui allait devenir l’Algérie.

Après  la  Révolution  de  Juillet  1830,  Louis  Philippe,  Roi  des  Français,  trouve  la  France  en  possession  d’un territoire  dont  elle  ne  sait  que  faire.
Des  commissions  d’étude  sont  nommées.  A  partir  de  1832,  on  voit  s’affronter  à  la Chambre les discours des colonistes et des anticolonistes.

En 1834, lors de la discussion du budget, les Algéristes répondent par la voix de  Lamartine, député de  Bergues,  aux  partisans  du  retrait  de  l’Afrique  (excepté  Alger).  L’affaire  masque  mal l’opération parlementaire qui vise à placer Decazes à la tête de la nouvelle colonie afin de lui assurer un revenu personnel.
Le 22 juillet 1834, une ordonnance royale fait officiellement de l’Algérie une colonie française.

On notera  dans ce discours la composante chrétienne du patriotisme français de Lamartine, qui ne cesse d’opposer la France sa  civilisation à la barbarie supposée de l’islam et des mahométans.

*
 « Messieurs,

Un pays comme la France ne peut pas hésiter quatre ans devant sa propre résolution,  sans déconsidération pour lui et sans dommage pour son avenir. Il fallait, il faut encore forcer la France à parler en posant plus nettement la question ; il faut lui dire : Voulez-vous conserver Alger au prix de trente millions et de trente mille hommes par année ? Voulez-vous conserver Alger avec un moindre développement et à des conditions onéreuses? Enfin vous n'en voulez-vous pas du tout ? Si vous n’en voulez pas du tout, retirez les troupes et fermez le trésor ; si ainsi que je l'espère vous voulez conserver Alger  au  moins  comme  colonie  expérimentale  et  comme  occupation  militaire,  déterminez  dès aujourd'hui la forme, la mesure, les conditions de cette colonie, et rendez douze ou quinze millions aux contribuables. Vous mettez fin ainsi à cet agiotage scandaleux des terres de la régence, que l'on vend et que l'on revend sans y semer un épi, comme un papier de bourse qui va périr entre les mains du dernier possesseur. Vous rassurerez les colons en leur disant : Voici sur quoi vous pouvez compter, voilà jusqu'où vous pouvez vous étendre sous la puissante garantie de la mère patrie. Au reste cette délibération  si  fâcheuse  sous  d'autres  rapports,  aura  eu  au  moins  ce  résultat,  d'arracher  au gouvernement ce mot, qui satisfait le sentiment national : nous n'abandonnerons jamais Alger. Mais ce
mot qui suffit à notre orgueil ne suffit pas à nos intérêts; il ne dit pas comment nous conserverons nôtre conquête. Selon moi, les questions devraient être ainsi posées.

1 - La France doit-elle entrer dans le système des colonisations ?
2 - Alger est-il la colonie qui convienne à la France, et qui lui promette de l'indemniser de ses dépenses ?
3 - Dans le cas où, sous le rapport agricole et commercial, Alger ne présenterait pas tous les avantages désirables à la France. Comme colonie militaire, comme avant-garde de la civilisation sur la barbarie,  comme  vedette  sur  la  mer  qui  nous  appartient,  sur  la  Méditerranée,  conserverons-nous Alger ?
4 - Quelle sera la constitution définitive, la forme et la mesure de cette colonie ?

Dans  ma  conviction,  de  grandes  colonisations  entrent  indispensablement dans  le  système politique  que  l'époque  assigne  à  la  France  et  à  l'Europe.  L'Orient  les  rappelle,  et  le  défaut  de débouchés intérieurs les rend nécessaires à nos populations croissantes.
Les  orateurs  qui  ont  parlé  contre  ce  système,  n'ont  envisagé  les colonisations  que  sous  le rapport commercial et agricole; ils ont négligé le côté politique de la question.
Ne craignons-nous pas qu'on ne dise qu'il a suffi de quelques heures de discussion et de deux ou trois orateurs, pour nous faire abandonner un rivage qu'il nous a fallu deux ans de préparatifs, 60 millions et 60 000 hommes pour conquérir ?

Quant au plan présenté hier par M. Passy, je ne le discuterai pas. Remettre les rivages et les villes de l’Afrique à des princes arabes, ce serait confier la civilisation à la barbarie, la mer à la garde de ses pirates, nos colons à la protection et à l'humanité de leurs bourreaux.

Maintenant, comme colonie militaire, comme essai de colonie commerciale, devons-nous rester à Alger? Les conclusions, au moins tacites, des orateurs que nous avons entendus, me font craindre qu'ils  n'aient  fait  germer  cette  pensée  dans  l'esprit  de  la  chambre  et  du  pays.  Pensée  funeste, Messieurs, pensée  anti-nationale, anti-sociale,  anti-humaine que nous devons repousser, comme nous repousserions la pensée d'une honte ou d'un crime. Eh quoi! Messieurs, les nations n'ont-elles donc qu'une balance de chiffres à établir ? Et serions-nous descendus à ce degré de matérialisme social, que l'arithmétique dût s'asseoir seule dans les conseils de la chambre et du gouvernement et peser seule les résolutions  de  ce  noble  pays ?  Si  l'or  a  son  poids,  la  politique,  l'honneur  national,  la  protection désintéressée  du  faible,  l'humanité,  n'ont-ils  pas  le  leur?  Abandonnerions-nous  ces  mers  à  leurs pirates ?  Les  côtes  de  France, d'Italie  et  d'Espagne  à  leurs  insultes ?  Dans  ma  conviction,  de  grandes  colonisations  entrent  indispensablement dans  le  système politique  que  l'époque  assigne  à  la  France  et  à  l'Europe.  L'Orient  les  rappelle,  et  le  défaut  de débouchés intérieurs les rend nécessaires à nos populations croissantes.

Refermerons-nous notre commerce, à notre marine marchande  cette route de l'Orient que nous leur avons  rouverte  au  moment  même    cet  Orient  va  les  appeler  à  des  destinées  nouvelles?

Abdiquerons-nous  volontairement  enfin  cependant  que  la  conquête  d'Alger  nous  a  donné  sur  le mahométisme  dans  tout  l'Orient,  et  que  nous  perdrions  le  jour  même    le  drapeau  français s'abaisserait sur le rivage d'Afrique ? Non, Messieurs, ce serait renier notre mission et notre gloire ;   ce serait trahir la Providence qui nous a fait ses instruments dans la conquête la plus juste, peut-être qu'une nation ait jamais accomplie; ce serait mépriser le sang de ces braves que nous avons sacrifié dans cet assaut donné à la barbarie; et la pensée de l'abandon d'Alger, qu'heureusement le ministère vient  de  répudier,  resterait  éternellement  comme  un  remords  sur  la  date  de  cette  année,  sur  la Chambre et sur le Gouvernement qui l'aurait consenti.

Je  demande  que  nous  ne  laissions  planer  aucune  incertitude  sur  la  conservation  d'Alger comme colonie militaire, et que nous n'ajournions pas à la session prochaine la discussion de la forme dans laquelle cette colonie sera constituée; et je vote pour les 400 000 F, 3  car j'aime encore mieux que nous perdions de l'argent que de l'honneur et de l'avenir. »

1 - Prince représentant le sultan ottoman de Constantinople.
2 - Annie Rey-Goldzeiguer, « La France coloniale de 1830 à 1870 », Histoire de la France coloniale,  vol I, Armand Colin, 1990, p. 327 sq.
3 - Dotation budgétaire proposée pour la constitution d’une colonie française de l’Algérie.

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