vendredi 8 mai 2015

La main rouge contre le FLN

Patricia TOURANCHEAU
18 juillet 2001

http://www.liberation.fr/cahier-special/2001/07/18/la-main-rouge-contre-le-fln_371919

En 1959, sur ordre de l'Etat, les services spéciaux français abattent à Paris l'un des avocats des Algériens du Front de libération nationale.


Les taupes se complaisent dans l'obscurité et détestent la lumière. Elles deviennent vulnérables si leurs agissements souterrains apparaissent au grand jour. «Libération» a pénétré ce milieu des agents qui infiltrent des groupes, des filières ou des pays pour renseigner les services secrets. Les ressorts psychologiques de ces hommes ­Êdiplomate, routier, avocat... ­ oscillent entre l'orgueil, l'argent, l'idéologie, le patriotisme ou le sexe. Au fil de la semaine, six histoires d'espions aux petits ou aux grands pieds.
Ce 21 mai 1959, à Paris, Me Mourad Oussedik, 33 ans, doit se rendre avec son confrère Ould Aoudia à 20 heures à une réunion des avocats du Collectif de défense du FLN (Front de libération nationale), afin de préparer le procès pour «atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat» des étudiants algériens. Il est 19 h 10. «On sonne à mon bureau rue Guénégaud. C'est un responsable du FLN, Abderrahmane Bara, qui, dans tous ses états, me dit : "Il y a un bonhomme qui fait les cent pas sur le trottoir d'en face, les mains dans la gabardine. J'ai déjà eu une perquis' chez moi ce matin. Mais les flics n'ont pas trouvé les 75 000 F du comité de soutien aux détenus et les directives envoyées par la fédération du FLN. C'est au-dessus de la chasse d'eau. Faut à tout prix que tu les dégages"», rapporte Me Oussedik, qui flaire alors le guet-apens : «T'as été suivi.» «Non, dit Bara, le mec était déjà là quand je suis arrivé.» Voilà une semaine, huit avocats du collectif (1) ont reçu des menaces, «TU VAS MOURIR» en lettres capitales et frappées d'une empreinte de main. Il y a quatre jours, un agent de renseignement FLN a signalé à Oussedik «un Français qui arpentait le couloir de l'immeuble d'Ould Aoudia au 10, rue Saint-Marc» : «Son bureau était surveillé. J'y ai fait récupérer des documents, listes et éléments comptables du collectif que je lui avais confiés. Mais Ould, toujours distrait, m'a traité de paranoïaque : "T'as mis l'alerte rouge, là !"» Oussedik ne tient pas à suivre Bara ce soir-là, inquiet de cet homme-là, sous ses fenêtres, qui peut être un «Algérie française» ou un «flic de Papon» (préfet de police) : «On va se faire coxer tous les deux, et puis j'ai la réunion du collectif...» Bara insiste : «Priorité à l'organisation, tu annules.» C'est un ordre. Oussedik téléphone à Ould Aoudia : «Vas-y tout seul, j'ai un cousin, là, qui a besoin de moi.»

Meurtre de professionnel. Oussedik et Bara partent récupérer les documents au 10, rue Guisarde, en essayant de semer l'homme en imper qui les suit, des quais de Seine à la rue Saint-Sulpice, «toujours là derrière, j'ai pensé à un policier». «Arrivés au niveau de l'église, le gars s'arrête pile, fait demi-tour et reprend le chemin inverse. Avec Bara, on en profite. Je monte chez lui quatre à quatre, j'enfourne tout dans ma serviette, je rentre chez moi boulevard Saint-Germain. J'ai une mission le lendemain : je dois dégager un militant du FLN caché chez Jean-Paul Sartre pour l'envoyer par la filière.» Au lever, Mme Aoudia l'appelle, inquiète : «Mon mari n'est pas rentré cette nuit.» Oussedik fonce au cabinet d'Ould Aoudia, tombe sur la police : «Votre confrère a été victime d'un infarctus.» A la morgue, le légiste lui annonce : «M. Aoudia a été tué d'une balle en plein coeur.» Un meurtre de professionnel. Le 26 mai, les sept autres avocats reçoivent des lettres numérotées de 2 à 8 : «TOI AUSSI». Me Jacques Vergès a été destinataire de la n° 2 : «Il n'y avait pas de n° 1.» Le collectif ignore à l'époque que le premier, Ould Aoudia, a été victime d'un crime d'Etat. Et que Mourad Oussedik et Ben Abdallah ont été aussi programmés, ce soir-là, par le service Action du Sdece (Service de documentation extérieur et de contre-espionnage).

«Huit courriers annonciateurs de décès étaient partis du service», affirme aujourd'hui à Libération Raymond Muelle, ex-capitaine au service Action : «Mais la liste n'était pas close, tous les avocats du FLN étaient ciblés. Ils étaient 20 ou 22 à l'époque dans le collectif de soutien au FLN.» «L'opération Homo (pour homicide) contre Ould Aoudia a été exécutée sur ordre de Matignon», sous le Premier ministre Michel Debré, et «avec le feu vert de l'Elysée», car «le vrai patron du Sdece était Jacques Foccart», l'éminence grise du général de Gaulle à la présidence de la République. «Réserviste du 11e choc», le conseiller Foccart avait une autorité politico-militaire sur ces ex-parachutistes du 11e choc passés au service Action.
A Matignon, Michel Debré pestait contre ce collectif d'avocats engagés avec le FLN, bientôt désigné comme l'ennemi à abattre. Selon son conseiller aux questions de «renseignement et sécurité» de l'époque, Constantin Melnik, «les RG, la DST et le Sdece signalaient les services rendus par ces avocats aux combattants d'une même cause. Des armes étaient introduites dans les parloirs des prisons. Des instructions étaient recueillies auprès des chefs emprisonnés (Ben Bella, Aït Ahmed et Khider à l'île d'Aix) pour continuer la lutte». Et les enquêtes internes au FLN déclenchées après chaque arrestation, via les confidences des interpellés aux avocats, «menaçaient les agents doubles manipulés par le contre-espionnage (2)». Me Oussedik ne cache pas qu'il se renseignait auprès d'«un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, nom de code Anjou 08.20, et de deux policiers d'origine algérienne à la préfecture» pour débusquer les traîtres au sein du FLN : «C'était la guerre.»

Liste noire. Au nom de la «guerre», Jacques Foccart accorde alors une «dérogation» au Sdece pour tuer des avocats du FLN sur le sol français. D'ordinaire, les opérations du service Action obéissent à deux règles : des «cibles» étrangères ­ jamais des citoyens français ­ et des lieux toujours extérieurs au territoire. En tout cas, le patron du Sdece, le général Grossin, établit une liste noire d'avocats du collectif du FLN à tuer en métropole. Selon Melnik, «trois noms sont désignés : Aoudia, Oussedik et Ben Abdallah». Auxquels Foccart ajoute «Mes Jacques Vergès (3) et Jacques Mercier» afin de «neutraliser en une seule frappe définitive» les avocats du FLN. C'est le socialiste et franc-maçon Paul Grossin qui refuse tout net d'exécuter ces deux «citoyens français». N'empêche, une triple opération «Homo» a été montée. Le commandant Muelle, bien placé au service Action, révèle aujourd'hui à Libération que «les reconnaissances ont eu lieu pour ces trois objectifs donnés par la hiérarchie», Aoudia, Oussedik, Ben Abdallah, «emplois du temps, adresses, identification» : «Tout était prêt pour ce soir-là. Le jour même, les trois projets d'exécution ont été soumis aux autorités politiques qui, sans doute effrayées par les conséquences possibles, n'ont donné qu'un seul feu vert. Pour le service, trois opérations, ç'aurait été un coup formidable. Pas pour les politiques. Deux opérations ont donc été repoussées, puis annulées.»

Avant de s'attaquer aux dirigeants du FLN en Europe puis aux avocats du FLN en métropole, le service Action avait commencé en 1956 par viser les trafiquants d'armes qui reçurent eux aussi des «mots d'avertissements préparatoires». Les obstinés de la trempe de Georg Puchert qui continuent à approvisionner les «fellaghas» du FLN s'exposent à la destruction de leurs cargos (lire encadré). Selon le commandant Muelle, «nos opérations "Arma" contre des bateaux, à Hambourg, à Tanger, ont systématiquement été revendiquées par la Main rouge, une couverture pour nos opérations». Il y a deux «Main rouge», précise le militaire : «La vraie et la fausse.» L'authentique «Main rouge», c'est un «groupe contre-terroriste monté par des colons européens en Afrique du Nord» qui ont détourné la «main de Fatma», porte-bonheur des musulmans, pour liquider le grand dirigeant syndical arabe Fehrat Hached à Tunis en 1952. La «fausse Main rouge», appellation récupérée par le Sdece français, sert à «couvrir des opérations inavouables à l'étranger». Par exemple, l'assassinat à Genève en 1957 du négociant en armes Marcel Léopold. Une «pompe à vélo» a été «oubliée» à côté du corps, se souvient le commandant Muelle : «L'agent avait essayé une première fois mais avait dû abandonner, car, quand Léopold avait ouvert sa porte, quelqu'un se trouvait derrière. La deuxième fois, l'agent d'exécution qui s'était présenté chez Léopold a été surpris par quelqu'un dans l'escalier et a laissé sur le paillasson sa pompe à vélo. Certains se sont demandé qui pouvait se servir d'un tel engin équipé d'un ressort pour percuter une fléchette empoisonnée au curare.»

Manipulation. Afin d'accréditer l'idée d'une organisation indépendante «contre-terroriste», les cerveaux du Sdece fabriquent des communiqués de revendication et des interviews de prétendus «membres actifs» de la «Main rouge». Selon le commandant Muelle, «ces conférences de presse étaient montées par l'échelon de commandement du Sdece», le général Grossin. Et d'«honorables correspondants» relaient ces boniments auprès des journalistes. Dans le Daily Mail britannique puis le Spiegel allemand, Christian Durieux, jeune Corse et prof de maths, téléguidé par le Sdece, se plaint même d'un manque de reconnaissance de son organisation la «Main rouge» par les autorités ­ «aucun officiel français n'a osé admettre notre existence»­ et se vante de ses «exploits contre-terroristes» qui ont «mis fin à l'activité de certains trafiquants d'armes». Le Sdece pousse l'intox jusqu'à publier en 1960 un livre intitulé la Main rouge aux éditions Nord-Sud (4), montées pour l'occasion par «l'honorable correspondant» Jacques Latour. «Ce bouquin a été rédigé par des gens du service pour camoufler les actions du moment», raconte Muelle. Une fiction, un leurre. Qui a berné tout le monde. Même les avocats du collectif. Selon Jacques Vergès, «la Main rouge désignait pour nous les ultras, soldats perdus ou extrémistes pieds-noirs». «On a toujours pensé à des barbouzes de droite, confirme Me Oussedik, jamais à un service de renseignement organisé et dissimulé derrière ce sigle.»

Un bon camarade. Pour tuer Me Ould Aoudia, le service Action n'a «pas osé utiliser la couverture de la Main rouge» qui, jusqu'à présent, a servi pour les opérations perpétrées à l'étranger. Là, «c'est un gros morceau et ça se passe à Paris, souligne Muelle, c'est donc un officier traitant qui fait l'affaire». Qui tue. D'habitude, «c'est un agent d'exécution qui se charge de ces corvées de nettoyage», écrit Raymond Muelle dans son livre passé inaperçu sur les sept ans de guerre du FLN en France (5). Ces professionnels de la mort qui «exécutent les ordres» sans états d'âme se sont «posé des questions pour Aoudia», selon l'ancien du service Action, «quand nous avons appris, après coup, son pedigree, nationalité française et marié à une Française». Pour relater de l'intérieur l'opération «Homo» contre Aoudia, Muelle, qui dit se trouver «alors à Alger, et non pas à Paris», a «beaucoup questionné le tireur, un lieutenant de l'armée française parlant parfaitement arabe, un bon camarade».

Ce 21 mai 1959, à 19 h 30, «une Chambord bleu foncé» dépose donc le «bon camarade» officier en «gabardine bleue» non loin du 10, rue Saint-Marc, dans le IIe arrondissement de Paris. Le tueur «serre sous son bras droit un porte-documents noir de bazar», monte au «3e étage, bureau n° 180. Le nom est sur la porte : Me Moktar Ould Aoudia, avocat. Au-dessus, une ampoule tubulaire est allumée lorsque le "client"» est là. Sur le palier, des WC toujours ouverts. L'avocat quitte son bureau entre 19h30 et 20h». L'homme se planque dans les WC, «engage l'index droit dans un trou de la serviette de Skaï», le doigt sur la détente d'un «Beretta équipé d'un silencieux maintenu par un léger bâti en bois dans le porte-documents» (une façon de récupérer les douilles). Il attend. «L'ampoule s'éteint. L'avocat va quitter son bureau. Sa porte s'ouvre, il est seul. Il est jeune, séduisant (...). Il y a deux détonations étouffées.» Le tueur retourne sa gabardine, désormais marron avec une ceinture, met une casquette, ôte ses lunettes, s'engouffre dans une «203 grise immatriculée en Seine-et-Oise». «Il est pile 19 h 40 (5).» «Tout est OK, l'affaire est faite, le client était à l'heure au rendez-vous.»

(1) Le noyau dur du collectif : Mes Ould Aoudia, Michèle Bauvillard, Abdessamad ben Abdallah, Maurice et Janine Courrégé. Mourad Oussedik. Jacques Vergès. Michel Zavrian.
(2) Un espion dans le siècle. Constantin Melnik. Editions Plon 1994. Puis La mort était leur mission, le service Action pendant la guerre d'Algérie. Plon 1996.
(3) Les Secrets de l'espionnage français de 1870 à nos jours. Pascal Krop. Editions Jean-Claude Lattès, 1993. L'auteur y dévoile la volonté de Michel Debré de «supprimer Jacques Vergès».
(4) In la Piscine : les services secrets français 1944-1984. Editions Seuil. Par Roger Faligot et Pascal Krop qui, les premiers, en 1985, ont révélé la supercherie, «la Main rouge est uniquement une création du Sdece», avec le témoignage inédit du général Grossin.
(5) Sept Ans de guerre en France. Raymond Muelle. Editions Grancher. Publié en 1994, réédité en 2001.
TOURANCHEAU Patricia


Un espion dans le siècle. Constantin Melnik. Editions Plon 1994.
La mort était leur mission, le service Action pendant la guerre d'Algérie. Plon 1996.
Les Secrets de l'espionnage français de 1870 à nos jours. Pascal Krop. Editions Jean-Claude Lattès, 1993.
la Piscine : les services secrets français 1944-1984. Editions Seuil.
Sept Ans de guerre en France. Raymond Muelle. Editions Grancher. Publié en 1994, réédité en 2001.

http://www.liberation.fr/cahier-special/2001/07/18/la-main-rouge-contre-le-fln_371919





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