dimanche 17 mai 2015

Jérusalem: Pèlerins suédois. villemagne.net


Pèlerins suédois



Dans les deux volumes de Jérusalem en Dalécarlie et Jérusalem en Terre sainte, Selma Lagerlöf met en scène un groupe de paysans suédois qu’une fièvre d’évangélisme arrache à leur pays natal pour les entraîner sur les chemins de la Palestine dans les toutes dernières années du XIXe siècle. Comme pour beaucoup d’émigrants, les grandes espérances et les chimères lointaines se heurtent à une dure réalité : fièvres, paludisme, dysenterie ou encore l’hostilité d’autres groupes de colons établis dans cette terre où il semble parfois que la discorde voudrait éternellement faire mentir la signification du nom de Jérusalem : « Vision de paix ».
Selma Lagerlöf est née en 1858 à Mörbacka, dans le Vermland suédois. Prix Nobel de littérature en 1909, elle a notamment écrit La saga de Gösta Berling ou encore Le merveilleux voyage de Nils Holgersson.

Devant les murs de la Cité sainte    

 

On descendit d’abord dans la vallée de Hinnom, puis on monta sur la hauteur en face ; et de là, on distinguait Jérusalem.

 

Birger souleva péniblement ses paupières lourdes. Il aperçut une ville entourée de hautes murailles, que dominaient des tourelles et des créneaux. Au-delà des murs jaillissaient des flèches et des dômes ; et quelques palmiers se balançaient au gré du vent des montagnes. Le soir tombait ; le soleil reposait presque sur la crête des collines de l’ouest. Il était rouge et grand, et il incendiait le ciel. Toute la terre brillait aussi, scintillante de rouge et de jaune. Il sembla à Birger que le flamboiement répandu sur la terre ne venait point du soleil, mais de la ville haute, et que tout cet éclat irradiait des murs, qui paraissaient d’or, et des tourelles, que semblaient recouvrir des lames de verre transparent.

Birger Larsson eut un sourire : il contemplait deux soleils, un au ciel, un sur la terre ; et c’était la ville de Dieu, Jérusalem. Un instant il se sentit comme guéri par un flot de joie. Mais la fièvre le ressaisit ; et, pendant le trajet jusqu’à la colonie, de l’autre côté de la ville, il perdit connaissance.

Denières visions de Jérusalem 


[Birger Larsson, le forgeron, gagné par les fièvres, ne survit pas à l’arrivée dans le Ville sainte. Dans le délire de ses derniers instants, il se refuse à accepter la réalité trop prosaïque d’une ville dont il a longtemps rêvé et qui l’avait enchanté lors de sa découverte.]

Ljung Björn et Tims Halvor fabriquèrent une civière et un soir, lorsque la fraîcheur descendit, ils portèrent leur camarade à Jérusalem.



Ils prirent le chemin le plus court. Birger, complètement revenu à lui, regardait le sol pierreux et les collines nues. Quand ils furent arrivés à un endroit d’où l’on pouvait voir la porte de Damas et les remparts, ils déposèrent la civière afin que le malade pût jouir de cette vue si âprement désirée. Birger ne dit pas un mot : il abritait les yeux de sa main et s’efforçait de bien regarder. Il ne vit qu’un mur d’un gris brun, bâti de pierre et de plâtre comme tous les murs. La grande porte lui parut sinistre, avec son entrée basse et ses nombreux créneaux. Faible, épuisé, il s’imagina tout à coup que ses camarades ne le portaient pas dans la vraie Jérusalem. N’en avait-il pas vu, deux soirs plus tôt, une autre, qui resplendissait comme le soleil ?

« Je n’aurais jamais cru que de vieux amis et d’anciens compatriotes agiraient si mal envers moi », pensa le malade.

Les paysans reprirent leur chemin et descendirent la pente raide qui conduisait à la porte. Il sembla à Birger qu’on le menait vers les entrailles de la terre. Lorsqu’on eût franchi la voûte, il se redressa ; il verrait bien si on l’avait porté dans la ville d’or. Mais il fut très surpris de ne voir que des murs de maisons gris et laids, et encore plus stupéfait d’apercevoir des mendiants estropiés, massés près de la porte, et des chiens maigres et sales qui dormaient, quatre ou cinq ensemble, sur des tas d’ordures. Jamais il n’avait senti une pareille odeur âcre, ni une chaleur aussi étouffante. Il se demanda vaguement s’il existait un vent assez fort pour remuer cet air lourd. Les pavés des rues étaient couverts d’une couche de boue sèche ; et il s’étonna des balayures, des feuilles de choux, des pelures de fruits dont on les semait.

« Pourquoi Halvor se donne-t-il la peine de me montrer cette ville pauvre et sale ? » murmura-t-il.

Les paysans continuèrent leur chemin sans hésitation. Ils avaient déjà visité la ville plusieurs fois et savaient en nommer au malade les curiosités. […] On posa encore une fois la civière sur le sol, et Halvor soutint la tête du malade.

- Tu vas essayer de regarder, Birger. On voit d’ici jusqu’à la mer Morte et jusqu’aux montagnes de Moab.

Birger leva encore une fois ses yeux obscurcis. Son regard plongea, à l’est de Jérusalem, dans une contrée montagneuse et sauvage. Loin, très loin à l’horizon scintillait le miroir d’un lac ; et, de l’autre côté du lac, s’élevaient des montagnes d’un bleu radieux, comme ourlées d’or. C’était si beau, si léger, qu’on ne pouvait croire que ces choses appartenaient à la terre. Birger se redressa tout à fait, transporté d’admiration. Il eût voulu courir vers la vision lointaine. Il fit deux pas, vacilla et s’affaissa sans connaissance. Les paysans crurent d’abord qu’il avait trépassé. La vie lui revint cependant, et il vécut encore deux jours. Jusque dans le désir et dans l’agonie, il parla de la vraie Jérusalem. Il se plaignait qu’elle reculât toujours devant ses pas et que ni lui ni personne ne pût l’atteindre.

Une Jérusalem qui tue    


C’est un fait que tout le monde ne supporte point de vivre longtemps à Jérusalem. Beaucoup de gens succombent, qui s’étaient habitués au climat et qui avaient échappé aux maladies épidémiques ? La Ville sainte les rend mélancoliques ou fous, et parfois même les tue. On ne séjourne point à Jérusalem deux ou trois semaines sans entendre dire de telle ou telle personne qui est morte : » C’est Jérusalem qui l’a tuée. » Et l’on s’étonne : » Comment est-ce possible ? Comment une ville peut-elle tuer ? Ces gens ne savent pas ce qu’ils disent. » Et en se promenant par les rues et par les places, on se demande : » Qu’y a-t-il donc à Jérusalem de si terrible que les gens en meurent ? »
On fait le tour de la ville ; on sort par la porte de Jaffa. En prenant à gauche, on passe devant la puissante tour carrée de David pour suivre le sentier qui longe le rempart. Adossée au mur, une caserne turque vous envoie le cliquetis d’armes et des airs de musique guerrière. Puis on rencontre le grand couvent arménien qui, avec ses épaisses murailles et ses portes barrées, ressemble à une forteresse. Un peu plus loin s’élève le lourd bâtiment gris qu’on appelle le tombeau de David et qui nous marque que nous foulons le sol de Sion, la montagne des Rois.

On songe alors que toute la montagne est une grande voûte sous laquelle le roi David, en manteau d’or et sur un trône de feu, garde encore aujourd’hui le sceptre de Jérusalem et de la Palestine. On se souvient que les débris de maison qui jonchent le sol sont des restes de palais royaux effondrés, que la colline en face est le mont du scandale où Salomon pécha, que la vallée où l’œil plonge, la profonde vallée de Hinnom, fut pleine jusqu’au bord de cadavres juifs, lors de la conquête romaine.

On a une étrange sensation en se promenant là. On croit entendre des bruits de batailles, des rumeurs d’armées qui montent à l’assaut des murs, et de rois qui s’avancent sur leurs chars de guerre. » Voici la Jérusalem de la violence, du pouvoir et des combats, se dit-on. C’est peut-être cette Jérusalem qui tue. » Mais on hausse vite les épaules : » Il y a trop longtemps que les armes ont retenti et que le sang a ruisselé. »
Dès qu’on a tourné le coin du rempart et qu’on atteint le quartier de l’est, l’aspect change. On entre dans la partie sainte. Ici, on ne songe qu’aux vieux grands prêtres et aux serviteurs du Temple. Derrière le rempart s’étend le lieu de la lamentation des Juifs, où les rabbins, vêtus de longs cafetans rouges ou bleus, se pressent contre la pierre froide, pleurent sur le palais détruit, sur les murs rasés, sur le pouvoir évanoui, sur les grands hommes morts, sur les prêtres égarés, et sur les rois qui renièrent le Tout-Puissant. Là se dresse le mont Moria avec la superbe place du Temple.

De l’autre côté du mur, le sol s’abaisse jusqu’à la vallée de Josaphat aux nombreux tombeaux ; et, sur la pente opposée, on voit Gethsémani et le mont des Oliviers, d’où le Christ monta au ciel. On y voit aussi, encastré dans le mur, le pilier sur lequel le Christ, debout, au jour du Jugement, tiendra un long fil, fin comme un cheveu, dont Mahomet, debout sur le mont des Oliviers, tiendra l’autre bout. Et les morts franchiront la vallée de Josaphat sur ce fil. Seuls les justes le pourront : les impies tomberont dans le feu de la Géhenne. On se dit : « Voici la Jérusalem de la Mort et du Jugement dernier : ici s’ouvrent le ciel et l’enfer. » Mais on conclut : ” Ce n’est pourtant pas la Jérusalem qui tue. Les trompettes du Jugement sont trop loin, et le feu de la Géhenne est éteint. »
On continue de longer le rempart, et l’on arrive au côté nord de la ville. On traverse des contrées arides, monotones, désertes. Cette colline dénudée fut peut-être le véritable Golgotha. Dans cette grotte Jérémie composa ses lamentations. À l’intérieur des murs l’étang de Betisda luit ; et la Via Dolorosa se prolonge sous de sombres arcades. C’est la Jérusalem de la désolation, de la douleur, des tourments et de l’expiation. Mais ce n’est pas encore la Jérusalem qui tue.

On s’achemine vers le nord-ouest et vers l’ouest. Quelle transformation ! Ici, dans la partie moderne de la ville, qui surgit en dehors des remparts, s’élèvent les somptueux palais des missions et des grands hôtels. Les constructions russes forment un vaste bloc : église, hôpital, auberges immenses, capables de loger vingt mille pèlerins. Ici, les consuls et les prêtres construisent de splendides villas ; ici, les pèlerins se promènent devant des magasins de bric-à-brac religieux. De ce côté s’étendent aussi les belles colonies agraires des Juifs et des Allemands, les grands couvents et les innombrables institutions de charité. On y rencontre des moines et des nonnes, des infirmières et des diaconesses, des popes et des missionnaires. Ici, demeurent des savants qui étudient le passé de Jérusalem, et de vieilles dames anglaises qui ne peuvent pas s’en arracher. Il ya ici les grandes écoles des missionnaires qui donnent gratuitement instruction, la table, le logement et le vêtement, dans l’espoir de gagner les âmes de leurs élèves. Les hôpitaux des missionnaires s’ouvrent à tous, et on supplie les malades d’y venir se faire soigner et se convertir.
Ici se tiennent des réunions religieuses et des services divins où l’on se dispute les fidèles. Ici le catholique médit du protestant, le méthodiste du quaker, le luthérien du réformé, le Russe de l’Arménien. Ici se glissent l’envie et la jalousie ; ici, l’exalté se défie du guérisseur ; l’orthodoxe se querelle avec l’hérésiarque. Ici, la miséricorde n’a aucune place ; et, pour la plus grande gloire de Dieu, on se hait.
C’est ici qu’on trouve ce qu’on cherche : la Jérusalem qui fait la chasse aux âmes, la Jérusalem des mauvaises langues, la Jérusalem du mensonge, de la calomnie et de la médisance. C’est ici qu’on se poursuit sans trêve et qu’on assassine sans armes. C’est ici la Jérusalem qui tue.

Jérusalem en Terre sainte. Traduction d’André Bellesort - Ed. Stock
Extrait de : http://www.villemagne.net/site_fr/jerusalem-mythes-et-fictions.php


Mohamed ZEMIRLINE

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