mardi 19 mai 2015

INDIENS ET BARBARES. 03/05. Basile Y


INDIENS ET BARBARES
Le génocide Amérindiens et la spoliation de leur continent.
BASILE Y. basile-y.com
Partie 03/ 05

I. 5/. L'ÉGLISE, BOUCLIER DES INDIENS


a) Attitude initiale des Dominicains et des Franciscains.


«De quel droit et de quelle justice asservissez-vous si cruellement et de façon si horrible ces Indiens? Qui vous a autorisés à faire la guerre à ces gens qui vivaient doux et pacifiquement sur leurs terres.» (1)                                                                              
«Ceux qui ne voudraient pas recevoir de bon gré le saint Évangile de Jésus-Christ, qu'on le leur impose par la force.» (2)

L'apostolat des religieux espagnols au Nouveau Monde du temps de la Conquista se présente sous deux aspects opposés comme on peut lire dans ces citations. Deux tendances apostoliques; l'une préoccupée uniquement de la conversion des Indien, alors que l'autre, s'intéressait à leur survie sur terre, avant même de parler de conversion. Il y eut une dizaine d'Ordres qui se lancèrent à la suite des conquistadores pour prêcher le christianisme. De tous ces Ordres, se furent les Dominicains et les Franciscains qui se sont le plus distingués par leur activisme(3). Pourtant, ces deux Ordres vécurent souvent en rivaux durant toute la Conquista et la «pacification». La rivalité qui régnait alors dans leur activisme n'était pas d'ordre théologique. Elle était plutôt de l'ordre de la méthode : la rivalité entre réformistes et contestataires, entre partisans de l'ordre préexistant, dans le cadre duquel des reformes améliorant le sort des déshérités sont envisageables, et de partisans du changement complet de cet ordre jugé inhumain et impossible à améliorer.

Ces deux tendances ont guidé les orientations de l'apostolat. Les Dominicains, en la personne de Fray Don Bartolomé de Las Casas, avaient mis en cause la Conquista en tant que telle, le droit des Espagnols à coloniser par le fer et par le feu. Le droit même de coloniser tout simplement. Las Casas fut le porte-parole des dominicains dans la Colonie et par la suite en Espagne, mais l'initiative de cette tendance dominicaine apparut dans leur Ordre avant Las Casas. Ce fut le cardinal italien Cajetano, général de l'Ordre des Dominicains, qui, en 1508, commença à poser des limites aux largesses de distribution des terres d'autrui du Pape Alexandre VI. Ce fut à son exemple que les pères dominicains Francisco de Vitorio, fondateur du Droit International (4) et Bartolomé de Las Casas mirent en question le droit du Pape Borgia à faire jouer au Christ le rôle de serviteur des ambitions de seigneurs terrestres.

Le roi catholique Ferdinand d'Aragon crut qu'en finançant le voyage au Nouveau Monde de quinze pères dominicains en 1509 et de vingt et un autres en 1511, pour évangéliser les Indiens, il mettrait avec leur complicité le Christ au service de sa Couronne. Il dût cependant déchanter et les menacer de rapatriement, s'ils continuaient à «perturber l'ordre de la Colonie». Les pères dominicains ne se laissèrent pas pour autant intimider. La «désobéissance» commença avec le célèbre sermon du père Montesinos en 1511 (première citation en haut de cette page) à la Cathédrale de Santo Domingo dans l'île de la Española (Saint-Domingue). Quelques années plus tard, après les millions d'Indiens morts dans les mines et pêcheries de perles infestées de requins, la grande voix - non humaniste, simplement humaine! - de Las Casas déniait aux rois d'Espagne le droit de subjuguer des hommes, fussent-ils des idolâtres. Las Casas n'admettait pas que :
«Parce que les rois de Castille découvrirent les Indes (occidentales) à l'aide de l'Amiral (Colomb), cela leur donnait le droit, pacifiquement ou par la guerre, par le mal ou par le bien, de gré ou de force, de subjuguer des gens et leurs autorités (préexistantes).» (5)

D'un strict point de vue de la conversion, Las Casas s'opposait même à la méthode des Franciscains inspirée par Cortés. Le conquérant du Mexique voulait qu'on détruise leurs Temples et leurs idoles et qu'on les remplace partout par des images saintes. Las Casas trouvait cela maladroit et s'y opposait par un raisonnement qui se résumerait en quelques mots : si on détruit leurs idoles pour les remplacer par des saints, cela correspondrait pour eux simplement à d'autres idoles. Il vaudrait donc mieux leur démontrer d'abord par une vie exemplaire que le christianisme est une religion d'Amour de son prochain, pour en faire des chrétiens véritables de leur propre gré, et non superficiels, obtenus par la violence. La destruction de leurs magnifiques Temples et de leurs idoles fut un pur vandalisme, accompagné d'autodafés de parchemins picturaux aztèques, de hiéroglyphes mayas, ainsi que des fameux quipous incas. Que nos archéologues n'auraient-ils pas découvert aujourd'hui à travers ces trésors culturels? Cortés inspira une rage destructrice aux pères franciscains par sa bigoterie de faux dévot. Las Casas s'étant dressé contre tout cela, on l'appela le «révélateur de mensonge». Le mensonge était devenu une institution de la Conquista. Cette méthode servit par la suite de modèle à TOUS les autres colonialistes d'Europe : on traita les Noirs de cannibales pour justifier leur Traite. Las Casas était sans compromis, et c'était en général la position de l'ensemble des dominicains.

La position des Franciscains était par contre celle de Motolinia. Ils rendaient grâce à Dieu que les Espagnols aient conquis ces terres pour leur permettre de «sauver des âmes de l'Enfer», et c'était là pour eux l'essentiel. C'était l'essentiel mais ce n'était pas tout. Dans la mesure où les mauvais traitements contre les Indiens gênait leur conversion, ils les combattaient. Le moine franciscain régent du royaume cardinal Jimenez de Cisneros, par exemple, protégea et aida Las Casas dans sa lutte pour les Indiens.

1/. Sermon du Père dominicain Anton de Montesinos, cité par Las Casas dans HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome II, page 441.
2/. Lettre à Charles Quint du père Franciscain Motolinia, dans MEMORIALES, éd. UNAM, Mexico 1971, page 411.
3/. L'activité des Jésuites fut aussi remarquable, mais n'apparut outre-atlantique que vers le milieu du XVlme siècle.
4/. On appela le père dominicain Francisco de Vitoria le «Socrate espagnol». Ce fut pourtant, principalement, avec des arguments théologiques (Relaciones sobre los Indios y el derecho de guerra) qu'il attaqua la Bulle du Pape Borgia Alexandre VI, INTER CAETERAE DIVINAE. Il démontra implicitement combien cette Bulle qui partageait l'Amérique entre Espagnols et Portugais, était contraire à l'Enseignement du Christ. Elle attira d'ailleurs, à titre posthume, les sarcasmes de Français 1er, qui se demanda si le Pape avait fait ce partage avec le testament d'Adam en main. Vitoria se dressa contre les théologiens-humanistes tels Sepúlveda (voir : «Las Casas à la tête de la défense des Indiens ») qui soutenaient le «droit divin» du Pape à distribuer aux rois catholiques des royaumes d'Indiens, droit qui fut mis en pratique par le «Requirimiento» (voir les bases «légales» du génocide). C'est le raisonnement élaboré par Francisco de Vitoria lors de ce refus qui servit ultérieurement de base à l'élaboration du DROIT INTERNATIONAL. Quand au «Saint Père Borgia», Justice immanente! Il n'est pas mort comme l'hagiographie le prétend, de malaria, mais probablement, historiquement, empoisonné par le vin qu'il destinait à de riches cardinaux dont il était l'héritier. C'est ce qu'écrivent les historiens allemands Leopold von Ranke (Fürsten und Völker, Wiesbaden 1957, pages 121 à 122) et J.Burckhardt (Die Kultur des Renaissance in Italien, Leipzig 1928, pages 106 et suivantes).
5/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome III, page 19.

b) Attitude de la Couronne d'Espagne.


Comment Las Casas put obtenir l'écoute tant de Charles Quint que de Philippe II et être pris au sérieux par eux plus que ne le fut Motolinia? Attribuer cela à sa grande personnalité n'est pas suffisant. Las Cases n'était pas seulement un homme saint. Il était un fin politique en même temps. Il s'était facilement rendu compte que la Couronne, dans ses prérogatives, n'était obéie qu'en paroles par les conquistadores et les colons (encomenderos). On lui envoyait bien le Quinto (1), mais c'est tout! Fidèles à la tradition hidalguiste «obedezco pero no cumplo» (j'obéis mais sans accomplir l'ordre), ils se comportaient sur place en satrapes. Pire encore! Ils se permettaient de mettre aux fers des envoyés officiels de la Couronne et de les renvoyer en retour, quand il ne leur coupaient pas tout simplement la tête. En réalité les conquistadores et les encomenderos ne voyaient que leurs intérêts à court terme tandis que l'intérêt de la couronne était l'usufruit des Indiens à long terme, pour la suite de la Dynastie. Elle ne voulait donc pas que l'on tue la poule aux oeufs d'or, d'autant plus qu'elle pondait des oeufs en or véritable! Même Cortés, impitoyable durant la Conquista, une fois devenu Don Hernán Marqués del Valle aux 23000 vassaux, s'était modéré. Quel éleveur amènerait son bétail d'un seul coup à la boucherie? Le traitement génocide signifiait le tarissement d'un Pactole qui était un gros fleuve par rapport au ruisseau de la Lydie (ancienne contrée d'Asie Mineure sur laquelle coulait la rivière Pactole charriant les paillettes d'or qui enrichirent Crésus).

Isabel la Catholique, indignée de voir Colomb, son protégé, amener dès le début des esclaves du Nouveau Monde avait demandé dans son testament que l'on fasse des lois pour la protection des Indiens. «Je ne veux pas que de mes vassaux on fasse des esclaves», avait-elle stipulé. Si elle a toléré qu'on le fasse exceptionnellement avec les Indiens Caribes, c'est parce qu'on l'avait persuadée qu'ils étaient cannibales et mettaient en danger la vie des autres Indiens. Les «Lois Pour Les Indes» demandées par Isabel furent promulguées seulement quatre décennies plus tard, en 1542. Las Casas obtint après une longue bataille contre l'évêque sans-Dieu Fonseca des «Nouvelles Lois Pour Les Indiens», les premières s'étant avérées inopérantes. Ces «Nouvelles Lois» furent alors promulguées parce qu'elles répondaient aussi aux intérêts de la Couronne.

Un autre facteur n'avait certainement pas manqué de jouer un rôle quant au soutien dont avait joui Las Casas auprès de la Cour. Tant pour Charles Quint que pour Philippe II, les intérêts de la Dynastie avaient priorité sur tout le reste. Cependant ils étaient tous les deux croyants, et Philippe même un tantinet bigot. Le confesseur de Charles Quint était le père Loayza, général des Dominicains, donc frère en saint Dominique de Las Casas. On vivait alors des temps où même les relativement croyants se laissaient quand même influencer par la peur de l'Enfer. Les pères dominicains savaient bien alors en ces cas faire bon usage de cette peur. Ce n'étaient pas les Indiens qui leur auraient alors reproché d'avoir par l'intermédiaire de son confesseur rappeler à Charles Quint l'existence d'un Enfer...

La deuxième raison pour laquelle Las Casas avait l'écoute de la Couronne provenait des tentations manifestes que les conquistadores et les encomenderos avaient de se rendre indépendants de la Métropole. Avec raison donc, la Couronne voyait en Les Casas et les autres Dominicains des alliés contre les démangeaisons indépendantistes des «pieds noirs» d'alors. Qu'un Charles Quint, qui avait vendu une immense région du Nord de l'Amérique du Sud à la maison Welser de Augsbourg pour la chasse à l'homme ait soutenu Las Casas contre colons et conquistadores par charité chrétienne on peut en douter. La célébrité de Las Casas et son grand prestige en Espagne comme à la Colonie étaient donc dus aussi en grande partie à cette «alliance» bien circonstancielle entre Couronne et défenseurs des Indiens.

1/. QUINTO : le cinquième des rapines, envoyé par les conquistadores à la Couronne.

c) L'esprit de nation religieuse hérité de l'Islam.


Après la mise au point sur les deux tendances de l'Eglise dans la défense des Indiens, il faudrait reconnaître que du temps de la Conquista, et jusqu'à la fin du XVIe siècle, tous les ordres religieux espagnols, chacun à leur façon, protégèrent les Indiens. Ce ne fut qu'à la fin du siècle que l'Eglise espagnole commença à suivre l'Espagne dans sa décadence, à quelques exceptions près, mais bien moins dans les ordres religieux.

Ce XVIe siècle, siècle d'Or pour l'Eglise d'Espagne, ou, mieux dit, pour ses ordres religieux, n'est pas sans rapport avec la période qui avait précédé la Conquista. A la fin du XVe siècle l'Eglise espagnole était en pleine euphorie. L'«Empire de la Croix» venait de chasser de la Péninsule les derniers vestiges du Croissant, à Grenade ; c'est à dire, les derniers Espagnols qui voulaient croire en Dieu d'une autre façon que celle des rois d'Espagne. Cependant, les Espagnols juifs et musulmans chassés de la terre de leurs aïeux ne s'en allèrent pas sans laisser leur empreinte sur l'Eglise catholique. Huit siècles de coexistence avec l'Islam firent que ce pays garda au sein de son Institution la plus chère, son Eglise, des traces de coutumes orientales quant à la classification des communautés humaines, selon leur religion et non selon leur ethnie, nation ou race biologique comme c'est souvent le cas en Occident.
«Dans les pays orientaux, le plus souvent, les communautés sont assises sur une base religieuse : les nations sont des groupes formés temporairement pour des raisons politiques.» (1)

Par la victoire de la «Reconquista», l'Espagne, de nation religieuse de CRISTIANOS, s'était transformée en nation politique à l'occidentale, unificatrice de nombreux royaumes catholiques des Espagnes, devenus désormais l'Espagne tout court. Mais son Eglise resta encore sous l'influence orientale dans le domaine de la voie vers Dieu comme base de la constitution de la nation, voyant ainsi en tout nouveau converti un compatriote (2), sans se préoccuper de la couleur de sa peau, habitude occidentale. Ce fut pour cette raison qu'aux colonies espagnoles : «Le rapport de l'Espagnol avec son corps n'était pas le même que celui de l'Anglais ou du Hollandais, hérité d'une tradition occidentale non-modifiée par l'Orient» (3). En effet, les Hollandais punissaient en Afrique du Sud comme un délit criminel tout lien matrimonial entre blancs et hommes de couleur. Les Anglais ne se comportèrent pas beaucoup mieux en Rhodésie.

«La Foi nivelait les différences de couleur» écrit Americo Castro. L' Espagnol avait mêlé son corps à celui de l'Indienne et de l'Africaine sans préjugés raciaux, ce que fit également le Portugais. Aux Colonies, une fois baptisés, les Indiens faisaient partie de la nation des CRISTIANOS pour les religieux espagnols et portugais. Le conflit entre religieux espagnols et conquistadores ou colons fut donc comme un écho de l'opposition entre Renaissance porteuse de racisme biologique, et le principe proche-oriental de «racisme» religieux, tel que l'enseigna le Juif Saint Paul (Galates III, 26-28).

Quelque chose frappe la plupart des lecteurs attentifs des chroniqueurs de la Couquista : c'est le fait de rencontrer aussi souvent le mot CRISTIANOS que ESPAÑOLES pour désigner des sujets métropolitains, en opposition aux Indiens non encore convertis. Mais dès qu'un Indien devenait par le baptême un CRISTIANO, il devenait ipso facto un compatriote pour les religieux espagnols, il appartenait désormais à la race religieuse de leur Eglise, qui était leur Patrie. Le mot «Espagnol» n'est d'ailleurs pas étymologiquement un vocable espagnol mais un mot étranger, un mot provençal, qui désignait à son origine dans la littérature de la Provence un habitant de la Péninsule Ibérique. En Espagne même, sous l'influence des Arabes, on ne s'appelait plus «Romano» ou «Godo» (Wisigoth), comme c'était le cas avant le VIIIe siècle. Depuis l'arrivée des Arabes en 711 on était devenu une «race» de CRISTIANOS, en opposition aux «races» des Musulmans et des Juifs. Ce ne fut qu'à partir des XIIIe - XIVe siècles, et au fur et à mesure de l'expulsion de leur pays des Espagnols musulmans, que commença à faire son apparition le mot «Espagnol» (4).
   Le principe de race religieuse ne créa pas de guerre mais au contraire, engendra dans le monde arabe une civilisation de pluralisme religieux qui permettait la coexistence, dans le même royaume, de diverses communautés religieuses appelées nations. L'historien espagnol Americo Castro appèle cela «modèle prestigieux de tolérance islamique», alors que certains osent parler de «fanatisme islamique» pour cette époque. A cette tolérance succéda la «Reconquista», l'Intolérance occidentale, contre tous ceux qui ne voulaient pas renier leur religion pour embrasser celle des rois catholiques. Ce fut incontestablement cette tradition proche-orientale de nation par la voie vers Dieu qui inspira les apôtres des Indiens, et en fit leur BOUCLIER contre nos barbares Européens.

1/. De Lacy O'Leary, HOW GREEK SCIENCE PASSED TO THE ARABS, éditions Routledge, Londres 1964, page 8.
2/. Le même phénomène régnait en Turquie sous l'Empire ottoman. Quand un chrétien se convertissait à l'Islam, on ne disait pas «il est devenu Musulman», mais «il est devenu Turc» De même sous l'Empire byzantin, avant l'Islamisation des Turcs au Xme siècle, quand un mercenaire Turc recruté par l'armée byzantine était baptisé, il devenait par là grec orthodoxe. Un «descendant de Périclès» dirait-on aujourd'hui.
3/. Americo Castro, DE LA EDAD CONFLICTIVA, éditions Taurus, Madrid 1962, page 262.
4/. Americo Castro, REALIDAD HISTORICA DE ESPAÑA, Mexico 1971, page 29.

d) Canoniser Las Casas ?


Le Prince des apôtres des Indiens fut Las Casas. L'historien mexicain Justo Sierra écrivit que les malheurs des Indiens
«ont été beaucoup atténués, et ainsi leur race fut sauvegardée. Cela se doit en premier lieu à Las Casas. Pourquoi ce chrétien sans reproche n'a pas d'autels dans les Eglises d'Amérique? Qu'importe? Il a un autel dans le coeur de chaque Américain.» (1)

Par «Américain» il entend naturellement, Latino-Américain.

Hélas, son Eglise ne l'a pas canonisé, mais les Indiens, aujourd'hui catholiques, l'ont fait à sa place. J'ai vu au Mexique, dans des huttes indiennes, dans l'État de Michoacán, fief même des pères franciscains, son image vénérée comme celle d'un saint. Par contre, à Séville, sa ville natale, les deux plus belles avenues (et elles sont superbes) sont dédiées à deux bandits de grands chemins, aux tueurs d'Indiens Cortés et Pizarro qu'il avait maudits. Pour le grand Andalous, pour l'homme qui honora l'Espagne et la chrétienté, on n'a disposé que d'un callejón à Séville, une ruelle de trois maisons d'un côté et quatre de l'autre. Aujourd'hui, avec le Boum touristique, on a enfin pensé à lui consacrer une plaque commémorative à l'entrée d'une Eglise; une initiative du ministère du tourisme sans doute. Par contre, au Mexique il n'y a pas de place à consacrer au coupeur de mains d'Indiens (de mains et de tètes) Hernán Cortés. Mais la statue du grand Las Casas honore le voisinage de la Cathédrale de Mexico, et les pieux catholiques mexicains réclament sa canonisation.

A l'occasion du voyage du souverain pontife à Puebla, et durant sa visite à. Oaxaca, les peuples, ou plutôt les différentes nations indiennes, de cette région lui firent une réception chaleureuse. Ils étaient venus à plus de 400.000 Zapotèques pour lui souhaiter la bienvenue, recevoir sa bénédiction, et lui solliciter :
«Une inclination en faveur des pauvres, et la canonisation de Fray Bartolomé de Las Casas, qu'ils appèlent le premier défenseur des droits de l'homme en Amérique Latine et des Indiens.»(2)

Il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour s'incliner devant sa mémoire. Un homme qui avait fait de sa religion, au nom du Christ, un BOUCLIER au service des opprimés, pendant que d'autres en firent un instrument d'asservissement aux potentats.

Dans son TRAITÉ SUR L'ESCLAVAGE, Las Casas s'adresse en ces termes au potentat d'un Empire sur lequel le soleil ne devait plus se coucher pendant trois siècles :
«Corollaire Premier, -Sa Majesté EST OBLIGÉ, de commandement divin, de faire mettre en liberté tous les Indiens que les Espagnols maintiennent en esclavage.
Ce corollaire se justifie par trois raisons : la première parce que Sa Majesté EST OBLIGÉ par ordre divin (3) de rendre justice au petit comme au grand; et c'est particulièrement la fonction des rois de libérer des mains des calomniateurs et oppresseurs les hommes pauvres et méprisés, et affligés et opprimés, qui ne peuvent se défendre et échapper d'eux-mêmes; et si ceux-ci ne sont pas libérés, Dieu ne manquera pas de répandre sa colère et punir, et même détruire à cause de cela tout un royaume : parce qu'un des péchés que des Nuits et des Jours clament, et leurs clameurs arrivent jusqu'aux oreilles de Dieu, est l'oppression des pauvres, des défavorisés et des misérables; et les Indiens maintenus en esclavage par les Espagnols sont injustement opprimés et victimes de la force et de la violence de plus forts qu'eux.» (4)

On croit entendre tonner le prophète Jérémie exigeant des rois de Juda de «délivrer l'opprimé des mains de l'oppresseur; ne pas user de violence ni répandre du sang...» (5). En fervent chrétien, Las Casas connaît aussi par coeur les paroles de son Christ :
«Retirez-vous de moi maudits..., car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à. manger; j ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire...,j'étais malade et en prison et vous ne m'avez pas rendu visite...Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous n'avez pas fait ces choses à l'un des ces plus petits, c'est à moi que vous ne les avez pas faites.» (6)

C'est à tous «ces plus petits» que Las Casas consacra sa longue vie, et il l'a fait sans compromis envers quiconque. Envers Colomb même, pour lequel il éprouvait de l'admiration (et de la sympathie à cause des injustices qu'on lui avait faites), il n'a jamais témoigné de compréhension pour ses méfaits envers les Indiens. Colomb voulant justifier sa criminelle mise en esclavage des Indiens par l'argument qu'il fallait vendre des esclaves pour couvrir les frais de l'expédition avancés par la Couronne, Las Casas se dresse de toute sa colère et gronde :
«Mais davantage devrait compter la loi de Jésus Christ que la disgrâce des rois; davantage l'amour de son prochain que l'envoi d'argent aux rois.» (7)

Il y a malheureusement encore des Espagnols qui ne savent pas être fiers de Las Casas, l'homme que toute la chrétienté devrait leur envier.

1/. Justo Sierra, HISTORIA PATRIA, éd. S.E.P., Mexico 1922, page 50.
2/. Cité par le journal mexicain UNOmasUNO du 29 janvier 1979.
3/. Le bon côté de la médaille du «Prince de Droit Divin»...
4/. Las Casas, DOCTRINA, éditions UNAM, Mexico 1951, page 127.
5/. Jérémie, XXII, 3-4 et 19.
6/. St.Matthieu, XXV, 41-46.
7/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome I, page 420.

e) Las Casas dénonce le génocide amérindien.


Las Casas se répète trop dans ses écrits disent les esthètes, qui, indifférents au sujet ne se préoccupent que du style. On l'accusa d'avoir été à l'origine de la LEYENDA NEGRA, la légende noire contre l'Espagne. Ce furent plutôt les conquistadores qui noircirent l'image de l'Espagne et pas celui qui l'honora en dénonçant leurs crimes. Crimes d'ailleurs passés au second plan en comparaison de ceux commis par d'autres nations, dont les quelques «Las Casas» qui osèrent élever la voix furent réduits au silence, comme les Quakers qu'on pendit au pays des Jefferson et Lincoln, parce qu'ils avaient aidé des fugitifs Noirs à échapper à leur sort.

Las Casas, disent ses calomniateurs, avait ajouté des zéros, il «était possédé du Démon», «paranoïaque». Menéndez Pidal l'accuse de «caractère pathologique de l'exagération»; O'Gorman, le pandit homme blanc du Mexique, le traite de «parfait énergumène», et bien d'autres gentillesses. Mais, là où Las Casas est le plus fortement traité de faussaire, c'est lorsqu'il accuse les esclavagistes espagnols d'avoir abattu des Indiens, d'avoir tenu une boucherie humaine ambulante, pour nourrir leurs chiens féroces. Pourquoi refuser ce témoignage de Las Casas? Il a été confirmé, quoique de façon nuancée, par le conquistador et honnête chroniqueur espagnol Pedro Cieza de León. La nuance entre la relation faite par lui sur l'abattage d'Indiens pour nourrir des chiens et celle différente faite par Pedro Cieza, consiste en ce que ce dernier écrit «Indiens morts» (1), tandis que Don Bartolomé écrit : «Ils les tuent et tiennent comme une boucherie ambulante de viande humaine» (2). Lequel des deux est plus près de la vérité? Celui d'Indiens morts ou celui d'Indiens tués? On peut penser que Cieza de León, PAR PUDEUR, honteux de ses ex-frères d'armes les conquistadores n'a donné que la moitié de la vérité? De toute façon, Las Casas est plus convainquant, car il ajoute : «Toutes ces choses diaboliques viennent d'être prouvées maintenant par des procès que quelques tyrans se sont fait entre eux-mêmes.» (3)

Cette interprétation d'un fait historique est aujourd'hui sortie du domaine des nuances. C'est sans équivoque qu'une des plus hautes autorités culturelles de l'Amérique hispanique confirme (4) aujourd'hui Las Casas dans une de ses éditions. On rencontre dans ce livre un irréfutable document contemporain de la Conquista (1528), écrit en náhuatl par des indigènes et traduit par Angel Garibay :

«Et ils (les conquistadores) firent manger par les chiens le Tlacatécatl de Cuautitlán et le Majordome de la Maison Noire.  Les chiens mangèrent également quelques-uns de Xochimilco, et trois savants de Ahécatl, d'origine texcocane, qui ne faisaient autre chose que porter leurs papiers avec leurs peintures (manuscrits picturaux). Ils étaient quatre. L'un d'eux avait réussi à s'enfuir à Coyoacán.» (5)

«L'un d'eux avait réussi à s'enfuir», il ne s'agissait donc pas d'Indiens morts, mais bien vivants, à déchiqueter par des chiens sauvages pour être dévorés VIVANTS. Ainsi, donner des Indiens vivants en pâture à des chiens, n'était pas un cas exceptionnel, et datait déjà du début de la Conquista. C'est parce que Las Casas a donné connaissance au Monde de cet acte horrible exercé sur des «sauvages», qu'on le traita de «calomniateur». Quelle conception de la Moralité (avec M!)? On ne s'en prend pas aux criminels, on leur érige des statues; on s'en prend à celui qui dénonce le crime.

Pedro Cieza, un honnête chroniqueur, n'était ni ami ni ennemi de Las Casas. Il y avait cependant un de ses ennemis féroce, un qui le haïssait profondément : le chroniqueur officiel de la Conquista Gonzalo Fernandez de Oviedo. Ce dernier confirme Las Casas justement sur un point des plus controversés, sur la question des «zéros ajoutés» comme l'en accusaient ses détracteurs d'hier et les sceptiques d'aujourd'hui. Richard Konetzke, l'hispaniste allemand membre du Conseil Suprême d'Investigations Scientifiques de Madrid, écrit au sujet de la convergence des opinions de Las Casas et Oviedo sur le nombre d'Indiens exterminés :

«On caractérisa le nombre d'habitants (1.100.000) de l'Ile La Española (Haïti/Saint-Domingue) au moment de sa découverte par les Européens comme une invention de Las Casas, qui aurait exagéré démesurément le nombre d'extermination de vies humaines pour prouver la brutalité des conquistadores. Mais voilà que le même nombre d'habitants est donné pour l'île en 1492 par le chroniqueur Fernandez de Oviedo, que Las Casas considère comme un cruel ennemi des Indiens (6), qui se trompe en beaucoup d'allégations de faits. Oviedo écrit : «Nombreux sont ceux qui virent et en parlent, pour en avoir été témoins, que lorsque 1'Amiral (Colomb) découvrit cette île, il s'y trouvait 1.000.000 d'Indiens et d'Indiennes, en comptant vieux, petits et grands.» (7)

Le chiffre de 1.100.000 donné par Konetzke se trouve ainsi formulé par Las Casas dans «Historia de Las Indias» : «L'archevêque de Séville, Don Diego de Deza, m'a dit qu'en ces temps l'Amiral lui avait affirmé qu'il avait compté 1.100.000 âmes» (8).

Las Casas ajoute qu'il s'agit là d'une évaluation opérée au premier voyage de Colomb, et qui n'était basée que sur la province de Cibao, et en partie de Xaraguá, et n'englobait pas les quatre autres provinces de l'île, Higuey, Hanyguayaba, Guaycayarima, Guahaba qui n'étaient pas encore explorées. Las Casas était un scrupuleux historien. Un autre témoignage contemporain est donné par le chroniqueur vénitien Gaspar Contarini, qui déclarait devant les membres du Sénat de Venise (le 15 novembre 1525), confirmant Las Casas sur l'extermination des Indiens :
«Cette île (La Española) était tant peuplée que Pedro Martir de Angleria, du Conseil des Indes et chargé d'écrire l'histoire de ces pays, m'affirma qu'entre La Española et La Jamaïque vivaient plus d'un million d'âmes quand Colomb les découvrit. Maintenant, en conséquence des mauvais traitements des Espagnols qui forcèrent ces pauvres hommes à. excaver dans les mines d'or (un travail auquel ils n'étaient pas habitués) les faisant désespérer au point que des mères tuaient leurs enfants (pour leur épargner ce sort). Ils disparurent presque tous à tel point qu'il n'en reste plus que sept mille de vivants.»

On lit cela dans une Revue historique espagnole REVISTA DE INDIAS (No. 31/32, 1948) page 21, publiée à Madrid sous l'égide du Consejo Superior de Investigaciones Cientificas. En admettant donc le chiffre de un million donné par Oviedo et de «plus d'un million» donné par Pedro Martir de Angleria, disparus en 28 ans de présence espagnole sur la SEULE Española, et en faisant une comparaison dans le temps et dans l'espace, le chiffre de douze à quinze millions d'exterminés dans toute l'Amérique Latine d'alors donné par Las Casas n'est pas exagéré. Car l'île La Española est très grande, mais il y eut des hécatombes sur tout un continent, de nombreuses fois plus grand que l'île qui abrite aujourd'hui les Républiques de Haïti et Saint-Domingue.

Certains voudraient jouer sur le caractère «vague» de la phrase de Las Casas «...plus de douze millions d'âmes, et en vérité je crois ne pas me tromper que c'est plus de quinze millions.» (9) Quelle imprécision n'est-ce pas? mais pouvait-il les compter un à un?

Voici maintenant une autre «exagération» de Las Casas, confirmée par Don Vasco de Quiroga, son contemporain, évêque de Michoacán. Las Casas écrit : «ils fuyaient toujours les Espagnols comme les petits poussins et les oiseaux courent et fuient quand ils voient ou sentent approcher le milan.» (10). Don Vasco écrit de son côté sur le même sujet : «Les Indiens s'enfuient dans les montagnes pour se cacher dans des cavernes et entre les roches, afin d'éviter toute gent espagnole, comme la Mort et la Peste.» (11)

Il en fut ainsi de toutes les «exagérations» du «paranoïaque» Las Casas. Menéndez Pidal reproche à Las Casas son «caractère pathologique de l'exagération» (12). Il est cependant obligé d'avouer que la grande Oeuvre du défenseur des Indiens, HISTORIA DE LAS INDIAS, «est un livre objectif» (13). Et c'est justement dans ce livre objectif qu'on lit des choses atroces sur les prouesses des héros encensés par Menéndez Pidal. Cependant, il n'y a pas que des auteurs espagnoles pour calomnier ou se montrer «sceptiques» sur les accusations de Las Casas.

Il faut comprendre! On a honte d'appartenir à une civilisation qui abat des hommes pour nourrir des chiens comme firent les Espagnols, ou qui jètent des hommes en pâture aux requins comme firent d'autres Européens lors de la Traite...

1/. Pedro Cieza de León, LA CRONICA DEL PERÚ, Buenos Aires 1945, page 291.
2/. Las Casas, BREVICIMA RELACIÓN, Buenos Aire 1953, page 100.
 3/. Idem.
4/. UNIVERSIDAD NACIONAL AUTONOMA DE MÉXICO (UNAM).
5/. Miguel León-Portilla, VISION DE LOS VENCIDOS, édition UNAM, 1959, page 188.
6/. Comment en aurait-il été autrement pour un homme pour lequel «la poudre contre l'Infidèle est encens pour le Seigneur...»!
7/. Richard Konetzke, ENTDECKER UND EROBERER AMERIKAS, Fischer Bücherei 1963, page 37.
8/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome II, page 269.
9/. Las Casas, BREVISIMA RELACIÓN, Buenos Aires, 1953, page 25.
10/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome II, page 243.
11/. HUMANISTAS DEL SIGLO XVI, édition UNAM, Mexico 1946, page 72.
12/. Ramon Menéndez Pidal, EL PADRE LAS CASAS Y VITORIA, édition Espasa-Calpe, Madrid 1966, page 57.
13/. Idem, pages 52 à 61.

f) Las Casas d'abord conquistador.


Las Casas aimait tant son Espagne que, sincère chrétien, il tremblait que Dieu ne la punisse un jour. Plus tard, les incursions criminelles aux colonies espagnoles des pirates de Sa Gracieuse Majesté Britannique, Hawkins et Drake, assassins de femmes et d'enfants, tortionnaires pour arracher des aveux sur les caches de trésors, incendiaires d'Eglises et pillards d'objets du Culte en or et en argent (1) firent penser à beaucoup d'Espagnols que c'était la punition du Ciel annoncée par Las Casas pour les crimes des conquistadores. Un chroniqueur de l'époque, un brave moine, écrivait à ce propos :
«Il n'y a plus à philosopher sur ce qui arrive ou est en train d'arriver comme punition du Ciel aux Espagnols, comme l'annonçait le saint évêque de Chiappas (Las Casas) dans son testament.» (2)

Il aimait son Espagne, mais pas en homme de la Nation par «la Voix du Sang». Qu'entre Espagnols et Indiens il n'ait pas hésité à prendre parti contre les Espagnols, est tout en son honneur, car rester sans parti pris en de telles circonstances c'est être complice. Nous avons bien fait des Lois qui condamnent la «NON ASSISTANCE A PERSONNES EN DANGER». Il avait porté, après tout, assistance à des Indiens mis «en danger» par ses compatriotes.

L'homme Las Casas est né à Séville en 1474. Après des études à l'Université de Salamanque, il fut licencié en droit canon et civil en 1498. A l'âge de 28 ans, il part au Nouveau Monde en compagnie de Nicolas de Ovando (qui nous laissa un triste souvenir : voir «Christophe Colomb : crimes et châtiment »). Il s'installe dans l'île La Española (Haïti/Saint-Domingue) où, en 1510, il est ordonné prêtre. En 1511 il participe à la conquista de Cuba en qualité de conquistador-aumônier. Il en est récompensé par une Cure, un Repartimiento d'Indiens conquis. Remarqué par le gouverneur de l'île, Diego Velazquez, pour la confiance qu'il inspirait déjà aux Indiens, il est nommé conseiller auprès du gouvernement de l'île.

L'initiateur de la lutte pour la défense des Indiens fut en fait le cardinal Cajetano (voir «attitude initiale des Dominicains et des Franciscains«). Cette lutte était cependant la continuation d'une tradition de l'Église d'Espagne qui remontait au début du XVe siècle, lors de la Conquista des îles Canaries. L'année qui suivit l'ordination de Las Casas, l'année même de la Conquista de Cuba (en 1511), l'événement sensationnel se produisit à La Española. Le père dominicain Anton de Montesinos, par son retentissant sermon en un jour d'Avent, à la Cathédrale de Santo Domingo, mettait en cause L'ENSEMBLE DU FONCTIONNEMENT COLONIAL! Le droit des Espagnols à dépouiller les Indiens de leurs terres, de leurs biens, et pire, de les mettre en esclavage. Il cingle leur superbe d'hommes «civilisés» avec des mots qui les ahurissent. Il leur crie : «Je suis une voix qui clame au milieu de la sauvagerie» (3). Et pour le Père dominicain, les SAUVAGES n'étaient pas les Indiens. Il menace des foudres divines toutes les notabilités de l'île, réunies autour du gouverneur de La Española, Don Diego Colón, fils de Colomb. A la suite de ce sermon, des murmures menaçants s'élèvent dans l'Eglise parmi l'assistance esclavagiste. Après la Messe, les colons, avec le gouverneur à leur tête, allèrent au Couvent dominicain demander des comptes au prédicateur. Ce fut le supérieur Pedro de Cordoba qui les reçut pour leur dire qu'il était absolument d'accord avec son moine. Ils n'osèrent pas dégainer comme on le fit avec Mgr Zumarraga au Mexique (voir «Conquistadores : Combats fratricides«), mais ce fut tout juste. Et nos «chrétiens» s'en allèrent avec la menace dans la bouche. Quant aux autres religieux de l'île, ils se solidarisèrent tous avec le courageux prédicateur. Cet incident n'eut pas pour conséquence immédiate la «radicalisation», comme on dirait aujourd'hui, de Las Casas, mais cela l'avait fortement impressionné, à lire la relation qu'il en fait (4).

Las Casas a probablement médité à la suite du Sermon du Père dominicain Anton de Montesinos. Sa vie d'encomendero et les faveurs de Velazquez furent une idylle qui ne dura pas longtemps, sutout lorsqu'en 1512 il eut des difficultés à obtenir son absolution en confession (son confesseur, encore un Apôtre des Indiens, lui reprochait son état d'encomendero). Le prêtre-encomendero Las Casas commença à méditer sur son péché. En 1514 : crise de conscience, le conquistador Las Casas est conquis par les Indiens. Il trouvait cela trop injuste, trop contraire à son sacerdoce, qu'il prenait au sérieux. Il passe de l'autre côté, du côté du Christ opprimé. Le gouverneur Velazquez espérait que le prêtre Las Casas serait à son service. Il dut déchanter. Las Casas préféra le Christ aux encomenderos esclavagistes. Il aurait pu, comme les autres encomenderos, vivre à Cuba comme un roitelet. Mais il aurait fallu pour cela fermer les yeux sur tout ce qui se passait autour de lui. Il fut indigné par la cruauté des CRISTIANOS qui avaient brûlé vif le cacique indien Hatuey de La Española réfugié à Cuba (voir le paragraphe «Les atrocités»). C'était pour Las Casas un acte contraire non seulement à sa conscience de prêtre, mais aussi aux théories sur le Droit qu'on lui avait enseignées à l'université de Salamanque. Il s'indigna également devant les hécatombes dans les mines et les autres travaux durs qu'on imposait aux Indiens sans leur donner à manger. Comme il n'avait pas une âme de Ponce Pilate, il ne voulut pas rester sans s'engager. Il commença d'abord à s'opposer par la parole et par le prestige qu'il croyait que lui conférait son habit sacerdotal, pour rendre ses compatriotes moins inhumains, mais il se rendit compte qu'il prêchait dans le désert. Il eut l'impression qu'en cette Colonie on avait «davantage besoin de religieux pour reformer notre Foi que la donner aux Indiens» (5). Que les Espagnols «faisaient, dans leurs prières et leurs voeux, Dieu et la Vierge complices de leurs vols, homicides, mises en esclavage, sang versé et rapines» (6).

1/. Ce que firent également les pirates (pardon, les «corsaires»...) de François 1er tels Jean Florin, et du «roi soleil» tels L'Olonois.
 2/. Fray Augustin Dévila Padilla, HISTORIA DE LA FUNDACIÓN DE LA PROVINCIA DE SANTIAGO DE MÉXICO DE LA ORDEN DE LOS PREDICATORES, editorial Academia Literaria, Mexico 1955, page 341.
3/. Cité par Agustin Yañez, dans son introduction à «DOCTRINA de Las Casas», éditons UNAM, Mexico 1951, page XXXII.
4/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica, Mexico 1951, tome II, pages 441 à 451.
5/. Idem, page 83.
6/. Idem, page 413.

g) Las Casas à la tête de la défense des Indiens.


En 1523 Las Casas prend l'habit de moine chez les pères dominicains, et commence à soutenir ses thèses devenues historiques :

1/. Que toutes les guerres de conquête sont le fait de tyrans, et sont par conséquent injustes.
2/. Que les pays conquis en Amérique sont de l'usurpation.
3/. Que les Repartimientos et Encomiendas sont iniques et tyranniques.
4/, Que tant ceux qui les octroient (1) que ceux qui les reçoivent commettent un péché mortel.
5/. Que le roi d'Espagne ne peut justifier ni les repartimientos ni les guerres et pillages commis envers les Indiens.
6/. Que les richesses venues d'Amérique sont du vol.
7/. Que les voleurs ne peuvent être absous.
8/. Que les Indiens ont le droit de faire la guerre aux Espagnols et les extirper de la face du Monde jusqu'au jour du Jugement Dernier.

Avec un tel religieux on est tenté vraiment de croire en Dieu... (je suis athée). C'était là le mémoire soumis par Las Casas au Conseil des Indes de Séville. On s'imagine les ennemis qu'il lui valut, surtout aux colonies. Ses ennemis de la Colonie étaient les encomendores, les conquistadores et des fonctionnaires corrompus de la Couronne qui les soutenaient. En Espagne son ennemi numéro Un était le célèbre humaniste Juan Ginés de Sepúlveda. Celui-ci avait si bien poussé ses humanités, qu'il en vint à diviser les hommes en deux catégories aristotéliennes : ceux que Dieu aurait dotés de raison - comme lui par exemple - et ceux qu'il créa pour les servir. Pour ce parangon de son temps :

«Non seulement il est juste, mais il est aussi utile qu'ils (les Indiens) servent ceux que la nature fit seigneurs. Nous voyons que cela est sanctionné par la Loi divine.» (2)

Un vrai parfum des Temps Nouveaux (?) de la Renaissance! Pour lui, pourvu de raison, les Indiens étaient des êtres «dépourvus de raison», «Seres iracionales» comme il les appelait, que la Loi divine avait aussi «dépourvu de vertus». Sa loi divine avait tant pourvu de vertus Sepúlveda, Cortés et Pizarro, qu'il n'en était plus resté pour les Indiens. Sepúlveda était le parfait modèle de cette Ere Nouvelle, pour laquelle, à force d'enseigner les humanités certains n'entendaient plus par «homme» que l'homme blanc, chargé par la Providence de chasser comme gibier tous les autres hommes de la terre!

Las Casas part dès 1516 en Espagne présenter ses thèses, énumérés plus haut, au Régent du royaume, le moine franciscain Cardinal Cisneros, qui le reçoit avec bienveillance et le nomme protecteur général des Indiens, afin de lui faciliter sa tâche. C'était là un geste dont les Espagnols devraient être fiers; une «anomalie» qui ne s'est jamais reproduite au-delà des Pyrénées, chez les autres nations colonialistes, un religieux soutenu par un Chef d'Etat dans sa lutte contre les colons. Quand au 19ème siècle un prêtre français défendait aux Antilles les Noirs contre leurs esclavagistes, les colons le chassaient de leurs repaires, et l'Eglise Fille Aînée, impuissante, se taisait. Las Casas ne fut pas seul dans sa lutte. L'opinion publique espagnole était venue également à l'aide du Bouclier des Indiens. Il serait erroné de croire qu'il n'existait pas alors d'opinion publique en Espagne concernant les affaires des «Indes». Les colons ne jouissaient pas de la sympathie de toutes les couches de la population, au contraire. A cause de l'arrogance avec laquelle ils étalaient les richesses de leurs pillages, ils s'étaient rendus antipathiques. On les appelait «loss Indios», parodiant ainsi leur propre mépris des Indiens. Un sujet supplémentaire d'animosité envers «los Indios» était celui de l'inflation des prix qu'avait provoquée la Conquista en Espagne, du fait de l'or et l'argent qui affluaient par tonnes en Métropole. Cette animosité faisait bien l'affaire de la Couronne, comme on lira plus loin.

Revenons aux dominicains. Ils entrèrent dans l'histoire d'Espagne comme des «pourvoyeurs de Bûchers». Le fanatisme est une vilaine chose. En religion, comme ailleurs. Derrière les fanatismes se cachaient des raisons politiciennes sordides. Mais ce n'était pas le cas des pères dominicains. Ils ont cru malheureusement sincèrement à l'utilité des Bûchers, car en adoptant une vision intolérante de la Nation religieuse (voir : «L'esprit de nation religieuse«), un hérétique devenait un ennemi de l'ensemble des chrétiens. Un jour, avec Fray Reinaldo de Montesinos, frère d'Antonio du célèbre sermon, ils réunirent à l'Université de Salamanque des théologiens de divers ordres religieux et y résolurent que tout homme considérant les Indiens comme des hommes inférieurs devrait être déclaré hérétique. brrr... On a tellement parlé de l'Inquisition en Espagne (en oubliant de balayer devant sa propre porte), qu'il n'est plus resté aux hommes des Lumières assez de temps pour faire connaître la lutte de ses ordres religieux, au XVIe siècle, pour la défense des Indiens. Si Las Casas avait prêché dans le désert auprès des colons il ne l'a pas fait pour rien auprès des hommes de l'Eglise espagnole. C'étaient des moines, des prêtres des hauts prélats qui étaient ses informateurs dans la Colonie sur les crimes de nos barbares Européens. Ce fut en écho à sa campagne de Bouclier des Indiens que le premier évêque de Tlaxcala Julian Garcés écrivit au Pape Paul III pour le supplier d'élever sa voix pontificale en faveur des Indiens. Celui-ci, Alexandre Farnèse, le fit de façon très catégorique, tant auprès de Charles Quint que de l'archevêque de Tolède, Primat d'Espagne. Dans sa Bulle expédiée de Rome le 2 Juin 1537, Paul III, contrairement à l'inhumain humaniste Sepúlveda, déclarait sans ambages que les Indiens «sont des hommes véritables», et «quoiqu'ils soient en dehors de la Foi du Christ, on n'a pas le droit de les priver de leur liberté en les réduisant en l'esclavage». Pour punir «la néfaste audace de ces impies» esclavagistes, le Souverain Pontife demandait qu'ils soient passibles d'excommunions.

Après l'initiative de l'évêque de Tlaxcala, Las Casas, mécontent de la lenteur de la Couronne à agir dans le sens espéré par lui, s'adressa en 1565 au nouveau Pape Pie IV pour demander son intervention. Malheureusement quand son messager arriva à Rome Pie IV était mort. Son successeur Pie V était, écrit l'historien nord-américain Lewis Ranke,
«Un dominicain; ainsi que réformateur résolu à exercer une influence importante dans les affaires ecclésiastiques de l'Amérique.» (3)

Las Casas envoie alors un nouveau message :
«En des termes les plus énergiques, lui demandant l'excommunion de quiconque déclarerait la guerre aux infidèles, soit sous prétexte d'idolâtrie, soit comme moyen pour prêcher la Foi (...).»

Pie V fut probablement influencé par ce plaidoyer en faveur des Indiens, car il commença à rédiger des Bulles et autres documents pour remédier à leur sort. Il conseilla même en ce sens au dur Philippe II (qui n'appréciait pas l'immixtion papale) que «le joug du Christ devrait être adouci pour les Indiens.» (4)

Cela n'empêcha pas le Dragon Wisigoth de dévorer des Indiens. Mais il y eut malgré tout un FREIN. Ce frein fut en grande partie l'Oeuvre du «paranoïaque», de l 'énergumène Las Casas. De son temps on ne pouvait faire plus et agir mieux. Son action fut un FREIN qui n'a malheureusement pas protégé les Peaux-Rouges, car le Dragon Angle des WASPs ne fut pas gêné par un personnage équivalent à Las Casas.

1/. A commencer par le Pape Borgia, Alexandre VI.
2/. J.G. de Sepúlveda, DE LAS JUSTAS CAUSAS DE LA GUERRA CONTRA LOS INDIOS, édiciones del Instituto Fr. de Vitoria, Madrid,1951, page 22.
3/. Lewis Hanke, ARISTOTLE AND THE AMERICAN INDIANS, Indiana University Press, Ontario1971, pages 84-85.
4/. Idem.

h) Les Franciscains deviennent à leur tour défenseurs des Indiens.


Las Casas n'était pas parti au Nouveau Monde en qualité d'Apôtre, mais en conquistador, marchant ainsi sur les pas de son père. Motolinia, par contre, parti en 1523 avec une expédition officielle de «Douze Apôtres» franciscains que Cortés avait sollicités de l'Empereur pour «endoctriner» ses vassaux, leur apprendre sans doute à être de bons serfs de Dieu, et à l'exemple de leur soumission au Maître des Cieux, se soumettre à lui Cortés, leur Seigneur sur Terre. Il ne faudrait cependant pas en déduire que ces apôtres au chiffre symbolique de douze se désintéressèrent totalement du sort terrestre des Indiens, comme l'avait escompté Cortés. Cependant, ils n'ont pas été conséquents jusqu'au bout de leur apostolat comme le furent les dominicains, mais de leurs rangs se détachèrent d'éminents protagonistes pour la défense des victimes de tous les Cortés. Motolinia, de son vrai nom Toribio de Benavente, s'est surtout fait remarquer par sa profonde humilité, son ascétisme, et sa fougue évangélisatrice. Beaucoup d'auteurs se demandent si son humilité, son geste spectaculaire, se défaisant de son vêtement pour l'offrir à un Indien, étaient de la charité ou de l'orgueil. La première expression mexicaine que père Toribio avait apprise fut celle de «motolinia», qu'il transforma en nom pour l'accoler au sien. Les Indiens, habitués à voir les Espagnols s'affubler de coutume avec ostentation, s'exclamèrent sur la pauvreté vestimentaire des franciscains en criant en leur langue : motolinia, ce qui voulait dire : «qu'ils sont pauvres». Le père Toribio s'étant fait traduire cela en castillan, dit à ses frères franciscains que désormais il s'appellerait Motolinia.

Ce fut donc sur la demande de Cortés que Charles Quint envoya au Mexique le 25 janvier 1524 les «douze apôtres» de l'Ordre des franciscains, dont Toribio de Benavente, pour activer la conversion. Leur arrivée à Mexico le 17 juin fut l'occasion d'une réception solennelle et spectaculaire, durant laquelle Cortés se mit à genoux pour baiser leurs habits (1) afin de donner un exemple à SES Indiens sur leur futur comportement envers SES religieux.

Cependant, tous les pères franciscains n'étaient pas aveuglés par Cortés. Fray Juan de Zumárraga, disciple de l'humaniste Thomas More (auteur de «L'Utopie», spéculation sur une société égalitaire idéale), premier évêque de Mexico en 1528 et archevêque du Mexique en 1547, se distingua par sa lutte très dure et courageuse contre la première «Audience» (2). En sa qualité de protecteur des Indiens, investi par la Couronne, il eut à lutter contre un président de l'«Audience», Nuño de Guzmán, chargé par l'Empereur de mettre un terme aux méfaits de Cortés, mais qui s'avéra pire que ce dernier. Guzmán était un esclavagiste qui dépeupla la région de Pánuco par sa chasse à l'homme, et Mgr Zumárraga savait très bien qu'il y périssaient vingt fois plus d'indiens par leur mise en esclavage que par l'épée des conquistadores. C'était donc des hommes terribles contre lesquels avaient à lutter Fray Juan de Zumárraga et ses moines franciscains et dominicains. Un historien mexicain du 19ème siècle, devant leur zèle, va jusqu'a poser la question de la légitimité de leur audace à braver les conquistadores, en écrivant :

«La résistance de l'évêque (Zumárraga) et des moines, juste en elle-même, ne transgressait-elle pas les limites du devoir et de la prudence? Aujourd'hui, il pourrait nous paraître que les moines dépassaient les bornes, sous couvert de l'immunité ecclésiastique, pour la défense des droits naturels des Indiens (3)... L'évêque fut en particulier injurié, bafoué, menacé de mort, privé de ses revenus, perturbé dans sa juridiction, et menacé d'être expulsé de la Colonie.» (4)

Autre moine, disciple de Thomas More : Don Vasco de Quiroga. Un grand seigneur, membre de la plus haute noblesse d'Espagne, mais pas seulement noble par le parchemin. Don Vasco troqua son blason resplendissant des vanités de la Cour de Madrid contre celui de soldat du Christ au Mexique, où il arriva dix ans après la chute de la Grande Tenotchtitlán (Mexico). Nommé par la Couronne OIDOR (juge d'Audience) avec mission d'investigation des accusations portées contre Cortés et Nuño de Guzmán, Don Vasco n'était pas à l'aise dans les salles des tribunaux et des gouvernements. En arrivant, il se pencha sur la misère des Indiens pour voir ce qu'il pouvait faire en pratique pour adoucir le sort d'au moins quelques-uns. Il fut effaré de voir leurs souffrances, il en soufra lui-même, impuissant à changer cet état de choses. Il se mit à l'ouvrage pour en sauver quelques-uns. Une fois installé dans la Colonie, il opère en disciple de Thomas More et réalise des idées que l'on ne retrouvera que plus tard chez le socialiste français Fourrier, au 19ème siècle !

Il édifie de ses propres deniers le premier phalanstère d'Amérique, à 8 km de Mexico, qu'il appelle «Hospital de la Santa Fé». Ce n'était pas qu'un hôpital. Un vrai familistère autour duquel s'agglomérait une «agroville» de 30.000 Indiens en 1555. Pour lui, christianisme commençait par le souci de la vie quotidienne des Indiens et donc pas par leur mise en esclavage. Il démarre dans cet «Hospital» l'artisanat qui est encore aujourd'hui si florissant au Mexique qu'il fait l'admiration de tous les étrangers tout en assurant des moyens d'existence à une partie de la population. On y voit aujourd'hui, même en d'autres villes que dans l'État de Michoacán où se trouvait sa «République» comme il l'appelait, des boutiques de souvenirs à l'enseigne de «Don Vasco», où se vendent de fins ouvrages d'un magnifique artisanat. Son phalanstère était régi par des «règles et ordonnances», afin que les dirigeants de cette communauté fussent élus par vote secret. Il avait aussi institué la «Distribution de la production obtenue par six heures de travail par jour et en commun, distribution à chacun selon ses besoins et ceux de sa famille» (5).

Dans l'organisation de son phalanstère «tata Vasco» n'avait pas oublié le moindre détail de la vie quotidienne, jusqu'aux loisirs auxquels il attachait autant d'importance qu'à l'enseignement de la religion. Don Vasco était évêque de Michoacán, et les paysans et artisans de tout ce pays tarasco quand ils parlent encore de lui aujourd'hui l'appèlent toujours affectueusement «tata Vasco» (père Vasco). Grand administrateur, il avait organisé sa «République» en encourageant tous les métiers et toutes les cultures rurales, le tout au bénéfice de ceux qui produisaient, et non pour un encomendero. Il est mort à l'âge de 95 ans, entouré de l'affection des Indiens, ce qui lui était le plus cher au Monde après le Christ.

1/. Bernal Díaz del Castillo, HISTORIA VERDADERA DE LA CONQUISTA DE LA NUEVA ESPAÑA, Mexico 1955, page 516.
2/. AUDIENCE, Tribunal qui était en même temps une espèce de gouvernement de la Colonie avant l'installation des vice-rois.
3/. J.Garcia Icazbalceta, FRAY JUAN DE ZUMARRAGA, Buenos Aires 1952, page 72.
4/. Idem, page 231.
5/. HUMANISTAS DEL SIGLO XVI, édition UNAM, Mexico 1946, page 63.

i) Les Jésuites suivent l'exemple au Brésil.


Franciscains et Dominicains furent les deux Ordres qui déployèrent la plus grande activité aux colonies espagnoles d'Amérique. L'Ordre des jésuites n'y commença sa mission que beaucoup plus tard. Non seulement parce qu'il ne vit le jour que plus de quarante ans après la Conquista et n'était pas encore assez consolidé dans la péninsule pour être en mesure de missionner, 
mais surtout parce que la Couronne d'Espagne lui était hostile. Sa rivalité avec le Portugal rendait Charles Quint et Philippe II méfiants envers un Ordre dont les pères portugais étaient très actifs au Brésil dès 1549, et on craignait une fraternisation entre Jésuites par-dessus les têtes de leurs rois. Au Brésil les Jésuites étaient la bête noire des colons et des autorités, parce qu'ils s'étaient résolument engagés dans la lutte contre la mise en esclavage des Indiens. Leur lutte contre les esclavagistes portugais fut très dure. C'est que les bandits de la Bandeira de Sao Paolo étaient terribles dans leur chasse à l'«Indien sauvage». Profitant des ordonnances royales qui permettaient la capture et la mise en esclavage d'Indiens cannibales, ils faisaient de tout indigène un cannibale.

La mission des Jésuites en Amérique du Sud donna une preuve supplémentaire de ce que l'homme blanc est en général chrétien dans la mesure où le christianisme ne porte pas atteinte à ses intérêts. Lui porte-t-il préjudice, alors sus à ses prêtres. Ce qui arriva aux pères jésuites en ce coin d'Amérique. Partis du Pérou vers le Rio de la Plata, ils eurent un grand succès en construisant leurs Reducciones chez les Indiens Guaraní. Cela ne faisait pas l'affaire des esclavagistes, ou plutôt ils voulurent en faire une bonne affaire. Les Indiens réunis dans les Reducciones, instruits à divers travaux pour la communauté, étaient vendus sur les marchés d'esclaves brésiliens beaucoup plus cher que les Indiens capturés dans la Jungle. Alors...

«Les razzias des Reducciones jésuites étaient devenues particulièrement lucratives, parce que les Bandeirados pouvaient attraper ici d'un seul coup de main une grande masse d'esclaves dont la vente rapportait un prix bien plus élevé que pour les esclaves de la Jungle, s'agissant d'Indiens déjà habitués à la civilisation et initiés au travail par les Jésuites. De 1628 à 1631 quelque 60.000 Indiens des Reducciones, déjà convertis au christianisme, furent traînés vers les marchés d'esclaves. Les colonies jésuites furent pillées et mises en cendres. Seules leurs missions de Loreto et saint Ignace, favorablement situées, ont pu résister et se maintenir.» (1)

Alors, les pères jésuites, désolés de la destruction de leur oeuvre, se tournèrent vers le Christ pour Lui demander ce qu'il y avait de mieux à faire pour défendre des hommes sans défense contre l'Antéchrist. Et le Christ leur répondit :
«Que celui qui n'a point d'épée, vende son vêtement et en achète une.» (2)

Et les pères jésuites obéirent au Christ.
«Peu soutenus par les autorités espagnoles et les colons, ils organisèrent eux-mêmes leur défense, en armant les Indiens de leurs Reducciones. Un frère de l'Ordre, le vétéran des guerres de Flandres Domingo Torres, fit l'instruction militaire des Indiens Guaraní, et lorsqu'en 1641 un détachement de paolinistes fort de 400 hommes attaquèrent leur territoire entre Rio Uruguay et le haut Paraná, il subit une telle défaite près de Mbororé, dans une lutte sanglante durant laquelle il n'y eut pas de pardon, que pour longtemps les Bandeirados (de Sao Paolo) n'ont plus été vus dans la région.» (3)

Quel mauvais exemple que donnaient là les pères jésuites aux candidats à la mise en esclavage! Enseigner aux Indiens l'art et la meilleure façon de se défendre contre des chasseurs d'hommes. Ce n'était pas le christianisme tel que le concevaient les Bandeirados et les colons. Sus alors aux jésuites!
«On entendait parmi les colons dire qu'on devrait non seulement prendre leurs terres riches aux jésuites, mais les chasser du pays.» (4)

1/. Richard Konetzke, SÜD-UND MITTELAMERIKA I. Fischer Weltgeschichte, Band 22, Hambourg 1971, page 270.
2/. Saint Luc, XXII, 36.
3/. Richard Konetzke, SÜD-UND MITTELAMERIKA I. Fischer Weltgeschichte, Band 22, Hambourg 1971, page 271.
4/. Idem, 278.

j) Le génocide des îles Canaries préambule à celui des Amérindiens.


La lutte des ecclésiastiques fut la suite de celle qu'ils avaient mené au siècle précédant aux îles Canaries contre les chasseurs d'hommes de l'Europe du nord des Pyrénées. Les malheureux habitants de ces îles, les Guanches, furent assaillis dès 1402 par l'aventurier normand, Jean de Bethencourt, seigneur de Saint-Martin le Gaillard, Grainville-la-Teinturière et autres lieux en Normandie, dont les teinturiers connaissaient et appréciaient le bois rouge qui valait le brésil (bois couleur braise) pour la teinturerie (1). Pas besoin de faire un dessin sur les prétendus élans prosélytiques chrétiens de Jean de Bethencourt. Les Normands semèrent la désolation et la dévastation dans les îles Canaries, moins à la recherche de bois rouge qu'à la chasse à l'homme pour les marchés d'esclaves d'Espagne. Le métier de chasseur d'hommes fut mené par la suite par Maciot de Bethencourt, neveu de Jean, avec encore plus de traîtrise pour attirer les victimes dans des pièges, qu'usa l'oncle et ses compagnons Gadifer de La Salle et Bertin de Berneval.

Bethencourt s'était arrangé avec la Cour d'Espagne (2) pour jouer au conquistador aux Canaries sous prétexte de «christianiser» les Guanches. Ce fut là le prélude de ce qui allait se passer un siècle plus tard au Nouveau Monde : mise en esclavage des aborigènes, et lutte de l'Eglise pour les libérer, dans la mesure où elle pouvait prouver que ces hommes arrachés à leurs terres par la chasse à l'homme n'étaient pas des esclaves pris en «guerres justes», mais les victimes de bandits. Cette attitude de l'Eglise était au fond son MEA CULPA, car elle s'était laissée d'abord prendre au piège de la «christianisation», et ne se reprit qu'après s'être aperçue de la supercherie.

Les Normands furent suivis par d'autres «christianisateurs», Portugais et Espagnols, ce qui provoqua des hécatombes parmi les Guanches, l'effacement de la face du monde de leurs langue et Culture ainsi que de presque tous leurs représentants. Ce fut une impitoyable extermination, qui préfigura celle des Indiens. On se «fit la main» sur les Guanches.

Lors de la deuxième moitié du XVme siècle, l'intérêt de l'Eglise espagnole pour défendre les Guanches commença à coïncider avec celui de la Couronne d'Espagne, qui, après l'annexion des îles Canaries ne voulait plus qu'on extermine ses nouveaux sujets. Ainsi l'Eglise, forte désormais de l'appui de la Couronne, faisait parcourir l'Espagne par ses évêques Juan de Prias et Juan de la Sema à la recherche d'esclaves Guanches vendus «illégalement», c'est à dire pris à la chasse à l'homme, dans le but de les ramener chez eux.

1/. Joaquin Blanco, HISTORIA DE LAS ISLAS CANARIAS, Las Palmas de Gran Canaria, 1957, pages 40 et suivantes.
2/. Auprès de laquelle son oncle Rubin de Bracamonte était chez-lui.
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