LES CROISADES
1 – L'esprit des Croisades
Histoire des Croisades
Joseph-François Michaud
Dezorby, E. Magdeleine et
Cie Editeurs. 1841
Textes de : Templiers.net
PREMIERE
CROISADE
SOMMAIRE GENERAL :
1 - L'esprit des Croisades
2 -
La croisade populaire
3 -
Marche des Barons
4 -
La Battaille
de Nicée
5 -
La Bataille
de Dorylée
6 -
Baudouin conquière Edesse
7 -
Siège et prise d'Antioche
8 -
Bohémond prince d'Antioche
9 -
Marche sur Jérusalem
10
- Conquête et prise de Jérusalem
11
- Assaut de la ville Sainte
12
- Victoire des Chrétiens
13
- Carnage systématique
14
- Recherche d'un roi pour Jérusalem
15
- Retour des Chevaliers
16
- Afflut de pièlerin à Jérusalem
17
- Analyse de cette croisade
-
1
- Naissance et progrès de l'esprit des Croisades. 300-1095
Les
prophéties étaient accomplies : il ne restait plus à Jérusalem pierre sur
pierre. Mais dans l'enceinte déserte on visitait encore un tombeau creusé dans
le roc, tombeau d'un Dieu sauveur resté vide par le miracle de la résurrection
; il y avait là une montagne où le sang du Christ avait coulé, où le mystère de
la rédemption s'était consommé ; le sépulcre de Jésus et le Calvaire devaient
naturellement devenir les principaux objets de la vénération et de l'amour des
chrétiens ; la Judée
était, à leurs yeux, la terre la plus sainte de l'univers. Aussi, dès les
premiers temps de l'église, les fidèles y venaient adorer les traces du
Sauveur. Les faux dieux s'étaient montrés, à la suite de l'empereur
Elie-Adrien, dans la cité où leur puissance avait été vaincue : Jupiter avait
pris possession du Golgotha ; Adonis et Vénus étaient adorés à Bethléem. Mais
le règne profanateur de cette mythologie expirante devait bientôt passer : la
piété de Constantin fit disparaître ces images qui attristaient l'oeil des
chrétiens ; la ville sacrée qui, tour à tour détruite et rebâtie par élie Adrien,
avait porté le nom « AElia Capitolina », reprit son premier nom de
Jérusalem (1) ; un temple enferma le tombeau du Rédempteur et
quelques-uns des principaux lieux de la Passion ; Constantin célébra la trente unième
année de son règne par l'inauguration de cette église, et des milliers de
chrétiens se rendirent à cette solennité, où le savant évêque Eusèbe prononça
un discours rempli de la gloire de Jésus-Christ (2).
Sainte Hélène, dont le nom est resté comme une des traditions chrétiennes de
Lorsque l'empereur Julien, pour affaiblir l'autorité des prophéties, entreprit de rebâtir le temple des Juifs, on raconta les prodiges par lesquels Dieu avait confondu ses desseins, et Jérusalem, devenue plus chère encore aux disciples de Jésus-Christ, voyait accourir tous les ans de nouveaux fidèles pour y adorer la divinité de l'évangile. Parmi les pèlerins de ces temps reculés, l'histoire ne peut oublier les noms de saint Porphyre et de saint Jérôme : le premier abandonna, à l'âge de vingt ans, Thessalonique sa patrie, passa plusieurs années dans les solitudes de
Vers la fin du quatrième siècle, les pèlerinages à Jérusalem se multipliaient sans cesse, et la piété n'était pas toujours leur invariable règle : ces longues courses amenaient parfois le relâchement de la discipline chrétienne, le dérèglement des moeurs ; plusieurs docteurs de l'église firent entendre d'éloquentes paroles pour signaler les abus et les dangers des pèlerinages en Palestine. Saint Grégoire de Nysse, le digne frère de saint Basile, fut un de ceux qui s'élevèrent avec le plus de vivacité contre les voyages à Jérusalem. Dans une éloquente lettre qui nous a été conservée (6), l'évêque de Nysse parle des périls que la piété et les moeurs chrétiennes pouvaient rencontrer dans les hôtelleries de la route et dans les cités d'Orient ; il dit que la grâce divine ne se répand point à Jérusalem d'une manière plus particulière qu'en d'autres pays, et cite, comme preuve de ce qu'il avance, les crimes de toute nature qui, selon lui, se commettaient alors dans la ville sainte. Grégoire de Nysse, voulant se justifier d'avoir accompli lui-même un pèlerinage qu'il défend aux chrétiens, déclare qu'il est allé à Jérusalem par nécessité et pour assister à un concile destiné à réformer l'église d'Arabie ; le pèlerinage n'a ni augmenté ni diminué sa foi ; avant de visiter Bethléem, il savait que le fils de l'homme était né d'une vierge ; avant d'avoir vu le tombeau du Christ, il savait que le Christ était ressuscité d'entre les morts ; il n'avait pas eu besoin de parcourir la montagne des Oliviers pour croire que Jésus était monté au ciel. « Vous qui craignez le Seigneur, ajoutait le saint prélat, louez-le en quelque lieu que vous soyez ; Dieu viendra vous trouver là où vous êtes, si vous lui préparez un tabernacle digne de lui. Mais, si vous avez le coeur rempli de pensées perverses, fussiez-vous sur le Golgotha, sur le mont des Olives ou en face du saint tombeau, vous serez encore aussi loin du Christ que ceux qui n'ont jamais professé la foi évangélique. » Saint Augustin et saint Jérôme s'efforcèrent aussi d'arrêter, par leurs exhortations, l'ardeur des pèlerinages : le premier disait que le Seigneur n'avait point prescrit d'aller en Orient pour chercher la justice, ou d'aller en Occident pour recevoir le pardon (7) ; le second disait que là porte du ciel s'ouvrait pour le lointain pays des Bretons comme pour Jérusalem. Mais les conseils des docteurs de l'église ne pouvaient rien contre l'entraînement passionné de la multitude ; désormais aucune force, aucune volonté sur la terre ne pouvait fermer aux chrétiens les chemins de Jérusalem.
A mesure que les peuples de l'Occident se convertissaient à l'évangile, ils tournaient leurs regards vers l'Orient. Du fond de
Quand le monde fut ravagé par les Goths, les Huns et les Vandales, les pèlerinages à la terre sainte ne furent point interrompus. Les pieux voyageurs étaient protégés par les vertus hospitalières des barbares, qui commençaient à respecter la croix de Jésus-Christ et suivaient quelquefois les pèlerins jusqu'à Jérusalem. Dans ces temps de trouble et de désolation, un pauvre pèlerin qui portait sa panetière et son bourdon, traversait souvent les champs du carnage, et voyageait sans crainte au milieu des armées qui menaçaient les empires d'Orient et d'Occident.
Dans les premières années, du cinquième siècle, nous trouvons sur les chemins de Jérusalem l'impératrice Eudoxie, épouse de Thédose le jeune : l'histoire a vanté son esprit et sa piété. A son retour à Constantinople, des chagrins et des inimitiés domestiques lui firent sentir le néant des grandeurs humaines ; elle reprit alors le chemin de
Cependant
Les triomphes d'Héraclius avaient tourné à la gloire du nom chrétien ; ils avaient donné à
Mais cette douce paix devait bientôt disparaître sous un immense orage qui déjà grondait du côté de l'Arabie. Les disciples de l'évangile allaient soutenir une lutte bien autrement formidable que tout ce qu'ils avaient rencontré jusque-là. L'Orient était alors arrivé à une de ces époques de confusion et de décadence qui favorisent l'invasion des idées nouvelles, surtout quand ces idées se présentent appuyées par le glaive. Le culte des mages tombait dans le mépris; les Juifs, répandus en Asie, étaient opposés aux Sabéens et divisés entre eux ; les chrétiens, sous les noms d'Eutychiens, de Nestoriens, de Jacobites, s'accablaient réciproquement d'anathèmes. L'empire des Perses, déchiré par les guerres civiles, avait perdu sa puissance et son éclat; celui des Grecs, affaibli au dedans et au dehors, s'avançait vers une ruine prochaine; tout périssait en Orient, dit Bossuet. Les tribus répandues sur la péninsule arabique, divisées entre elles d'intérêts et de croyances, n'avaient ni paix ni gloire, ni aucun caractère de nationalité. Partout on ne rencontrait que faiblesse et décomposition. Du milieu de ces universels débris il sortit un homme avec l'audacieux projet d'une religion nouvelle et d'un nouvel empire.
Mahomet, fils d'Abdallah, de la tribu des Koraïchites, né à
Mahomet avait quarante ans lorsqu'il commença son oeuvre apostolique à la Mecque. Après treize ans de prédication, il fut obligé de s'enfuir à Médine pour échapper à sa tribu qui le persécutait : celte fuite à Médine, qui eut lieu le 16 juillet 622, commence l'ère musulmane. Le prophète apôtre de Dieu, comme il s'appelait lui-même, marchant à la tête des disciples fanatisés par sa parole, envahit en peu d'années les trois Arabies ; il songeait à poursuivre ses conquêtes, quand tout à coup le poison vint terminer ses jours à Médine, dans l'année 632. Abou-Beker, beau-père de Mahomet, qui prit le titre de lieutenant de l'apôtre de Dieu, poursuivit l'oeuvre de la conquête durant un règne de vingt-sept mois ; Omar, successeur d'Abou-Beker, qui se fit d'abord appeler « lieutenant du lieutenant de l'apôtre de Dieu », et plus tard « prince des fidèles », s'empara de
Pendant le premier siècle de l'hégire, les conquêtes des musulmans ne furent bornées que par la mer qui les séparait de l'Europe; mais, lorsqu'ils eurent construit des vaisseaux, aucun peuple ne fut à l'abri de leur invasion ; ils ravagèrent les îles de la Méditerranée, les côtes de l'Italie et de
Au milieu des premières conquêtes des Sarrasins, leurs regards s'étaient d'abord portés sur Jérusalem. Selon la foi des musulmans, Mahomet avait honoré de sa présence la ville de David et de Salomon ; c'est de là qu'il était parti pour monter au ciel dans son voyage nocturne. Les Sarrasins regardaient Jérusalem comme la maison de Dieu, comme la ville des saints et des miracles (13). Deux lieutenants d'Omar, Amrou et Serdjyl, assiégèrent la ville sacrée, qui se défendit courageusement pendant quatre mois; chaque jour les Sarrasins livraient des assauts en répétant ces paroles du Coran : « Entrons dans la terre sainte que Dieu nous a promise. » Les chrétiens, dans leur longue résistance, espéraient des secours d'Héraclius, mais l'empereur de Byzance n'osa rien entreprendre pour sauver Jérusalem. Le calife Omar vint lui-même dans
Cependant la présence d'Omar, dont l'Orient vantait la modération, contenait le fanatisme jaloux des musulmans. Les chrétiens eurent beaucoup plus à souffrir après sa mort; ils furent chassés de leurs maisons, insultés dans leurs sanctuaires; on augmenta le tribut qu'ils devaient payer aux nouveaux maîtres de
L'invasion musulmane n'avait point arrêté les pèlerinages. Vers le commencement du huitième siècle, un évêque des Gaules, saint Arculphe, passa les mers, et resta neuf mois à Jérusalem ; le récit de son pèlerinage, rédigé par l'abbé (15) d'un monastère des Iles Britanniques, renferme beaucoup de détails sur les lieux saints. Il parle de la mosquée d'Omar sans la nommer, et les termes qu'il emploie ne donnent point l'idée d'un beau monument; il se borne à dire que cette « vile construction sarrasine » pouvait renfermer trois mille hommes. Arculphe est plus intéressant quand il décrit la grotte sépulcrale où le Sauveur du monde dormit pendant trois jours du sommeil de la mort, et quand il nous parle des diverses chapelles du Golgotha et de l'invention de la croix. Combien sa piété s'anime quand il nous montre les instruments de la passion conservés dans un sanctuaire, et cette église sans toit sur le sommet du mont des Olives, cette église dont les huit fenêtres vitrées laissaient voir chacune une lampe allumée, et présentaient, la nuit, du côté de Jérusalem, comme des globes d'or couronnant la montagne d'où le Messie reprit le chemin du ciel ! Arculphe nous apprend qu'une foire se tenait dans la ville sainte tous les ans le 15 septembre : une grande multitude d'hommes accouraient alors à Jérusalem; le pieux évêque observe que la présence des chameaux, des chevaux et des boeufs, remplissait d'ordures la ville sacrée, mais qu'après la foire une pluie miraculeuse faisait disparaître ces vastes immondices.
Vingt ou trente ans après le pèlerinage d'Arculphe, nous voyons arriver en Syrie un autre évêque, Guillebaut, du pays saxon, dont les courses aux lieux saints nous ont été racontées par une religieuse de sa famille. Fait prisonnier à Emèse, Guillebaut dut sa délivrance à l'intervention d'un marchand espagnol qui avait un frère au service de l'émir ou gouverneur de la ville. Lorsqu'il fut conduit devant l'émir pour être jugé, celui-ci prononça devant l'auditoire qui l'entourait ces paroles remarquables : « J'ai souvent vu de ces hommes venant de leur pays ; ils ne cherchent point le mal, mais désirent accomplir leur loi. » Cette opinion qu'on avait alors des pèlerins partis d'Europe, nous explique comment ces pieux voyageurs s'en allaient sur les chemins de l'Orient, sans qu'on exerçât contre eux la moindre violence. Arculphe avait vu douze lampes veillant dans l'intérieur du saint tombeau; Guillebaut en trouva quinze. Au temps d'Arculphe, un pont jeté sur le Jourdain, à l'endroit où le Christ fut baptisé, aidait les pèlerins qui se baignaient dans les eaux sacrées ; Guillebaut ne mentionne point le pont, mais il parle d'une corde placée sur les deux rives du Jourdain. Une grande croix de bois était plantée au milieu du fleuve à l'époque du passage des deux pèlerins. Les relations d'Arculphe et de Guillebaut ne disent rien des changements apportés au sort des chrétiens de
Les guerres civiles des musulmans donnaient aux chrétiens quelques intervalles de repos. La dynastie des Omeyades, qui avait établi le siège de l'empire musulman à Damas, était odieuse au parti toujours redoutable des Alides : elle s'occupa moins de persécuter le christianisme que de conserver sa puissance toujours menacée. Merouan II, le dernier calife de cette famille, fut celui qui se montra le plus cruel envers les disciples de Jésus-Christ. Lorsqu'il succomba avec tous ses frères sous les coups de ses ennemis, les chrétiens et les infidèles se réunirent pour remercier Dieu d'avoir délivré l'Orient.
Les Abbassides établis dans la ville de Bagdad, qu'ils avaient fondée, éprouvèrent plusieurs vicissitudes dont les effets se faisaient sentir parmi les chrétiens : au milieu des changements qu'amenaient les caprices de la fortune ou ceux du despotisme, le peuple fidèle était semblable, dit Guillaume de Tyr, à un malade dont les douleurs s'apaisent ou s'augmentent, selon que le ciel est serein ou chargé d'orage (17). Les chrétiens, toujours placés entre la rigueur de la persécution et la joie d'une tranquillité passagère, virent enfin naître des jours plus calmes sous le règne d'Aaron-al-Réchid, le plus grand des califes de la dynastie d'Abbas. A cette époque, la gloire de Charlemagne, qui s'était étendue jusqu'en Asie, protégea les églises d'Orient. Ses pieuses libéralités soulagèrent l'indigence des chrétiens d'Alexandrie, de Carthage et de Jérusalem (18). Les deux plus grands princes de leur siècle se témoignèrent une estime mutuelle par de fréquentes ambassades; ils s'envoyèrent de magnifiques présents ; dans ce commerce d'amitié entre deux puissants monarques, l'Occident et l'Orient échangèrent les plus riches productions de leur sol et de leur industrie. Le calife envoya un éléphant, de l'encens, de l'ivoire, un jeu d'échecs, une horloge dont le mécanisme ingénieux causa une vive surprise à la cour de Charlemagne. Les présents de l'empereur des Francs consistaient en drap blanc et vert de
La politique ne fut pas sans doute étrangère aux témoignages d'estime qu'Aaron prodiguait à l'empereur d'Occident : le calife faisait la guerre aux maîtres de Constantinople, et pouvait craindre avec raison que les Grecs n'intéressassent à leur cause les plus braves d'entre les peuples chrétiens. Les traditions populaires de Byzance représentaient les Latins comme les futurs libérateurs de
Aaron avait traité les chrétiens de l'église latine comme ses propres sujets : les enfants du calife imitèrent sa modération ; sous leur règne, Bagdad fut le séjour des sciences et des arts. Le calife Almanon, dit un historien arabe, n'ignorait pas que ceux qui travaillent aux progrès de la raison sont les élus de Dieu. Les lumières polirent les moeurs des chefs de l'islamisme, et leur inspirèrent une tolérance ignorée des compagnons d'Abou-Beker et d'Omar. Tandis que les Arabes d'Afrique poursuivaient leurs conquêtes vers l'Occident, qu'ils s'emparaient de
Au besoin de visiter le tombeau de Jésus-Christ se joignait le désir de recueillir des reliques, recherchées alors avec avidité par la dévotion des fidèles. Tous ceux qui venaient de l'Orient mettaient leur gloire à rapporter dans leur patrie quelques restes précieux de l'antiquité chrétienne, et surtout les ossements des saints martyrs, destinés à faire l'ornement et la richesse des églises ; les princes et les rois juraient sur les reliques de respecter la vérité et la justice. Les productions de l'Asie attiraient aussi l'attention de l'Europe. On lit dans Grégoire de Tours que le vin de Gaza était renommé en France sous le règne de Gontran ; que la soie et les pierreries de l'Orient formaient la parure des grands du royaume, et que saint Eloi, à la cour de Dagobert, ne dédaignait pas de se vêtir des riches étoffes de l'Asie. Les rois de France avaient auprès d'eux un négociant juif, chargé de faire tous les ans le voyage d'Orient pour acheter des productions d'outremer (24). Les chroniques nous apprennent que, dans la foule des chrétiens européens qui arrivaient en Egypte ou en Syrie, il y en avait un grand nombre attirés par les spéculations du commerce. Les Vénitiens, les Pisans, les Génois, les marchands d'Amalfi, ceux de Marseille, avaient des comptoirs à Alexandrie, dans les villes maritimes de
Il n'était point de crime qui ne pût être expié par le voyage de Jérusalem et par des actes de dévotion autour du tombeau de Jésus-Christ. Une vieille relation conservée par un moine de Redon nous apprend qu'en 868 un seigneur puissant du duché de Bretagne, nommé Frotmond, meurtrier de son oncle et du plus jeune de ses frères, se présenta en habit de pénitent devant le roi de France et une assemblée d'évêques. Le monarque et les prélats, après l'avoir fait lier étroitement avec des chaînes de fer, lui ordonnèrent, en expiation du sang qu'il avait versé, de partir pour l'Orient, et de parcourir les saints lieux, le front marqué de cendre et le corps couvert d'un cilice (26). Frotmond, accompagné de ses serviteurs et des complices de son crime, partit pour
Plusieurs années après la mort de Frotmond, Cencius, préfet de Rome, qui avait outragé le pape dans l'église de Sainte-Marie-Majeure, qui l'avait arraché des autels et précipité dans un cachot, eut besoin, pour être absous de ce grand sacrilège, d'entreprendre le pèlerinage de la terre sainte. Un sexe faible et timide n'était point retenu par les difficultés et les périls d'un long voyage. Hélène, née d'une noble famille de Suède, quitta son pays livré à l'idolâtrie, et se rendit à pied en Orient. Lorsque après avoir visité le saint lieu elle revint dans sa patrie, elle fut immolée au ressentiment de ses parents et de ses compatriotes. Quelques fidèles touchés de sa piété élevèrent en sa mémoire une chapelle dans l'île de Séeland, près d'une fontaine qu'on appelle encore la fontaine de sainte Hélène. Les chrétiens du Nord allèrent longtemps en pèlerinage dans ce lieu où ils contemplaient une grotte qu'Hélène avait habitée avant son départ pour Jérusalem (28).
Avant que le neuvième siècle se ferme, nous devons citer une importante pièce historique datée de 881, qui va nous retracer l'état de l'église latine de Jérusalem à cette époque, et nous montrer que déjà des rapports de fraternité s'étaient solennellement établis entre les chrétiens d'Orient et les chrétiens d'Europe. Cette pièce est une lettre d'Hélie, patriarche de Jérusalem (29), adressée à Charles le Jeune, « à tous les princes très-magnifiques, très-pieux et très-glorieux de l'illustre race du grand empereur Charles, aux rois de tous les pays des Gaules, aux comtes, aux très-saints archevêques, métropolitains, évêques, abbés, prêtres, diacres, sous-diacres et ministres delà sainte église, aux saintes soeurs, à tous les adorateurs de Jésus-Christ, aux femmes illustres, aux princes , aux ducs, à tous les catholiques et orthodoxes de tout l'univers chrétien. » Après avoir parlé des nombreuses tribulations que les chrétiens de Jérusalem ont eues à souffrir et « dont les pèlerins ont pu faire en Europe un fidèle récit », le patriarche dit que, par la miséricorde de la divine providence, le prince de Jérusalem, s'étant fait chrétien, a permis aux fidèles de reprendre leurs saints édifices et de rebâtir leurs sanctuaires détruits. N'ayant point d'argent pour suffire aux dépenses de la restauration des lieux saints, les fidèles ont été obligés d'avoir recours aux musulmans : comme ceux-ci n'ont point voulu prêter sans garanties, les chrétiens leur ont livré leurs oliviers, leurs vignes , leurs vases sacrés ; mais, faute d'argent, ils ne peuvent reprendre les biens donnés en gage; dans cet état, les pauvres et les moines sont menacés de mourir de faim, les chrétiens esclaves ne sont point rachetés, et l'huile manque aux lampes des sanctuaires. Comme, selon la parole du divin apôtre, « lorsqu'un membre souffre, tous les membres souffrent aussi », les chrétiens de Jérusalem ont songé à implorer la pitié de leurs frères d'Europe. Jadis les enfants d'Israël offrirent eux-mêmes leurs deniers pour relever le tabernacle ; on fut obligé de faire annoncer par un crieur public que les dons offerts suffisaient, et cet avertissement n'arrêtait point l'empressement généreux du peuple de Dieu : le patriarche demande si les fidèles occidentaux, appelés au secours de l'église de Jésus-Christ, se montreront moins zélés que les Israélites. Tels sont les principaux traits de cette lettre patriarcale. Nous ignorons ce que répondit l'Europe chrétienne, mais il est à croire que les deux moines chargés de la lettre d'Hélie ne retournèrent point les mains vides. Il y a comme un pressentiment des croisades dans cette voix de Jérusalem qui, deux cent quinze ans avant la prédication de Pierre l'Ermite, montait suppliante du côté de l'Occident.
Les chrétiens grecs et syriens étaient établis jusque dans la ville de Bagdad, où ils se livraient au commerce, exerçaient la médecine et cultivaient les sciences. Ils parvenaient par leur savoir aux emplois les plus considérables, et quelquefois même ils obtinrent le commandement des villes et des provinces. Un des califes abbassides (Mohamed) avait déclaré que les disciples du Christ étaient ceux qui méritaient le plus de confiance pour l'administration de
Comme l'empire fondé par Mahomet avait pour mobile l'esprit de conquête ; comme l'état n'était défendu par aucune institution prévoyante, et que tout y roulait sur le caractère personnel du prince, on put voir des symptômes de décadence dès qu'il ne resta plus rien à conquérir et que les chefs cessèrent de se faire craindre et d'inspirer le respect. Les califes de Bagdad, énervés par le luxe et corrompus par une longue prospérité, abandonnèrent les soins de l'empire, s'ensevelirent dans leurs sérails, et semblèrent ne se réserver d'autre droit que celui d'être nommés dans les prières publiques. Les Arabes n'avaient plus ce zèle aveugle et ce fanatisme ardent qu'ils apportèrent du désert. Amollis comme leurs chefs, ils ne ressemblaient plus à ces guerriers leurs ancêtres qui pleuraient de n'avoir pas assisté à une bataille. L'autorité des califes avait perdu ses véritables défenseurs; et, lorsque le despotisme s'entoura d'esclaves achetés sur les bords de l'Oxus, cette milice étrangère, appelée pour défendre le trône, ne fît qu'en précipiter la chute. De nouveaux sectaires, séduits par l'exemple de Mahomet et persuadés que le monde devait obéir à ceux qui changeraient quelque chose à ses moeurs ou à ses opinions, ajoutèrent le danger des troubles religieux à celui des troubles politiques. Au milieu du désordre général, les émirs ou lieutenants, dont plusieurs gouvernaient de vastes royaumes, n'adressaient plus qu'un vain hommage aux successeurs du prophète, et refusaient de leur envoyer de l'argent et des troupes. L'empire gigantesque des Abbassides s'écroula de toutes parts, et le monde, selon l'expression d'un auteur arabe, demeura à celui qui put s'en emparer. La puissance spirituelle fut elle-même divisée : l'islamisme vit à la fois cinq califes qui prenaient le titre de commandeurs des croyants et de vicaires de Mahomet.
Les Grecs parurent alors se réveiller de leur long assoupissement, et cherchèrent à profiter des divisions et de l'abaissement des Sarrasins. Nicéphore Phocas se mit en campagne à la tête d'une puissante armée, et reprit Antioche sur les musulmans. Déjà le peuple de Constantinople célébrait ses triomphes, et le surnommait « Y Etoile d'Orient, la mort et le fléau des infidèles » (30). Il aurait peut-être mérité ces titres pompeux si le clergé grec eût secondé ses efforts.
Nicéphore voulait donner à cette guerre un caractère religieux et mettre au rang des martyrs tous ceux qui mouraient dans les combats. Les prélats de son empire condamnèrent son dessein comme sacrilège, et lui opposèrent un canon de saint Basile dont le texte recommandait à celui qui avait tué un ennemi de s'abstenir pendant trois ans de la participation aux saints mystères. Privés du puissant mobile du fanatisme, Nicéphore trouva parmi les Grecs plus de panégyristes que de soldats, et ne put poursuivre ses avantages contre les Sarrasins, à qui, même dans leur décadence, la religion commandait la résistance et la victoire. Ses triomphes, qu'on célébrait à Constantinople avec emphase, se bornèrent à la prise d'Antioche, et ne servirent qu'à faire persécuter les chrétiens de
Une armée grecque, conduite par Témélicus, s'était avancée jusqu'aux portes d'Amide, ville située sur les bords du Tigre: cette armée fut surprise au milieu d'un ouragan par les Sarrasins, qui firent un grand nombre de prisonniers. Les soldats chrétiens tombés entre les mains des infidèles apprirent dans les prisons de Bagdad la mort de Nicéphore ; et, comme Zimiscès, son successeur, ne s'occupait point de leur délivrance, leur chef lui écrivit en ces termes : « Vous qui nous laissez périr sur une terre maudite, et qui ne nous trouvez pas dignes d'être ensevelis, selon nos usages chrétiens, dans les tombeaux de nos pères, nous ne pouvons vous reconnaître pour le chef légitime du saint empire grec. Si vous ne vengez pas ceux qui sont morts devant Amide et ceux qui gémissent sur des terres étrangères, Dieu vous en demandera compte au jour terrible du jugement. » Quand Zimiscès reçut cette lettre à Constantinople, dit un historien d'Arménie (32), il fut pénétré de douleur, et résolut de venger l'outrage fait à la religion et à l'empire. De toutes parts on s'occupa des préparatifs d'une nouvelle guerre contre les Sarrasins. Les peuples de l'Occident ne furent point étrangers à cette entreprise, qui précéda de plus d'un siècle les croisades. Les Vénitiens, qui avaient étendu leur commerce en Orient, défendirent, sous peine de la vie ou d'une amende de cent livres d'or, de porter aux musulmans de l'Afrique et de l'Asie du fer, du bois, aucune espèce d'armes (33).
Les
chrétiens de Syrie et plusieurs princes arméniens se réunirent sous les drapeaux
de Zimiscès, qui se mit en campagne et porta la guerre sur le territoire des
Sarrasins. Il régnait alors une si grande confusion parmi les puissances
musulmanes, les dynasties se succédaient avec tant de rapidité, que l'histoire
peut à peine connaître quel prince exerçait sa domination sur Jérusalem. Après
avoir vaincu les musulmans sur les bords du Tigre, et forcé le calife de Bagdad
à payer un tribut aux successeurs de Constantin, Zimiscès s'avança dans la Syrie , s'empara de Damas,
et, traversant le Liban, soumit toutes les villes de la Judée. Dans une lettre
que ce prince écrivit alors au roi d'Arménie, il regrette que les événements de
la guerre ne lui aient pas permis de voir la ville sainte, qui venait d'être
délivrée de la présence des infidèles et dans laquelle il avait envoyé une
garnison chrétienne.
Zimiscès s'occupait de poursuivre la guerre contre les musulmans, et se proposait de leur enlever par de nouvelles victoires toutes les provinces dela Syrie et de l'Egypte,
lorsqu'il mourut empoisonné : cette mort fut le salut de l'islamisme, qui
reprit partout son empire. Les Grecs, portant ailleurs leur attention,
oublièrent leurs conquêtes ; Jérusalem et tous les pays arrachés au joug des
Sarrasins tombèrent alors au pouvoir des califes Fatimides, qui venaient de
s'établir sur les bords du Nil et qui profitaient du désordre jeté parmi les
puissances d'Orient pour étendre leur domination.
Zimiscès s'occupait de poursuivre la guerre contre les musulmans, et se proposait de leur enlever par de nouvelles victoires toutes les provinces de
Les nouveaux maîtres de
Hakem, le troisième des califes Fatimides, signala son règne par tous les excès du fanatisme et de la démence. Incertain dans ses projets et flottant entre toutes les religions, il protégea et persécuta tour à tour le christianisme. Il ne respecta ni la politique de ses prédécesseurs, ni les lois qu'il avait lui-même établies. Il changeait le lendemain ce qu'il avait fait la veille, et jetait partout le désordre et la confusion. Dans l'irrésolution de ses pensées et dans l'ivresse de son pouvoir, il poussa le délire jusqu'à se croire un Dieu. La terreur qu'il inspira lui fit trouver des adorateurs ; on lui éleva des autels dans le voisinage de Fos-tat(le vieux Caire), qu'il avait fait livrer aux flammes. Seize mille de ses sujets se prosternèrent devant lui (34), et l'implorèrent comme le souverain des vivants et des morts.
Hakem méprisait Mahomet, mais il n'osa persécuter les musulmans, trop nombreux dans ses états. Le dieu trembla pour l'autorité du prince, et fit tomber toute sa colère sur les chrétiens, qu'il livra à la fureur de leurs ennemis. Les places que les fidèles occupaient dans l'administration, les abus introduits dans la levée des impôts dont ils étaient chargés, leur avaient attiré la haine de tous les musulmans. Lorsque le calife Hakem eut donné le signal de la persécution, ils trouvèrent partout des bourreaux. On poursuivit d'abord ceux qui avaient abusé de leur pouvoir ; on s'en prit ensuite à la religion chrétienne, et les plus pieux d'entre les fidèles furent les plus coupables (35). Le sang des chrétiens coula dans toutes les villes de l'Egypte et de
Il est vraisemblable que les motifs de la politique se réunirent alors à ceux du fanatisme pour faire persécuter les chrétiens. Gerbert, archevêque de Ravenne, devenu pape sous le nom de Silvestre II, avait vu les maux des fidèles dans un pèlerinage qu'il fît à Jérusalem. A son retour, il excita les peuples de l'Occident à prendre les armes contre les Sarrasins. Dans ses exhortations, il faisait parler Jérusalem elle-même, qui déplorait ses malheurs et conjurait ses enfants, les chrétiens, de venir briser ses fers. Les peuples furent émus des plaintes et des gémissements de Sion (36). Les Pisans, les Génois, et le roi d'Arles, Boson, entreprirent une expédition maritime contre les Sarrasins, et firent une excursion jusque sur les côtes de Syrie (37). Ces hostilités et le nombre des pèlerins, qui s'accroissait chaque jour, pouvaient donner de justes défiances aux maîtres de l'Orient. Les Sarrasins, alarmés par de sinistres prédictions et par les imprudentes menaces des chrétiens, ne virent plus que des ennemis dans les disciples du Christ (38).
Il est impossible, dit Guillaume de Tyr, de faire connaître tous les genres de persécutions que souffrirent alors les fidèles. Parmi les traits de barbarie cités par les historiens, il en est un qui a donné au Tasse l'idée de son touchant épisode d'Olinde et Sophronie. Un des ennemis les plus acharnés des chrétiens, pour irriter davantage la haine de leurs persécuteurs, jeta pendant la nuit un chien mort dans une des principales mosquées de la ville : les premiers qui vinrent à la prière du matin furent saisis d'horreur à la vue de cette profanation ; bientôt des clameurs menaçantes retentissent dans toute la ville ; la foule s'assemble en tumulte autour de la mosquée ; on accuse les disciples du Christ ; on jure de laver dans leur sang l'outrage fait à Mahomet. Tous les fidèles allaient être immolés à la vengeance des musulmans ; déjà ils se préparaient à la mort, lorsqu'un jeune homme, dont l'histoire n'a pas conservé le nom, se présente au milieu d'eux : « Le plus grand malheur qui puisse arriver, leur dit-il, est que l'église de Jérusalem périsse : l'exemple du Sauveur nous apprend qu'un seul doit s'immoler au salut de tous ; promettez-moi de bénir tous les ans ma mémoire, d'honorer toujours ma famille, et j'irai, avec l'aide de Dieu, détourner la mort qui menace tout le peuple chrétien. » Les fidèles acceptèrent le sacrifice de ce généreux martyr de l'humanité, et jurèrent de bénir à jamais son nom. Pour honorer sa race, il fut décidé sur l'heure même que, dans la procession solennelle qui se fait tous les ans aux fêtes de Pâques, chacun de ses parents porterait parmi des rameaux de palmiers l'olivier consacré à Jésus-Christ. Content de l'honneur qu'il obtenait en échange de sa vie périssable, le jeune chrétien quitte l'assemblée qui fondait en larmes, et se rend auprès des juges musulmans, devant lesquels il s'accuse du crime qu'on imputait à tous les disciples de l'évangile : les juges, peu touchés de cet héroïque dévouement, prononcèrent contre lui seul la terrible sentence. Dès lors le glaive ne fut plus suspendu sur la tête des fidèles; et celui qui s'était immolé pour eux alla recueillir dans le ciel le prix réservé à ceux qui brûlent du feu de la charité.
Cependant d'autres malheurs attendaient les chrétiens de
Les calamités de la ville sainte la rendirent encore plus vénérable aux yeux des fidèles ; la persécution redoubla le pieux empressement de ceux qui allaient en Asie contempler la sainte cité couverte de ruines. C'était dans Jérusalem pleine de deuil que Dieu distribuait plus particulièrement ses grâces, qu'il se plaisait à manifester ses volontés. Les imposteurs, profitant de cette opinion des peuples chrétiens, abusèrent souvent de la crédulité de la multitude. Afin de faire croire à leurs paroles, il leur suffisait de montrer des lettres tombées, disaient-ils, du ciel à Jérusalem. A cette époque, une prédiction qui annonçait la fin du monde et la prochaine apparition de Jésus-Christ dans
On se dirigeait vers les saints lieux pour y attendre la venue du souverain juge ; les pauvres et les gens du peuple couvrirent d'abord les chemins de Jérusalem ; puis les barons, les comtes et les princes cédèrent au mouvement général. Les sombres inquiétudes qui entraînaient les fidèles au pèlerinage les portaient aussi aux fondations pieuses : les riches, ne comptant plus pour rien les biens de la terre, travaillaient à s'amasser des trésors dans le ciel. Plus d'une charte de donation commence par ces curieuses paroles : « Vu la fin prochaine du monde, redoutant le jour du jugement, etc. » (41).
Cette
croyance au dernier jour de l'univers est un fait Men digne de remarque : elle
révèle chez les peuples de l'Europe au dixième siècle ces profonds malaises,
Ces tristesses qui d'ordinaire saisissent les générations appelées à enfanter
de grandes choses : toutes les fois qu'une époque est travaillée par le vague
pressentiment de quelque nouveauté, comme ce qui doit venir lui est inconnu,
elle commence par se troubler et s'effrayer, et d'abord il lui semble que le
monde va périr. Le dixième siècle était en quelque sorte malade de la
révolution qu'il portait dans ses flancs, et quelle révolution que ces
croisades qui allaient éclater dans le siècle suivant !
L'affliction des chrétiens de Jérusalem se trouva tout à coup adoucie par la mort du calife Hakem, leur oppresseur; le méchant calife Hakem, dit Guillaume de Tyr, sortit de ce monde. Daher qui lui succéda permit aux fidèles de rebâtir l'église du Saint-Sépulcre. L'empereur de Constantinople, dont les fidèles avaient imploré la charité, fournit de son propre trésor les sommes nécessaires à cette reconstruction. Trente-sept années après que le temple de la résurrection eut été renversé, il se releva tout à coup : image de Jésus-Christ lui-même, qui, vainqueur de la mort, sortit glorieux de la nuit du tombeau (42).
On a pu voir par les exemples du seigneur Frotmond et de Censius que le pèlerinage à Jérusalem était quelquefois imposé comme pénitence canonique : dans le onzième siècle ces exemples étaient fréquents. Le voyage aux saints lieux était particulièrement ordonné en expiation à ceux qui s'étaient souillés du sang de leurs frères, à ceux qui avaient détourné les richesses de l'église, et aux infracteurs de la trêve de Dieu. Les grands pécheurs étaient condamnés à quitter pour un temps leur patrie, et à mener une vie errante comme Caïn. Cette manière de faire pénitence s'accordait mieux avec le caractère actif et inquiet des peuples de l'Occident; on doit ajouter que la dévotion des pèlerinages a été reçue et même encouragée dans toutes les religions anciennes et modernes, tant elle tient de près aux sentiments les plus naturels de l'homme. Si la vue d'une terre qu'ont habitée des héros et des sages, lors même que leur histoire ne se lie à aucune de nos croyances, suffit pour réveiller en nous de nobles et touchants souvenirs ; si l'âme du philosophe se trouve émue à l'aspect des ruines profanes de Palmyre, de Memphis ou d'Athènes, quelles profondes émotions ne devaient pas éprouver les chrétiens sur les lieux mêmes sanctifiés par la présence de leur Dieu, et qui offraient à leurs yeux comme à leur imagination le berceau de cette foi vive dont ils étaient animés ! Ne peut-on pas penser d'ailleurs que ces pérégrinations lointaines entraient dans les vues générales de la providence, qui veut que les peuples éloignés se rapprochent les uns des autres et communiquent entre eux pour se civiliser ?
Les chrétiens de l'Occident, presque tous malheureux dans leur patrie, et qui souvent oubliaient leurs maux dans des voyages lointains, semblaient n'être occupés qu'à rechercher sur la terre les traces d'une divinité secourable ou de quelque saint personnage. Il n'était point de province qui n'eut un martyr ou un apôtre, dont ils allaient implorer l'appui ; point de ville ou de lieu solitaire qui ne conservât la tradition d'un miracle et n'eût une chapelle ouverte aux pèlerins. Les plus coupables des pécheurs (43) ou les plus fervents des fidèles s'exposaient à de plus grands périls et se rendaient dans les lieux les plus éloignés. Tantôt ils dirigeaient leur course pieuse vers
Un grand nombre de pèlerins se dirigeaient vers
Tels étaient la dévotion et l'esprit du dixième et du onzième siècle, que la plupart des chrétiens auraient cru montrer une coupable indifférence pour la religion, s'ils n'avaient entrepris quelques pèlerinages. Celui qui avait échappé à quelque danger ou triomphé de ses ennemis, prenait le bâton de pèlerin et se mettait en route pour les saints lieux ; celui qui avait obtenu par ses prières la conservation d'un père ou d'un fils, allait en remercier le ciel loin de ses foyers et dans les lieux consacrés par les traditions religieuses. Souvent un père vouait au pèlerinage son enfant au berceau; et le premier devoir d'un fils, lorsqu'il sortait de l'enfance, était d'accomplir le voeu de ses parents. Plus d'une fois un songe, une apparition au milieu du sommeil imposait à un chrétien l'obligation de faire un pèlerinage. Ainsi l'idée de ces pieux voyages ne tenait pas seulement à des sentiments religieux, mais elle se mêlait à toutes les vertus comme à toutes les faiblesses du coeur de l'homme, à tous les chagrins comme à toutes les joies de la terre.
On accueillait partout les pèlerins, et pour prix de l'hospitalité on ne leur demandait que leurs prières : c'était là bien souvent le seul trésor qu'ils eussent emporté avec eux. Un d'entre eux qui voulait s'embarquer à Alexandrie pour
Les persécutions qu'ils éprouvaient dans leur voyage ajoutaient à la réputation des pèlerins, et les recommandaient à la vénération des fidèles. L'excès de leur dévotion leur inspirait souvent le mépris des dangers. L'histoire cite un moine nommé Richard, abbé de Saint-Viton à Verdun, qui, arrivé dans le pays des infidèles, s'arrêtait à la porte des villes pour célébrer l'office divin, et, sans cesse exposé aux outrages, aux violences des musulmans, mettait sa gloire à souffrir toutes sortes de maux pour la cause de Jésus-Christ.
Le plus grand mérite aux yeux des fidèles, après celui du pèlerinage, était de se vouer au service des pèlerins. Des hospices étaient bâtis sur les bords des fleuves, sur le haut des montagnes, au milieu des villes, dans les lieux déserts, pour recevoir les voyageurs. Dès le neuvième siècle, les pèlerins qui se rendaient de
Des
chrétiens établis à Jérusalem et dans plusieurs villes de la Palestine , allaient
au-devant des pèlerins et s'exposaient à mille dangers pour les conduire dans
leur route. La ville sainte avait des hospices pour recevoir tous les
voyageurs. Dans l'un de ces hospices, les femmes qui faisaient le voyage de la Palestine , étaient
reçues par des religieuses vouées aux pratiques de la charité. Les marchands
d'Amalfi, de Venise, de Gênes, les plus riches d'entre les pèlerins, plusieurs
princes de l'Occident, fournissaient par leurs aumônes à l'entretien de ces
maisons ouvertes aux pauvres voyageurs (45).
Chaque année, des moines d'Orient venaient en Europe recueillir les tributs que
s'imposait la piété des chrétiens.
Un pèlerin était comme un être privilégié parmi les fidèles. Lorsqu'il avait terminé son voyage, il acquérait la réputation d'une sainteté particulière. Son départ et son retour étaient célébrés par des cérémonies religieuses. Lorsqu'il allait se mettre en route y un prêtre lui présentait, avec la panetière et le bourdon, des langes marqués de la croix ; on répandait l'eau sainte sur ses vêtements, et le clergé l'accompagnait en procession jusqu'à la prochaine paroisse. Revenu dans sa patrie, le pèlerin rendait grâces à Dieu de son retour, et présentait au prêtre une palme pour être déposée sur l'autel de l'église, comme une marque de son voyage heureusement terminé (46).
Un pèlerin était comme un être privilégié parmi les fidèles. Lorsqu'il avait terminé son voyage, il acquérait la réputation d'une sainteté particulière. Son départ et son retour étaient célébrés par des cérémonies religieuses. Lorsqu'il allait se mettre en route y un prêtre lui présentait, avec la panetière et le bourdon, des langes marqués de la croix ; on répandait l'eau sainte sur ses vêtements, et le clergé l'accompagnait en procession jusqu'à la prochaine paroisse. Revenu dans sa patrie, le pèlerin rendait grâces à Dieu de son retour, et présentait au prêtre une palme pour être déposée sur l'autel de l'église, comme une marque de son voyage heureusement terminé (46).
Les
pauvres, dans leurs pèlerinages, trouvaient des secours assurés contre la
misère. En revenant dans leur pays, ils recueillaient d'abondantes aumônes. La
vanité portait quelquefois les riches à entreprendre ces longs voyages, ce qui
fait dire au moine Glaber que plusieurs chrétiens allaient à Jérusalem pour se
faire admirer et raconter à leur retour des choses merveilleuses. Plusieurs
étaient entraînés par l'amour de l'oisiveté et du changement, d'autres par
l'envie de parcourir des régions nouvelles. Il n'était pas rare de trouver des
chrétiens qui avaient passé leur vie dans les saints pèlerinages et qui avaient
vu plusieurs fois Jérusalem.
Tous les pèlerins étaient obligés d'emporter avec eux une lettre de leur prince ou de leur évêque : « Au nom de Dieu, y est-il dit, nous faisons savoir à votre grandeur (ou à votre sainteté) que le porteur des présentes lettres, notre frère, nous a demandé la permission d'aller paisiblement visiter en pèlerinage (ici le nom du lieu), dans l'intention de réparer ses fautes ou de prier pour notre conservation ; c'est pourquoi nous lui avons expédié ces présentes lettres, dans lesquelles, en vous présentant nos salutations, nous vous prions, pour l'amour de Dieu et de saint Pierre, de le recevoir comme votre hôte, et de lui être utile, pendant son voyage ou son retour, de manière qu'il revienne sain et sauf dans ses foyers. Comme c'est votre bonne coutume, faites-lui passer des jours heureux, et que le Dieu qui règne éternellement vous protège et vous garde dans son royaume. » Cette précaution pour les pèlerinages lointains devait prévenir beaucoup de désordres : aussi l'histoire ne raconte pas une seule violence exercée par quelqu'un de ces nombreux voyageurs dont la foule couvrait les chemins de l'Orient.
Tous les pèlerins étaient obligés d'emporter avec eux une lettre de leur prince ou de leur évêque : « Au nom de Dieu, y est-il dit, nous faisons savoir à votre grandeur (ou à votre sainteté) que le porteur des présentes lettres, notre frère, nous a demandé la permission d'aller paisiblement visiter en pèlerinage (ici le nom du lieu), dans l'intention de réparer ses fautes ou de prier pour notre conservation ; c'est pourquoi nous lui avons expédié ces présentes lettres, dans lesquelles, en vous présentant nos salutations, nous vous prions, pour l'amour de Dieu et de saint Pierre, de le recevoir comme votre hôte, et de lui être utile, pendant son voyage ou son retour, de manière qu'il revienne sain et sauf dans ses foyers. Comme c'est votre bonne coutume, faites-lui passer des jours heureux, et que le Dieu qui règne éternellement vous protège et vous garde dans son royaume. » Cette précaution pour les pèlerinages lointains devait prévenir beaucoup de désordres : aussi l'histoire ne raconte pas une seule violence exercée par quelqu'un de ces nombreux voyageurs dont la foule couvrait les chemins de l'Orient.
On sait que les musulmans portaient plus loin encore que les chrétiens la dévotion du pèlerinage. Cette disposition leur inspira des sentiments de tolérance pour les pieux voyageurs venus de l'Occident. Souvent les portes de Jérusalem s'ouvrirent à la fois pour les disciples du Coran qui allaient visiter la mosquée d'Omar, et pour ceux de l'évangile qui allaient adorer Jésus-Christ sur son tombeau : les uns et les autres trouvaient dans la ville sainte une égale protection lorsque la paix régnait en Orient, et que les révolutions des empires ou les événements de la guerre ne venaient point réveiller les défiances des maîtres de
Parmi les pèlerins célèbres du onzième siècle, se présente d'abord le comte d'Anjou, Foulque dit Nerra pu le noir. L'histoire l'accuse d'avoir fait mourir sa première épouse et de s'être plusieurs fois souillé du sang innocent. Poursuivi par la haine publique et par les cris de sa propre conscience, il lui semblait que les nombreuses victimes immolées à sa vengeance ou à son ambition sortaient de leurs tombeaux pour troubler son sommeil et lui reprocher sa barbarie. Afin d'échapper à ces cruelles images, qui le suivaient en tous lieux, Foulque quitta ses états et se rendit en habit de pèlerin dans
Les chroniques contemporaines se plaisent à raconter la fraude pieuse à l'aide de laquelle Foulque trompa les Sarrasins, pour être admis en présence du saint tombeau ; mais la gravité de l'histoire ne nous permet point de répéter la relation trop naïve des vieux chroniqueurs. Le duc d'Anjou, rentré dans ses états, voulut voir sous ses yeux une image des lieux qu'il avait visités, et fit bâtir, près du château de Loches, une église semblable à celle du Saint-Sépulcre. C'est là qu'il implorait chaque jour la clémence divine ; mais ses prières n'avaient point encore fléchi le Dieu de miséricorde. Bientôt il sentit renaître dans son coeur le trouble qui l'avait si longtemps agité. Foulque se mit en route une seconde fois pour se rendre à Jérusalem, où il édifia de nouveau les fidèles par les expressions de son repentir et les austérités de sa pénitence. Revenu en Europe par l'Italie, il délivra le souverain pontife d'un ennemi formidable qui ravageait l'état romain. Le pape récompensa son zèle, loua sa dévotion et lui donna l'absolution de tous ses péchés. Le noble pèlerin revint enfin dans son duché, rapportant avec lui une foule de reliques dont il orna les églises de Loches et d'Angers. Dès lors il s'occupa, au sein de la paix, de faire bâtir des monastères et des villes, ce qui lui acquit le surnom de grand édificateur, comme ses nombreux pèlerinages l'avaient fait surnommer le palmier. Ses services et ses bienfaits lui méritèrent les bénédictions de l'église et celles de ses peuples, qui remerciaient le ciel d'avoir rappelé leur prince à la modération et à la vertu. Foulque semblait n'avoir plus rien à craindre de la justice de Dieu ni de celle des hommes ; mais tels étaient le cri de sa conscience et le tourment de son âme agitée, que rien ne pouvait le défendre contre ses propres remords et lui rendre la paix qu'il avait cherchée deux fois auprès du tombeau de Jésus-Christ. Le malheureux prince résolut de faire un troisième pèlerinage à Jérusalem.
Dans le même temps, Robert, duc de Normandie, père de Guillaume le Conquérant, accusé d'avoir fait empoisonner son frère Richard, partit pour la terre sainte. Il s'en allait, dit la vieille chronique de Normandie (48), « tout nu-pieds et en lange, accompagné de grant foison de chevaliers, de barons et aultres gens. » Passant à Rome, Robert fît revêtir d'un riche manteau la statue équestre de Constantin, « qui était faite d'airain, disant que les Romains fesoient petite révérence à leur seigneur, puisqu'ils ne pouvaient lui donner un mantel dans tout un an. »
Arrivé à Constantinople, le duc dé Normandie dédaigna le luxe et les présents de l'empereur, et parut à la cour comme le plus simple des pèlerins. Robert, qui, d'après ses propres paroles, mettait plus de prix aux maux qu'il souffrait pour Jésus-Christ qu'à la meilleure ville de son duché, supporta pieusement les fatigués et les ennuis du pèlerinage. Tombé malade dans l'Asie Mineure, il refusa les services des chrétiens de sa suite, et se fît porter par des Sarrasins dans une litière. Un pèlerin de
Le
plus grand bonheur pour les pèlerins, celui qu'ils demandaient au ciel comme la
récompense des souffrances d'une longue route, était de mourir dans la ville où
Jésus-Christ était mort. Lorsqu'ils se présentaient devant le sépulcre du fils
de Dieu, ils avaient coutume d'adresser au Sauveur cette prière : « Vous
qui êtes mort pour nous et qui fûtes enseveli dans ce saint lieu, prenez pitié
de notre misère, et retirez-nous aujourd'hui de cette vallée de larmes. »
Les vieilles relations parlent d'un chrétien du pays d'Autun, nommé Lethbald,
qui, arrivé à Jérusalem, chercha la mort dans l'excès du jeûne et des
mortifications. Un jour il resta longtemps en prières sur la montagne des
Oliviers, les yeux et les bras levés vers le ciel, où Dieu semblait l'appeler à
lui. Lorsqu'il fut rentré dans l'hospice des pèlerins, il s'écria trois fois:
Gloire à toi, Seigneur ! Et mourut subitement, à la vue de ses compagnons qui
ne pouvaient assez admirer le miracle de son trépas (49).
L'envie de se sanctifier par le voyage de Jérusalem devint à la fin si générale, que les troupes de pèlerins alarmèrent par leur nombre les pays qu'elles traversaient. Quoiqu'elles ne recherchassent point les combats, on les désignait déjà sous le nom d'armées du Seigneur, et plusieurs monuments historiques nous apprennent que les chrétiens portaient souvent, dans leur pèlerinage à Jérusalem, une image de la croix comme on la porta plus tard dans les guerres entreprises pour la délivrance du saint tombeau. Dans l’année 1054, Lietbert, évêque de Cambrai, partit pour la terre sainte, suivi de plus de trois mille pèlerins des provinces de Picardie et de Flandre. Lorsqu'il se mit en marche, le peuple et le clergé l'accompagnèrent à trois lieues de la ville, et, les yeux mouillés de larmes, demandèrent à Dieu le retour de leur évêque et de leurs frères. Les pèlerins traversèrent l'Allemagne sans rencontrer d'ennemis; mais, arrivés dans
Dix ans après le voyage de Lietbert, sept mille chrétiens, parmi lesquels on comptait l'archevêque de Mayence, les évêques de Ratisbonne, de Bamberg, d'Utrecht, partirent ensemble des bords du Rhin pour se rendre dans
De grandes calamités menaçaient alors le monde chrétien ; une nation barbare, fléau des autres peuples, enclume qui devait peser sur toute la terre (52), allait être suscitée par la colère divine ; depuis plusieurs siècles les riches contrées de l'Orient étaient sans cesse envahies par des hordes venues de
Les rives du Tigre et de l'Euphrate étaient alors troublées par la révolte des émirs, qui se partageaient les dépouilles des califes de Bagdad. Le calife Cayen implora le secours de Togrul, et promit la conquête de l'Asie au nouveau maître de
L'empire que le vicaire de Mahomet montrait à l'ambition des nouveaux conquérants fut bientôt envahi par leurs armes. Sous le règne d'Alp-Arslan (56) et de Maleck-Schah, successeurs de Togrul, les sept branches de la dynastie de Seldjoue se partagèrent les plus vastes royaumes de l'Asie. Trente ans s'étaient à peine écoulés depuis que les Turcs avaient conquis
Un lieutenant de Maleck-Schah porta la terreur de ses armes sur les bords du Nil, et s'empara de
C'est
ici que l'histoire peut dire avec l'écriture que Dieu avait livré ses enfants à
ceux qui les haïssaient. Comme la domination des nouveaux conquérants de la Syrie et de la Judée était récente et mal
affermie, elle se montra inquiète, jalouse et violente. Les chrétiens eurent à
souffrir des calamités que leurs pères n'avaient point connues sous les règnes
des califes de Bagdad et du Caire.
Lorsque
les pèlerins de l'église latine, après avoir traversé des contrées ennemies et
couru mille dangers, arrivaient dans la Palestine , les portes de la ville sainte ne
s'ouvraient que pour ceux qui pouvaient payer une pièce d'or ; et, comme la
plupart étaient pauvres et qu'on les avait dépouillés dans leur route, ils
erraient misérablement autour de cette Jérusalem pour laquelle ils avaient tout
quitté. Le plus grand nombre périssaient par la soif, la faim, la nudité, ou
par le glaive des barbares. Ceux qui parvenaient à entrer dans la ville
n'étaient point à l'abri des plus grands périls : les menaces et les sanglants
outrages des musulmans les poursuivaient au Calvaire, sur le mont Sion et dans
tous les lieux qu'ils allaient visiter (58).
Lorsqu'ils étaient assemblés dans les églises avec leurs frères de la sainte
cité, une multitude furieuse venait interrompre par ses cris l'office divin,
foulait aux pieds les vases sacrés, montait sur les autels mêmes du Dieu
vivant, outrageait et battait de verges le clergé revêtu de la robe des
pontifes et de la tunique des lévites. Plus le peuple fidèle montrait de
ferveur dans sa dévotion et ses prières, plus les musulmans redoublaient de
violence ; l'excès de leur barbarie éclatait surtout à l'époque des fêtes
solennelles; et, chaque année, les jours les plus révérés dans l'église
chrétienne, ceux où naquit le Sauveur du monde, où il mourut et où il
ressuscita, étaient marqués par la persécution et la mort de ses disciples.
Les pèlerins qui revenaient en Europe racontaient ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient souffert. Leurs récits, exagérés par la renommée, et volant de bouche en bouche, arrachaient des larmes à tous les fidèles.
Tandis
que les Turcs, sous les ordres de Toutousch et d'Ortock, désolaient la Syrie et la Palestine , d'autres
tribus de cette nation, conduites par Soliman, neveu de Maleck-Schah, avaient
pénétré dans l'Asie Mineure. Elles s'étaient emparées de toutes les provinces
que traversaient les pèlerins de l'Occident pour arriver à Jérusalem. Ces
contrées, où les apôtres de l'évangile avaient commencé à faire entendre leur
voix, où la religion chrétienne avait jeté ses premières clartés, la plupart
des villes grecques dont les noms s'étaient mêlés glorieusement aux annales de
l'église naissante, avaient subi le joug des infidèles.
L'étendard
du prophète de la Mecque
flottait sur les murs d'édesse, d'Iconium, de Tarse, d'Antioche. Nicée était
devenue le siège d'un empire musulman ; on insultait à la divinité de
Jésus-Christ dans cette ville où le premier concile oecuménique l'avait
déclarée un article de foi. La pudeur des vierges avait été immolée à la
brutalité des vainqueurs. Des milliers d'enfants avaient été circoncis. Partout
le Coran remplaçait les lois de la
Grèce et celles de l'évangile. Les tentes noires ou blanches
des Turcs couvraient les plaines et les montagnes de la Bithynie et de la Cappadoce , et leurs
troupeaux erraient parmi les ruines des monastères et des églises.
Jamais
les Grecs n'avaient eu des ennemis plus cruels et plus redoutables que les
Turcs. Tandis que la cour d'Alp-Arslan et de Maleck-Schah étalait la
magnificence et recueillait les lumières des anciens Persans, tout le reste de
la nation était barbare et conservait, au milieu des peuples vaincus, les
moeurs féroces et sauvages de la Tartarie. Les enfants de Seldjouqide aimaient
mieux vivre sous la tente que dans les villes ; ils se nourrissaient du lait de
leurs troupeaux et dédaignaient l'agriculture et le commerce, persuadés que la
guerre devait fournir à tous leurs besoins. Pour eux la patrie était partout où
triomphaient leurs armes, dans tous les lieux qui leur offraient de riches
pâturages. Lorsqu'ils se transportaient d'un pays dans un autre, tous ceux de
la même famille marchaient ensemble ; ils entraînaient avec eux tout ce qu'ils
aimaient, tout ce qu'ils possédaient. Une vie toujours errante, de fréquentes
querelles qui éclataient parmi les hordes rivales, entretenaient leur esprit
militaire. Chaque guerrier portait son nom écrit sur un javelot, et jurait de
le faire respecter de ses ennemis. Les Turcs montraient tant d'ardeur pour les
combats, qu'il suffisait à un chef d'envoyer ses flèches ou son arc à ceux de
sa tribu pour les appeler à la guerre. Ils supportaient la faim, la soif et la
fatigue avec une patience qui les rendait invincibles. L'Orient n'avait aucun
peuple qui les surpassât dans l'art de conduire un cheval et de lancer un trait
; rien n'égalait l'impétuosité de leur attaque ; redoutables même dans la
fuite, ils se montraient implacables dans la victoire. Ils n'étaient conduits
dans leurs expéditions, ni par la gloire, ni par l'honneur, mais par l'amour de
la destruction et du pillage.
Le bruit de leurs invasions avait retenti parmi les peuplades qui demeuraient au delà du Caucase et de la mer Caspienne ; de nouvelles émigrations venaient chaque jour fortifier leurs armées. Comme ils étaient dociles dans la guerre, turbulente et rebelle dans la paix, les chefs les conduisaient sans cesse à de nouveaux combats. Maleck-Schah, pour se débarrasser de ses lieutenants, bien plus que pour les récompenser, leur avait permis de conquérir les terres des Grecs et des égyptiens. Ils levèrent facilement des armées auxquelles on promettait les dépouilles des ennemis du prophète et de son vicaire légitime. Tous ceux qui n'avaient point pris de part au butin des guerres précédentes, accoururent en foule sous les drapeaux, et les richesses dela Grèce furent bientôt la
proie des cavaliers turcs qu'on avait vus sortir de leurs déserts avec un
feutre de laine et des étriers de bois. De toutes les hordes soumises à la
dynastie de Seldjouqide, celles qui envahirent la Syrie et l'Asie Mineure
étaient les plus pauvres, les plus grossières et les plus intrépides.
Le bruit de leurs invasions avait retenti parmi les peuplades qui demeuraient au delà du Caucase et de la mer Caspienne ; de nouvelles émigrations venaient chaque jour fortifier leurs armées. Comme ils étaient dociles dans la guerre, turbulente et rebelle dans la paix, les chefs les conduisaient sans cesse à de nouveaux combats. Maleck-Schah, pour se débarrasser de ses lieutenants, bien plus que pour les récompenser, leur avait permis de conquérir les terres des Grecs et des égyptiens. Ils levèrent facilement des armées auxquelles on promettait les dépouilles des ennemis du prophète et de son vicaire légitime. Tous ceux qui n'avaient point pris de part au butin des guerres précédentes, accoururent en foule sous les drapeaux, et les richesses de
Dans l'excès de leur misère, les Grecs des provinces conquises osaient à peine porter leurs regards vers les souverains de Byzance, qui n'avaient point eu le courage de les défendre, et qui ne leur laissaient aucun espoir de voir finir leurs maux. L'empire grec se précipitait vers sa ruine au milieu des révolutions et des guerres civiles. Depuis le règne d'Héraclius, Constantinople avait vu onze de ses empereurs mis à mort dans leurs propres palais. Six de ces maîtres du monde avaient terminé leurs jours dans l'obscurité des cloîtres ; plusieurs avaient été mutilés, privés de la vue, envoyés en exil ; la pourpre, flétrie par tant de révolutions, ne décorait plus que de méchants princes ou des hommes sans caractère et sans vertu. Ils ne s'occupaient que de leur conservation personnelle, et partageaient leur pouvoir avec les complices de leurs crimes, qu'ils redoutaient sans cesse ; souvent même ils sacrifiaient des villes et des provinces, pour acheter des ennemis quelques moments de sécurité, et semblaient n'avoir rien à demander à la fortune, si ce n'est que l'empire durât autant que leur propre vie.
Une rapide décadence se faisait sentir partout. Dans leurs disputes théologiques les Grecs avaient perdu le véritable esprit de l'évangile, et chez eux tout, jusqu'à la religion, était corrompu. Une bigoterie universelle, dit Montesquieu, abattait les courages et engourdissait l'empire. Toutes les vertus qui animent le patriotisme avaient disparu ; la ruse et la perfidie étaient décorées du nom de politique et recevaient les mêmes éloges que la valeur; les Grecs trouvaient aussi glorieux de tromper leurs ennemis que de les vaincre. Leurs soldats se faisaient suivre à la guerre par des chariots légers qui portaient leurs armes. Ils avaient perfectionné toutes les machines qui peuvent suppléer à la bravoure dans les sièges et dans les batailles. Leurs armées déployaient un grand appareil militaire, mais elles manquaient de combattants. Les Grecs n'avaient guère conservé de leurs ancêtres qu'un caractère turbulent et séditieux qui se mêlait à leurs moeurs efféminées, et qui éclatait surtout au milieu des dangers de la patrie. La discorde agitait sans cesse l'armée et le peuple ; on se disputait encore avec acharnement un empire menacé de toutes parts, et dont on abandonnait la défense à des barbares (59). L'empire grec avait d'abord été menacés par les disciples de Mahomet ; la conquête de Constantinople était pour les Arabes comme une des promesses du Coran ; dès les premiers temps de l'hégire,
Tandis que l'empire d'Orient touchait ainsi à son déclin et semblait miné par le temps et par la corruption, l'Occident était dans l'enfance des sociétés : il ne restait plus rien de l'empire et des lois de Charlemagne. Les peuples n'avaient presque point de rapports entre eux, et ne se rapprochaient que le fer et la flamme à la main; l'église, la royauté, les nations, les royaumes, tout était mêlé et confondu; nulle puissance n'était assez forte pour arrêter les progrès de l'anarchie et les abus de la féodalité. Quoique l'Europe fût pleine de soldats et couverte de châteaux forts, les états restaient souvent sans appui contre leurs ennemis, et n'avaient point d'armées pour leur propre défense. Au milieu de la confusion générale, il n'y avait de sécurité que dans les camps et les forteresses, tour à tour la sauvegarde et la terreur des bourgs et des campagnes. Les plus grandes villes n'offraient aucun asile à la liberté ; la vie des hommes était comptée pour si peu de chose, qu'on pouvait, avec quelques pièces de monnaie, acheter l'impunité du meurtre. C'est le glaive à la main qu'on invoquait la justice, c'est par le glaive qu'on poursuivait la réparation des torts et des injures. La langue des barons et des seigneurs n'avait point de mots pour exprimer le droit des gens ; la guerre était toute leur science; elle était toute la politique des princes et des états.
Cependant cette barbarie des peuples de l'Occident ne ressemblait point à celle des Turcs, dont la religion et les moeurs repoussaient toute espèce de civilisation et de lumières; ni à celle des Grecs, qui n'étaient plus qu'un peuple corrompu. Tandis que les uns avaient tous les vices d'un état presque sauvage, et les autres toute la corruption d'un état en décadence, il se mêlait aux moeurs barbares des Francs quelque chose d'héroïque et de généreux qui semblait tenir des passions de la jeunesse. La barbarie grossière des Turcs leur faisait mépriser tout ce qui était noble et grand ; les Grecs avaient une barbarie savante et polie qui les remplissait de dédain pour l'héroïsme et les vertus militaires. Les Francs étaient aussi braves que les Turcs, et mettaient plus de prix à la gloire que les autres peuples. Le sentiment d'honneur qui créa en Europe la chevalerie, dirigeait leur bravoure et leur tenait lieu quelquefois de justice et de vertu (60).
La religion chrétienne, que les Grecs avaient réduite à de petites formules et à de vaines pratiques de superstition, ne leur inspirait jamais de grands desseins et de nobles pensées. Chez les peuples d'Occident, comme on n'avait point encore soumis à de fréquentes disputes les dogmes du christianisme, la doctrine de l'évangile conservait plus d'empire sur les esprits; elle disposait mieux les coeurs à l'enthousiasme, et formait à la fois des saints et des héros. Quoique la religion ne prêchât pas toujours sa morale avec succès et qu'on abusât de son influence, elle tendait cependant à adoucir les moeurs des peuples barbares qui avaient envahi l'Europe; elle prêtait au faible son autorité sainte ; elle inspirait une crainte salutaire à la force, et corrigeait souvent les injustices des lois humaines.
Au milieu des ténèbres qui couvraient l'Europe, la religion chrétienne conservait la langue latine ; cette langue, qui avait déjà connu une civilisation, gardait seule la mémoire des temps passés, et seule pouvait tenir lieu de règle et d'expérience aux sociétés naissantes. Tandis que le despotisme et l'anarchie se partageaient les villes et les royaumes, les peuples invoquaient la religion contre la tyrannie, les princes l'invoquaient contre la licence et la révolte. Souvent, dans le trouble des états, le titre de chrétien inspira plus de respect et réveilla plus d'enthousiasme que le titre de citoyen romain dans l'ancienne Rome. Dans l'excès même de leur barbarie, les nations semblaient ne reconnaître d'autres législateurs que les Pères des conciles, d'autre code que l'évangile et les saintes écritures. L'Europe pouvait être considérée comme une société religieuse où la conservation de la foi était le plus grand intérêt, où les hommes appartenaient plus à l'église qu'à la patrie. Dans cet état de choses, il était facile d'enflammer l'esprit des peuples en leur présentant la cause de la religion et des chrétiens à défendre.
Dix ans avant l'invasion de l'Asie Mineure par les Turcs, Michel Ducas, successeur de Romain Diogène, avait imploré le secours du pape et des princes de l'Occident. Il avait promis de faire tomber toutes les barrières qui séparaient l'église grecque de l'église romaine, si les Latins prenaient les armes contre les infidèles. Grégoire VII occupait alors la chaire de saint Pierre; ses talents, ses lumières, l'audace et l'inflexibilité de son caractère, le rendaient capable des plus grandes entreprises. L'espoir d'étendre l'empire de la religion et le pouvoir du Saint-Siège en Orient lui fit accueillir les humbles supplications de Michel Ducas : il exhorta les fidèles à prendre les armes contre les musulmans, et s'engagea à les conduire lui-même en Asie.
« Les
maux des chrétiens d'Orient, disait-il dans ses lettres, l'avaient ému jusqu'à
lui faire désirer la mort; il aimait mieux exposer sa vie pour délivrer les
saints lieux, que de commander à tout l'univers. » Entraînés par ses
exhortations, cinquante mille chrétiens prirent l'engagement de suivre Grégoire
à Constantinople et à Jérusalem. Mais le pontife ne tint point la promesse
qu'il avait faite, et les affaires de l'Europe, où son ambition était plus
intéressée que dans celles de l'Asie, vinrent suspendre l'exécution de ses
projets (61).
Chaque jour la puissance des papes s'augmentait par les progrès du
christianisme et par le besoin même qu'on avait de sortir de la barbarie. Rome
était devenue une seconde fois la capitale du monde, et semblait avoir repris,
sous Hildebrand, l'empire qu'elle avait eu sous les Césars. Armé du double
glaive de Pierre, Grégoire soutint hautement que tous les royaumes étaient du
domaine du Saint-Siège et que son autorité devait être universelle comme
l'église dont il était le chef. De pareilles prétentions, qui eurent d'abord
pour motifs l'indépendance du sanctuaire et la réforme du monde chrétien,
engagèrent le pontife dans de violents démêlés avec l'empereur d'Allemagne. Il
voulut aussi dicter des lois à la
France , à l'Espagne, à la Suède , à la Pologne , à l'Angleterre, et, ne s'occupant plus
que de se faire reconnaître pour l'arbitre des états, il lança ses anathèmes
jusque sur le trône de Constantin, qu'il avait voulu défendre, et ne songea
plus à délivrer Jérusalem.
Après
la mort de Grégoire, Victor III, quoiqu'il suivît la politique de son
prédécesseur et qu'il eût à la fois à combattre l'empereur d'Allemagne et le
parti de l'anti-pape Guibert, ne négligea point l'occasion de faire la guerre
aux musulmans. Les Sarrasins qui habitaient l'Afrique troublaient la navigation
de la Méditerranée ,
et menaçaient les côtes d'Italie. Victor invita les chrétiens à prendre les
armes, et leur promit la rémission de tous leurs péchés s'ils allaient
combattre les infidèles. Les habitants de Pisé, de Gênes et de plusieurs autres
villes, poussés par le zèle de la religion et par l'envie de défendre leur
commerce, équipèrent des flottes, levèrent des troupes, et firent une descente
sur les côtes d'Afrique (62),
où, si l'on en croit les chroniques du temps, ils taillèrent en pièces une
armée de cent mille Sarrasins. Pour qu'on fût assuré, dit Baronius, que Dieu
s'intéressait à la cause des chrétiens, le jour même où les Italiens
triomphèrent des ennemis de Jésus-Christ, la nouvelle en fut portée
miraculeusement au delà des mers. Après avoir livré aux flammes deux villes,
Al-Mahadia et Sibila (63),
bâties dans l'ancien territoire de Carthage, et forcé un roi de la Mauritanie à payer un
tribut au Saint-Siège, les Génois et les Pisans revinrent en Italie, où les
dépouilles vaincues furent employées à l'ornement des églises. Cependant le
pape Victor mourut sans avoir pu réaliser le projet d'attaquer les infidèles en
Asie. La gloire de délivrer Jérusalem appartenait à un simple pèlerin, qui ne
tenait sa mission que de son zèle et n'avait d'autre puissance que la force de
son caractère et de son génie. Quelques-uns donnent à Pierre l'Ermite une
origine obscure ; d'autres le font descendre d'une famille noble de Picardie;
tous s'accordent à dire qu'il avait un extérieur grossier. Né avec un esprit
actif et inquiet, il chercha dans toutes les conditions de la vie un bonheur
qu'il ne put trouver. L'étude des lettres, le métier des armes, le célibat, le
mariage, l'état ecclésiastique, ne lui avaient rien offert qui pût remplir son
coeur et satisfaire son âme ardente. Dégoûté du monde et des hommes, Pierre se
retira parmi les cénobites les plus austères. Le jeûne, la prière, la
méditation, le silence de la solitude, exaltèrent son imagination. Dans ses
visions, il entretenait un commerce habituel avec le ciel, et se croyait
l'instrument de ses desseins, le dépositaire de ses volontés. Il avait la
ferveur d'un apôtre, le courage d'un martyr. Son zèle ne connaissait point
d'obstacles, et tout ce qu'il désirait lui semblait facile. Lorsqu'il parlait,
les passions dont il était agité animaient ses gestes et ses paroles et se communiquaient
à ses auditeurs (64)
: rien ne résistait ni à la force de son éloquence, ni à l'entraînement de son
exemple. Tel fut l'homme extraordinaire qui donna le signal des croisades, et
qui, sans fortune et sans renommée, par le seul ascendant des larmes et des
prières, parvint à ébranler l'Occident pour le précipiter tout entier sur
l'Asie.
Le bruit des pèlerinages en Orient fit sortir Pierre de sa retraite. Il suivit dans
Après cet entretien, l'enthousiasme de Pierre n'eut plus de bornes : il fut persuadé que le ciel lui-même l'avait chargé de venger sa cause. Un jour qu'il était prosterné devant le saint sépulcre, il crut entendre la voix de Jésus-Christ qui lui disait : « Pierre, lève-toi ; cours annoncer les tribulations de mon peuple ; il est temps que mes serviteurs soient secourus et les saints lieux délivrés. » Plein de l'esprit de ces paroles qui retentissaient sans cesse à son oreille, chargé des lettres du patriarche, il quitte
L'ermite Pierre traversa l'Italie, passa les Alpes, parcourut
L'Ermite
allait de ville en ville, de province en province, implorant le courage des
uns, la pitié des autres; tantôt il se montrait dans la chaire des églises,
tantôt il prêchait dans les chemins et sur les places publiques. Son éloquence
était vive et emportée, remplie d'apostrophes véhémentes qui entraînaient la
multitude. Il rappelait la profanation des saints lieux et le sang des
chrétiens versé par torrents dans les rues de Jérusalem; il invoquait tour à
tour le ciel, les saints, les anges, qu'il prenait à témoin de la vérité de ses
récits ; il s'adressait à la montagne de Sion, à la roche du Calvaire, au mont
des Oliviers, qu'il faisait retentir de sanglots et de gémissements. Quand il
ne trouvait plus de paroles pour peindre les malheurs des fidèles, il montrait
aux assistants le crucifix qu'il portait avec lui ; il se frappait la poitrine
et se meurtrissait le sein, ou versait un torrent de larmes.
Le peuple se pressait en foule sur les traces de Pierre. Le prédicateur de la guerre sainte était partout reçu comme un envoyé de Dieu : on s'estimait heureux de toucher ses vêtements ; le poil arraché à la mule qu'il montait était conservé comme une sainte relique. A sa voix, les différends s'apaisaient dans les familles, les pauvres étaient secourus, la débauche rougissait de ses excès ; on ne parlait que des vertus de l'éloquent cénobite; on racontait ses austérités et ses miracles (66); on répétait ses discours à ceux qui ne les avaient point entendus et qui n'avaient pu s'édifier par sa présence.
Souvent
il rencontrait dans ses courses des chrétiens d'Orient bannis de leur patrie et
parcourant l'Europe en demandant l'aumône. L'ermite Pierre les présentait au
peuple comme des témoignages vivants de la barbarie des infidèles; en montrant
les lambeaux dont ils étaient couverts, le saint orateur s'élevait avec
violence contre leurs oppresseurs et leurs bourreaux. A ce spectacle, les
fidèles éprouvaient tour à tour les plus vives émotions de la pitié et les
fureurs de la vengeance; tous déploraient dans leur coeur les malheurs et la
honte de Jérusalem. Le peuple élevait la voix vers le ciel pour demander à Dieu
qu'il daignât jeter un regard sur sa ville de prédilection ; les uns offraient
leurs richesses, les autres leurs prières ; tous promettaient de donner leur
vie pour la délivrance des saints lieux.
Au milieu de cette agitation générale, Alexis Comnène, qui était menacé par les Turcs, envoya au pape des ambassadeurs pour solliciter les secours des Latins. Quelque temps avant cette ambassade, il avait adressé aux princes de l'Occident des lettres dans lesquelles il leur racontait d'une manière lamentable les conquêtes des Turcs dans l'Asie Mineure. « Ces hordes sauvages, qui, dans leurs débauches et dans l'ivresse de la victoire, avaient outragé la nature et l'humanité (67), étaient aux portes de Byzance, et, sans le prompt secours de tous les peuples chrétiens, la ville de Constantin allait tomber sous la plus affreuse domination. Alexis rappelait aux princes de la chrétienté les saintes reliques renfermées dans Constantinople, et les conjurait de sauver de la profanation des infidèles ce dépôt sacré. Après avoir étalé la splendeur et les richesses de sa capitale, il exhortait les chevaliers et les barons à venir les défendre ; il leur offrait ses trésors pour prix de leur courage, et leur vantait la beauté des femmes grecques, dont l'amour devait payer les exploits de ses libérateurs. » Ainsi rien n'était oublié pour flatter les passions et réveiller l'enthousiasme des guerriers de l'Occident. L'invasion des Turcs était, aux yeux d'Alexis, le plus grand des malheurs qu'eut à redouter le chef d'un royaume chrétien ; et, pour écarter un pareil danger, tout lui paraissait juste et convenable. Il pouvait supporter l'idée de perdre sa couronne, mais non la honte de voir ses états soumis aux lois de Mahomet ; s'il devait un jour perdre l'empire, il s'en consolait d'avance, pourvu que
Pour répondre aux prières d'Alexis et aux voeux des fidèles, le souverain pontife convoqua à Plaisance un concile, afin d'y exposer les périls de l'église grecque et de l'église latine d'Orient (68). Les prédications de Pierre avaient tellement préparé les esprits, que plus de deux cents évêques et archevêques, quatre mille ecclésiastiques et trente mille laïcs, obéirent à l'invitation du Saint-Siège. Le concile se trouva si nombreux, qu'il fut obligé de s'assembler dans une plaine voisine de la ville.
Dans cette assemblée des fidèles, tous les regards se portèrent sur les ambassadeurs d'Alexis : leur présence au milieu d'un concile latin annonçait assez les désastres de l'Orient. Lorsqu'ils eurent exhorté les princes et les guerriers à sauver Constantinople et Jérusalem, Urbain appuya leurs discours et leurs prières de toutes les raisons que pouvaient lui fournir les intérêts de la chrétienté et la cause de la religion. Cependant le concile de Plaisance ne prit aucune résolution sur la guerre contre les infidèles. Il n'avait pas seulement pour objet la délivrance de la terre sainte : les déclarations de l'impératrice Adélaïde, qui vint révéler sa propre honte et celle de son époux, les anathèmes contre l'empereur d'Allemagne et contre l'antipape Guibert, occupèrent plusieurs jours l'attention d'Urbain et des Pères du concile.
D'autres raisons expliqueraient le peu d'effet que produisit la prédication d'Urbain dans le concile de Plaisance. Les peuples d'Italie, auxquels s'adressait le souverain pontife, étaient livrés à l'esprit de commerce, et les préoccupations mercantiles ne vont guère avec l'enthousiasme religieux; de plus, l'Italie se trouvait fortement distraite par un esprit de liberté qui enfantait des troubles et portait à négliger les intérêts de la religion. On peut ajouter que la puissance pontificale, parfois réduite à de dures extrémités, avait perdu quelque chose de son prestige, quelque chose de son influence, pour les peuples d'au delà des Alpes. Tandis que le monde chrétien révérait dans Urbain le formidable successeur de Grégoire, les Italiens, dont il avait quelquefois imploré la charité, ne connaissaient que ses disgrâces et ses malheurs ; sa présence ne réchauffait point leur zèle, et ses décisions n'étaient pas toujours des lois pour ceux qui l'avaient vu, du sein de la misère et de l'exil, forger les foudres lancés sur les trônes de l'Occident.
Le
prudent Urbain n'entreprit point de réveiller l'ardeur des Italiens; il pensa
d'ailleurs que leur exemple n'était pas propre à entraîner les autres nations.
Pour prendre un parti décisif sur la guerre sainte et pour intéresser tous les
peuples à son succès, il résolut d'assembler un second synode au sein d'une
nation belliqueuse et dès ces temps reculés accoutumée à donner l'impulsion à
l'Europe. Le nouveau concile assemblé à Clermont en Auvergne (69)
ne fut ni moins nombreux ni moins respectable que celui de Plaisance : les
saints et les docteurs les plus renommés vinrent l'honorer de leur présence et
l'éclairer de leurs conseils. La ville de Clermont (70)
put à peine recevoir dans ses murs tous les princes, les ambassadeurs et les
prélats qui étaient rendus au concile : « de sorte que, dit une ancienne
chronique, vers le milieu du mois de novembre, les villes et villages des
environs se trouvèrent remplis de peuple, et furent plusieurs contraints de
faire dresser leurs tentes et pavillons au milieu des champs et des prairies,
encore que la saison et le pays fussent pleins d'extrême froidure. »
Avant de s'occuper de la guerre sainte, le concile porta d'abord son attention sur la réforme du clergé et de la discipline ecclésiastique ; il s'occupa ensuite de mettre un frein à la licence des guerres entre particuliers. Dans ces temps barbares, les simples chevaliers vengeaient leurs injures par la voie des armes. Pour le plus léger motif, on voyait quelquefois des familles se déclarer une guerre qui durait plusieurs générations ; l'Europe était pleine de troubles occasionnés par ces hostilités. Dans l'impuissance des lois et des gouvernements, l'église employa souvent son utile influence pour rétablir la tranquillité : plusieurs conciles avaient interdit les guerres entre particuliers pendant quatre jours de la semaine, et leurs décrets avaient invoqué les vengeances du ciel contre les perturbateurs du repos public.
Le concile de Clermont renouvela la trêve de Dieu (71). Depuis le dimanche au commencement du jeune jusqu'à la seconde férié au lever du soleil après l'octave de
Ainsi on proclamait tout à la fois la paix de Dieu et la guerre de Dieu. Le concile fit beaucoup de règlements pour la discipline ecclésiastique et la réforme de l'église ; mais tous ces décrets, l'excommunication (72) même prononcée contre le roi de France Philippe I, ne purent détourner l'attention générale d'un objet qu'on regardait comme bien plus important : la captivité et les malheurs de Jérusalem.
L'enthousiasme, le fanatisme, qui s'accroît toujours dans les nombreuses réunions, était porté à son comble. Urbain satisfît enfin l'impatience des fidèles. Le concile tint sa dixième séance dans la grande place de Clermont, qui se remplit bientôt d'une foule immense. Suivi de ses cardinaux, le pape monta sur une espèce de trône qu'on avait dressé pour lui ; à ses côtés on vit paraître l'ermite Pierre, avec le bâton de pèlerin, et le manteau de laine qui lui avait attiré partout l'attention et le respect de la multitude. L'apôtre de la guerre sainte parla le premier des outrages faits à la foi du Christ : il rappela les profanations et les sacrilèges dont il avait été témoin ; les tourments et les persécutions qu'un peuple sans Dieu faisait souffrir à ceux qui allaient visiter les saints lieux. Il avait vu des chrétiens chargés de fers, traînés en esclavage, attelés au joug comme des bêtes de somme ; il avait vu les oppresseurs de Jérusalem vendre aux enfants du Christ la permission de saluer le tombeau de leur Dieu, leur arracher jusqu'au pain de la misère, et tourmenter la pauvreté elle-même pour en obtenir des tributs; il avait vu les ministres du Tout-Puissant arrachés au sanctuaire, battus de verges, et condamnés à une mort ignominieuse. En racontant les malheurs et la honte des chrétiens, Pierre avait le visage abattu et consterné ; sa voix était étouffée par des sanglots ; sa vive émotion pénétrait tous les coeurs.
Urbain parla après Pierre l'Ermite, et s'exprima en ces termes : « Vous venez d'entendre l'envoyé des chrétiens d'Orient. Il vous a dit le sort lamentable de Jérusalem et du peuple de Dieu ; il vous a dit comment la ville du roi des rois qui transmit aux autres les préceptes d'une foi pure, a été contrainte de servir aux superstitions des païens ; comment le tombeau miraculeux où la mort n'avait pu garder sa proie, ce tombeau, source de la vie future, sur lequel s'est levé le soleil de la résurrection ? A été souillé par ceux qui ne doivent ressusciter eux-mêmes que pour servir de paille au feu éternel. L'impiété victorieuse a répandu ses ténèbres sur les plus riches contrées de l'Asie : Antioche, Ephèse, Nicée, sont devenues des cités musulmanes; les hordes barbares des Turcs ont planté leurs étendards sur les rives de l'Hellespont, d'où elles menacent tous les pays chrétiens. Si Dieu lui-même, armant contre elles ses enfants, ne les arrête dans leur marche triomphante, quelle nation, quel royaume pourra leur fermer les portes de l'Occident ? »
Le
souverain pontife s'adressait à toutes les nations chrétiennes ; il s'adressait
surtout aux Français ; c'est dans leur courage que l'église plaçait son espoir
; c'est parce qu'il connaissait leur bravoure et leur piété que le pape avait
traversé les Alpes et qu'il leur apportait la parole de Dieu. A mesure que le
pontife prononçait son discours, ses auditeurs se pénétraient des sentiments
dont il était animé ; il cherchait tour à tour à exciter dans le coeur des
chevaliers et des barons qui l'écoutaient, l'amour de la gloire, l'ambition des
conquêtes, l'enthousiasme religieux, et surtout la compassion pour leurs frères
les chrétiens.
« Le peuple digne de louanges, leur disait-il, ce peuple que le Seigneur notre Dieu a béni, gémit et succombe sous le poids des outrages et des exactions les plus honteuses. La race des élus subit d'indignes persécutions ; la rage impie des Sarrasins n'a respecté ni les vierges du Seigneur, ni le collège royal des prêtres. Ils ont chargé de fers les mains des infirmes et des vieillards ; des enfants arrachés aux embrassements maternels oublient maintenant chez les barbares le nom du Dieu véritable ; les hospices qui attendaient les pauvres voyageurs sur la route des saints lieux ont reçu sous leur toit profané une nation perverse ; le temple du Seigneur a été traite comme un homme infâme, et les ornements du sanctuaire ont été enlevés comme des captifs. Que vous dirai-je de plus ? Au milieu de tant de maux, qui aurait pu retenir dans leurs demeures désolées les habitants de Jérusalem, les gardiens du Calvaire, les serviteurs et les concitoyens de l'Homme-Dieu, s'ils ne s'étaient pas imposé la loi de recevoir et de secourir les pèlerins, s'ils n'avaient pas craint de laisser sans prêtres, sans autels, sans cérémonies religieuses, une terre toute couverte encore du sang de Jésus-Christ? »
« Malheur à nous, mes enfants et mes frères, qui avons vécu dans ces jours de calamités ! Sommes-nous donc venus dans ce siècle réprouvé du ciel, pour voir la désolation de la ville sainte, et pour rester en paix lorsqu'elle est livrée entre les mains de ses ennemis ? Ne vaut-il pas mieux mourir dans la guerre que de supporter plus longtemps cet horrible spectacle ? Pleurons tous ensemble sur nos fautes qui ont armé la colère divine ; pleurons, mais que nos larmes ne soient point comme la semence jetée sur le sable, et que la guerre sainte s'allume au feu de notre repentir ; que l'amour de nos frères nous anime au combat et soit plus fort que la mort même contre les ennemis du peuple chrétien. »
« Le peuple digne de louanges, leur disait-il, ce peuple que le Seigneur notre Dieu a béni, gémit et succombe sous le poids des outrages et des exactions les plus honteuses. La race des élus subit d'indignes persécutions ; la rage impie des Sarrasins n'a respecté ni les vierges du Seigneur, ni le collège royal des prêtres. Ils ont chargé de fers les mains des infirmes et des vieillards ; des enfants arrachés aux embrassements maternels oublient maintenant chez les barbares le nom du Dieu véritable ; les hospices qui attendaient les pauvres voyageurs sur la route des saints lieux ont reçu sous leur toit profané une nation perverse ; le temple du Seigneur a été traite comme un homme infâme, et les ornements du sanctuaire ont été enlevés comme des captifs. Que vous dirai-je de plus ? Au milieu de tant de maux, qui aurait pu retenir dans leurs demeures désolées les habitants de Jérusalem, les gardiens du Calvaire, les serviteurs et les concitoyens de l'Homme-Dieu, s'ils ne s'étaient pas imposé la loi de recevoir et de secourir les pèlerins, s'ils n'avaient pas craint de laisser sans prêtres, sans autels, sans cérémonies religieuses, une terre toute couverte encore du sang de Jésus-Christ? »
« Malheur à nous, mes enfants et mes frères, qui avons vécu dans ces jours de calamités ! Sommes-nous donc venus dans ce siècle réprouvé du ciel, pour voir la désolation de la ville sainte, et pour rester en paix lorsqu'elle est livrée entre les mains de ses ennemis ? Ne vaut-il pas mieux mourir dans la guerre que de supporter plus longtemps cet horrible spectacle ? Pleurons tous ensemble sur nos fautes qui ont armé la colère divine ; pleurons, mais que nos larmes ne soient point comme la semence jetée sur le sable, et que la guerre sainte s'allume au feu de notre repentir ; que l'amour de nos frères nous anime au combat et soit plus fort que la mort même contre les ennemis du peuple chrétien. »
« Guerriers qui m'écoutez, poursuivait l'éloquent pontife, vous qui cherchez sans cesse de vains prétextes de guerre, réjouissez-vous, car voici une guerre légitime: le moment est venu de montrer si vous êtes animés d'un vrai courage ; le moment est venu d'expier tant de violences commises au sein de la paix, tant de victoires souillées par l'injustice. Vous qui fûtes si souvent la terreur de vos concitoyens et qui vendez pour un vil salaire vos bras aux fureurs d'autrui, armés du glaive des Macchabées, allez défendre la maison d'Israël, qui est la vigne du Seigneur des armées. Il ne s'agit plus de venger les injures des hommes, mais celles de
Ce discours d'Urbain pénétrait, embrasait tous les coeurs, et ressemblait à la flamme ardente descendue du ciel. L'assemblée des fidèles, entraînée par un enthousiasme que jamais l'éloquence humaine n'avait inspiré, se leva tout entière et fît entendre ces mots : Dieu le veut! Dieu le veut! Ce cri unanime fut répété à plusieurs reprises ; il retentit au loin dans la cité de Clermont, et jusque sur les montagnes du voisinage. Quand le calme fut rétabli : « Vous voyez ici, poursuivit le saint pontife, l'accomplissement de la promesse divine : Jésus-Christ a déclaré que, lorsque ses disciples s'assembleraient en son nom, il serait au milieu d'eux ; oui, le Sauveur du monde est maintenant au milieu de vous, et c'est lui-même qui vous inspire les accents que je viens d'entendre. Que ces paroles : Dieu le veut ! soient désormais votre cri de guerre, et qu'elles annoncent partout la présence du Dieu des armées. » En achevant ces mots, Urbain montra à l'assemblée des chrétiens le signe de leur rédemption. « C'est Jésus-Christ lui-même, leur dit-il, qui sort de son tombeau et qui vous présente sa croix : elle sera le signe élevé entre les nations qui doit réunir les enfants dispersés d'Israël ; portez-la sur vos épaules ou sur votre poitrine ; qu'elle brille sur vos armes et sur vos étendards, elle deviendra pour vous le gage de la victoire ou la palme du martyre; elle vous rappellera sans cesse que Jésus-Christ est mort pour vous et que vous devez mourir pour lui (73).
Lorsqu' Urbain eut cessé de parler, l'agitation fut grande; on n'entendait plus que ces acclamations : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Qui étaient comme la voix de tout le peuple chrétien. Le cardinal Grégoire, qui monta depuis sur la chaire de saint Pierre sous le nom d'Innocent, prononça à haute voix une formule de confession générale ; tous les assistants se prosternèrent à genoux, se frappèrent la poitrine, et reçurent l'absolution de leurs péchés.
Adémar de Monteil (74), évêque du Puy, demanda le premier à entrer dans la voie de Dieu, et prit la croix des mains du pape ; plusieurs évêques suivirent son exemple. Raymond, comte de Toulouse, s'excusa, par ses ambassadeurs, de n'avoir pu assister au concile de Clermont ; il avait déjà combattu les Sarrasins en Espagne; il promettait d'aller les combattre en Asie, suivi de ses plus fidèles guerriers. Les barons et les chevaliers qui avaient entendu les exhortations d'Urbain firent tous le serment de venger la cause de Jésus-Christ; ils oublièrent leurs propres querelles, et jurèrent de combattre ensemble les ennemis de la foi chrétienne ; tous les fidèles promirent de respecter les décisions du concile, et décorèrent leurs vêtements d'une croix rouge, de drap ou de soie (75) ; ils prirent dès lors le nom de croisés, et le nom de croisade fut donné à la guerre qu'on allait faire aux Sarrasins.
Les fidèles sollicitèrent Urbain de se mettre à leur tête ; mais le pontife, qui n'avait point encore triomphé de l'antipape Guibert, et qui poursuivait à la fois, par ses anathèmes, le roi de France et l'empereur d'Allemagne, ne pouvait quitter l'Europe sans compromettre la puissance et la politique du Saint-Siège. Il refusa d'être le chef de la croisade, et nomma l'évêque du Puy son légat apostolique auprès de l'armée des chrétiens.
Il promit à tous les croisés la rémission entière de leurs péchés. Leurs personnes, leurs familles, leurs biens, furent mis sous la protection de l'église et des apôtres saint Pierre et saint Paul. Le concile déclara que toute violence exercée envers les soldats de Jésus-Christ devait être punie par l'anathème, et recommanda ses décrets en faveur des croisés à la vigilance des prêtres et des évêques. Il régla la discipline, fixa l'époque du départ de ceux qui s'étaient enrôlés dans la milice sainte ; et, de peur que la réflexion n'en retînt quelques-uns dans leurs foyers, il menaça d'excommunication tous ceux qui ne rempliraient pas leurs serments.
La renommée publia partout la guerre qu'on venait de déclarer aux infidèles. Urbain parcourut lui-même plusieurs provinces de France, pour achever son ouvrage aussi heureusement commencé. Dans les villes de Rouen, d'Angers, de Tours, de Nîmes, il assembla des conciles, où la noblesse, le clergé et le peuple accoururent pour entendre le père des fidèles et pleurer avec lui sur les malheurs de Sion. Dans tous les diocèses, dans toutes les paroisses, les évêques et les simples pasteurs ne cessaient de bénir des croix pour les fidèles qui promettaient de s'armer pour la délivrance de la terre sainte. L'église a conservé dans ses annales les formules des prières récitées dans cette cérémonie. Le prêtre, après avoir invoqué le secours du Dieu qui a fait le ciel et la terre, priait le Seigneur de bénir, dans sa bonté paternelle, la croix des pèlerins, comme il avait béni autrefois la verge d'Aaron ; il conjurait la miséricorde divine de ne point abandonner dans les périls ceux qui allaient combattre pour Jésus-Christ, et de leur envoyer cet ange Gabriel qui avait été autrefois le fidèle compagnon de Tobie. S'adressant ensuite à chaque pèlerin prosterné devant lui, le prêtre lui disait après lui avoir attaché la croix sur la poitrine : « Reçois ce signe, image de la passion et de la mort du Sauveur du monde, afin que dans ton voyage le malheur ni le péché ne puissent t'atteindre, et que tu reviennes plus heureux et surtout meilleur parmi les tiens. »
L'auditoire
répondait, AMEN, et le saint enthousiasme qu'inspirait cette cérémonie, se
répandant de proche en proche, achevait d'embraser tous les coeurs.
On eût dit que les Français n'avaient plus d'autre patrie que la terre sainte, et qu'ils lui devaient le sacrifice de leur repos, de leurs biens et de leur vie. Cet enthousiasme, qui n'avait plus de bornes, ne tarda pas à se communiquer aux autres peuples chrétiens : il gagna l'Angleterre, encore ébranlée par la conquête récente des Normands; l'Allemagne, troublée par les anathèmes de Grégoire et d'Urbain ; l'Italie, agitée par les factions ; l'Espagne même, qui combattait les Sarrasins sur son propre territoire. Tel était l'ascendant de la religion outragée par les infidèles, telle fut l'influence de l'exemple donné parles Français, que toutes les nations chrétiennes oublièrent soudain ce qui faisait l'objet de leur ambition ou de leurs alarmes, et fournirent à la croisade les soldats dont elles avaient besoin pour se défendre elles-mêmes. Tout l'Occident retentit de ces paroles : Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas avec moi n'est pas digne de moi.
On eût dit que les Français n'avaient plus d'autre patrie que la terre sainte, et qu'ils lui devaient le sacrifice de leur repos, de leurs biens et de leur vie. Cet enthousiasme, qui n'avait plus de bornes, ne tarda pas à se communiquer aux autres peuples chrétiens : il gagna l'Angleterre, encore ébranlée par la conquête récente des Normands; l'Allemagne, troublée par les anathèmes de Grégoire et d'Urbain ; l'Italie, agitée par les factions ; l'Espagne même, qui combattait les Sarrasins sur son propre territoire. Tel était l'ascendant de la religion outragée par les infidèles, telle fut l'influence de l'exemple donné parles Français, que toutes les nations chrétiennes oublièrent soudain ce qui faisait l'objet de leur ambition ou de leurs alarmes, et fournirent à la croisade les soldats dont elles avaient besoin pour se défendre elles-mêmes. Tout l'Occident retentit de ces paroles : Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas avec moi n'est pas digne de moi.
La
situation où se trouvait l'Europe contribua sans doute à augmenter le nombre
des pèlerins : « Toutes choses allaient dans un tel désordre, dit
Guillaume de Tyr, qu'il semblait que le monde penchât vers son déclin et que la
seconde venue du fils de l'homme dût être prochaine. » Partout le peuple,
comme nous l'avons déjà dit, gémissait dans une horrible servitude; une disette
affreuse, qui désolait depuis plusieurs années la France et la plupart des
royaumes de l'Occident, avait enfanté toutes sortes de calamités, de crimes et
de brigandages (75
Bis). Des villages, des villes même restaient sans habitants et tombaient
en ruines. Les peuples abandonnèrent sans regret une terre qui ne pouvait plus
les nourrir et ne leur offrait ni repos ni sécurité : l'étendard de la croix
leur parut un sûr asile-contre la misère et l'oppression. D'après les décrets
du concile de Clermont, les croisés se trouvaient affranchis d'impôts, ils ne
pouvaient être poursuivis pour dettes pendant leur voyage. Au seul nom de la
croix, les lois suspendaient leurs menaces, la tyrannie ne pouvait saisir ses
victimes, ni la justice même des coupables parmi ceux que l'église adoptait
pour ses défenseurs. L'assurance de l'impunité, l'espoir d'un meilleur sort,
l'amour même de la licence, et l'envie de secouer les chaînes les plus sacrées,
firent accourir la multitude sous les bannières de la croisade.
Beaucoup de seigneurs qui n'avaient point d'abord pris la croix et qui voyaient partir leurs vassaux sans pouvoir les arrêter, se déterminèrent à les suivre comme chefs militaires pour conserver quelque chose de leur autorité. La plupart des comtes et dés barons n'hésitèrent point d'ailleurs à quitter l'Europe, que le concile de Clermont venait de déclarer en état de paix et qui ne devait plus leur offrir l'occasion de signaler leur valeur ; ils avaient tous beaucoup de crimes à expier : « On leur promettait, dit Montesquieu, de les expier en suivant leur passion dominante ; ils prirent donc là croix et les armes. »
L'église n'avait point encore renoncé à l'usagé d'imposer des pénitences publiques. Beaucoup de pécheurs rougissaient de reconnaître ainsi leurs fautes devant leurs concitoyens et leurs proches (76): ils aimèrent mieux courir le monde et s'exposer aux dangers et aux fatigues d'un pèlerinage lointain. D'un autre côté, le tribunal de la pénitence ordonnait quelquefois aux fidèles, surtout aux guerriers, de s'ensevelir dans la retraite et d'éviter avec scrupule la dissipation et les combats. Qu'on juge de la révolution qui dut s'opérer dans les esprits, lorsque l'église elle-même sonna tout à coup la trompette guerrière, et qu'elle présenta comme agréables à Dieu l'amour des conquêtes, la gloire de vaincre, l'ardeur pour les périls, dont on s'accusait naguère comme d'un péché. On peut croire que ces nouveautés dans la discipline ecclésiastique ne favorisèrent point l'amélioration des moeurs ; mais il est certain qu'elles servirent merveilleusement la guerre sainte et qu'elles augmentèrent beaucoup le nombre des pèlerins et des vengeurs du saint tombeau.
Le clergé donna lui-même l'exemple. La plupart des évêques, qui portaient le titre de comte ou de baron et qui faisaient souvent la guerre pour soutenir les droits de leurs évêchés, crurent devoir s'armer pour la cause de Jésus-Christ. Les prêtres, pour donner plus de poids à leurs prédications, prirent eux-mêmes la croix ; un grand nombre de pasteurs résolurent de suivre leur troupeau jusqu'à Jérusalem ; quelques-uns d'entre eux, comme nous le verrons dans la suite, avaient sans doute présents à la pensée les évêchés de l'Asie, et cédaient à l'espoir d'occuper un jour les sièges les plus renommés de l'église d'Orient.
Au milieu de l'anarchie et des troubles qui désolaient l'Europe depuis le règne de Charlemagne, il s'était formé une association de nobles chevaliers qui parcouraient le monde en cherchant des aventures : ils avaient fait le serment de protéger l'innocence, de secourir les faibles opprimés, et de combattre les infidèles. La religion, qui avait consacré leur institution et béni leur épée, les appela à sa défense, et l'ordre de la chevalerie, qui dut une grande partie de son éclat et de ses progrès à la guerre sainte, compta un grand nombre de ses guerriers qui se rangèrent sous les drapeaux de la croix.
L'ambition ne fut peut-être pas étrangère à leur dévouement pour la cause de Jésus-Christ. Si la religion promettait ses récompenses à ceux qui allaient combattre pour elle, la fortune leur promettait aussi les richesses et les trônes de la terre. Ceux qui revenaient d'Orient parlaient avec enthousiasme des merveilles qu'ils avaient vues, des riches provinces qu'ils avaient traversées. On savait que deux ou trois cents pèlerins Normands avaient conquis
On ne doit pas oublier cependant que l'enthousiasme religieux était le premier et principal mobile qui mettait tout le monde chrétien en mouvement. Dans les temps ordinaires les hommes suivent leurs penchants naturels et n'obéissent qu'à leurs inclinations ; mais, au temps dont nous parlons, la dévotion du pèlerinage, qui devenait plus vive en se communiquant, et qu'on pouvait appeler, selon l'expression de saint Paul, la folie de la croix, était une passion ardente et jalouse qui parlait plus haut que toutes les autres. On ne voyait plus la religion que dans la guerre contre les Sarrasins, et la religion qu'on entendait ainsi ne permettait point à ses défenseurs enthousiastes de voir une autre félicité, une autre gloire que celle qu'elle présentait à leur imagination exaltée. L'amour delà patrie, les liens de la famille, les plus tendres affections du coeur, furent sacrifiés aux idées et aux opinions qui entraînaient alors toute l'Europe. La modération était une lâcheté, l'indifférence une trahison, l'opposition un attentat sacrilège. Le pouvoir des lois n'était compté pour rien parmi ceux qui croyaient combattre pour la cause de Dieu.
Les
sujets reconnaissaient à peine l'autorité des princes et des seigneurs dans
tout ce qui concernait la guerre sainte ; le maître et l'esclave n'avaient
d'autre titre que celui de chrétien, d'autre devoir à remplir que celui de
défendre la religion les armes à la main. L'imagination du peuple voyait chaque
jour tant de prodiges, que toute la nature semblait avoir été appelée à
proclamer la volonté du ciel. « Je prends Dieu à témoin, dit l'abbé
Guibert, qu'habitant à cette époque Beauvais, je vis une fois, au milieu du
jour, quelques nuages disposés les uns sur les autres un peu obliquement, et de
telle sorte qu'on eût pu tout au plus leur trouver la forme d'une cigogne ou
d'une grue, quand tout à coup des milliers de voix, s'élevant de tous côtés,
annoncèrent qu'une croix venait de paraître dans le ciel. » Le même
chroniqueur rapporte qu'une petite femme avait entrepris le voyage de Jérusalem
; une oie, instruite je ne sais quelle nouvelle école, dit Guibert, et faisant
bien plus que ne comporte sa nature dépourvue de raison, marchait, en se
balançant, à la suite de cette femme : aussitôt la renommée, volant avec rapidité,
répandit dans les châteaux et dans les villes la nouvelle que les oies étaient
envoyées à la conquête de Jérusalem !
C'était une honte que de n'avoir pas reçu une inspiration particulière pour la guerre sainte, comme si Dieu avait appelé chacun des fidèles à la délivrance de son tombeau. Pour faire croire à un avertissement miraculeux, celui-ci, se tirant un peu de sang, traçait sur son corps des raies en forme de croix, et les montrait ensuite à tous les yeux ; celui-là produisait la tache dont il était marqué à la prunelle et qui obscurcissait sa vue, comme un oracle divin qui l'avertissait d'entreprendre le saint voyage ; un autre employait le suc des plantes nouvelles ou toute autre espèce de préparation colorée pour tracer sur son visage le signe de la rédemption; de même qu'on avait coutume de se peindre le dessous des yeux avec du fard, de même quelques pauvres pèlerins se peignaient en vert ou en rouge, afin de pouvoir se présenter comme des témoignages vivants des miracles du ciel. Ceux qui avaient recours à ces pieuses fraudes, espéraient que la charité des fidèles les aiderait à suivre la croisade. Les moines désertaient les cloîtres dans lesquels ils avaient fait serment de mourir, et se croyaient entraînés par une inspiration divine; les ermites sortaient de leurs solitudes, et venaient se mêler à la foule des croisés. Ce qu'on aura peine à croire, les voleurs, les brigands quittaient leurs retraites inconnues, venaient confesser leurs forfaits, et promettaient, en recevant la croix, d'aller les expier dans
Les artisans, les marchands, les laboureurs, abandonnaient leurs travaux et leur profession, ne songeant plus à l'avenir ni pour eux-mêmes ni pour leurs familles; les barons et les seigneurs renonçaient aux domaines acquis par la valeur et les exploits de leurs pères. Les terres, les villes, les châteaux pour lesquels on s'était fait la guerre, perdirent tout à coup leur prix aux yeux de leurs possesseurs, et furent donnés pour des sommes modiques à ceux que la grâce de Dieu n'avait point touchés et qui n'étaient point appelés au bonheur de visiter les saints lieux et de conquérir l'Orient.
Les auteurs contemporains racontent plusieurs miracles qui contribuèrent à échauffer l'esprit de la multitude. On avait vu des étoiles se détacher du firmament et tomber sur la terre; mille feux inconnus couraient dans les airs et prêtaient à la nuit la clarté du jour ; des nuages couleur de sang se levèrent tout à coup sur l'horizon vers l'Orient et vers l'Occident ; une comète menaçante parut au
Nous ne redirons pas tous les autres miracles rapportés par les chroniqueurs, mais nous indiquerons le caractère magnifiquement poétique de ces présages qui accompagnaient le vaste ébranlement de la croisade. L'imagination populaire, ne rêvant que batailles, avait semé dans les cieux les images de la guerre; la nature avait été associée aux intérêts, à l'enthousiasme, aux passions de la multitude ; toutes choses se trouvaient en harmonie avec les sentiments de tous; et, pour que le temps passé pût aussi entrer, en quelque sorte, dans le mouvement de cette époque, la tombe avait permis à d'illustres morts de se mêler aux vivants. Il faut reconnaître dans ces merveilleuses visions tout le sublime de l'épopée.
Le concile de Clermont, qui s'était tenu au mois de novembre de l'an 1095, avait fixé le départ des croisés à la fête de l'Assomption de l'année suivante. Pendant l'hiver, on ne s'occupa que des préparatifs du voyage pour la terre sainte; tout autre soin, tout autre travail fut suspendu dans les villes et dans les campagnes. Au milieu de l'effervescence générale, la religion, qui animait tous les coeurs, veillait à l'ordre public. Tout à coupon n'entendit plus parler de vols, de brigandages (79). L'Occident se tut, et l'Europe jouit, pendant quelques mois, d'une paix qu'elle ne connaissait plus.
Parmi les préparatifs de la croisade, on ne doit pas oublier le soin que prenaient les croisés de faire bénir leurs armes et leurs drapeaux. Dans chaque paroisse , le pontife ou le pasteur, après avoir répandu l'eau sainte sur les armes déposées devant lui, priait le Seigneur tout-puissant d'accorder à celui ou à ceux qui devaient les porter dans les combats, le courage et la force qu'il donna autrefois à David, vainqueur de l'infidèle Goliath. En remettant à chaque chevalier l'épée qu'il avait bénie, le prêtre disait : Recevez cette épée, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit; servez-vous-en pour le triomphe de la foi; mais qu'elle ne répande jamais le sang innocent. La bénédiction des drapeaux se faisait avec la même solennité : le ministre du Dieu des armées demandait au ciel que ce signal de la guerre fût, pour les ennemis du peuple chrétien, un sujet de terreur, et pour tous ceux qui espéraient en Jésus-Christ, un gage de la victoire. Le prêtre, après avoir répandu l'eau sacrée sur l'étendard, le remettait aux guerriers à genoux devant lui, en disant : « Allez combattre pour la gloire de Dieu, et que ce signe vous fasse triompher de tous les périls. » Ces cérémonies, inconnues jusqu'alors dans l'Eglise, attiraient un immense concours de fidèles, et tous réunissaient leurs prières à celles du clergé, pour implorer la protection divine en faveur des soldats de Jésus-Christ.
Ceux qui avaient pris la croix s'encourageaient les uns les autres, et s'adressaient des lettres et des ambassades pour presser le départ. Les bénédictions du ciel semblaient être promises aux croisés qui se mettraient les premiers en marche pour Jérusalem.
Ceux mêmes qui, dans les premiers moments, avaient blâmé le délire de la croisade, s'accusèrent de leur indifférence pour la cause de la religion, et ne montrèrent pas moins de ferveur que ceux qui leur avaient donné l'exemple. Tous étaient impatients de vendre leurs possessions, et ne trouvaient plus d'acheteurs. Les croisés dédaignaient tout ce qu'ils ne pouvaient emporter avec eux ; les produits de la terre se vendaient à vil prix, ce qui ramena tout à coup l'abondance au milieu même de la disette. Un de nos vieux chroniqueurs, l'abbé Guibert, voulant peindre l'indifférence universelle pour tout ce qui n'était pas la croisade, nous dit qu'on dédaignait comme chose vile les plus belles des épouses et que les pierres précieuses n'avaient plus de charmes.
Dès que le printemps parut, rien ne put contenir l'impatience des croisés ; ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler. Le plus grand nombre allaient à pied ; quelques cavaliers paraissaient au milieu de la multitude ; plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés par des boeufs ferrés ; d'autres côtoyaient la mer, descendaient les fleuves dans des barques. Ils étaient vêtus diversement, armés de lances, d'épées, de javelots, de massues de fer, etc. La foule des croisés (80) offrait un mélange bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des femmes paraissaient en armes au milieu des guerriers ; la prostitution et les joies profanes se montraient au milieu des austérités de la pénitence et de la piété. On voyait la vieillesse à côté de l'enfance, l'opulence près de la misère ; le casque était confondu avec le froc, la mitre avec l'épée, le seigneur avec les serfs, le maître avec ses serviteurs. Près des villes, près des forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s'élevaient des tentes, des pavillons pour les chevaliers, et des autels, dressés à la hâte, pour l'office divin. Partout se déployait un appareil de guerre et de fête solennelle. D'un côté, un chef militaire exerçait ses soldats à la discipline; de l'autre, un prédicateur rappelait à ses auditeurs les vérités de l'évangile : ici, le bruit des clairons et des trompettes ; plus loin, le chant des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu'à l'Océan et depuis le Rhin jusqu'au delà des Pyrénées, on ne rencontrait que des troupes d'hommes revêtus de la croix, jurant d'exterminer les Sarrasins, et d'avance célébrant leurs conquêtes ; de toutes parts retentissait le cri de guerre des croisés : Dieu le veut! Dieu le veut !
Les pères conduisaient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisaient jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s'arrachaient des bras de leurs épouses et de leurs familles, et promettaient de revenir victorieux. Les femmes, les vieillards, dont la faiblesse restait sans appui, accompagnaient leurs fils ou leurs époux à la ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur affection, prenaient le parti de les suivre jusqu'à Jérusalem. Ceux qui restaient en Europe enviaient le sort des croisés et ne pouvaient retenir leurs larmes ; ceux qui allaient chercher la mort en Asie étaient pleins d'espérance et de joie.
Parmi
les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquait une foule d'hommes qui
avaient quitté les îles de l'Océan. Leurs vêtements et leurs armes, qu'on
n'avait jamais vus, excitaient la curiosité et la surprise. Ils parlaient une
langue qu'on n'entendait point ; et, pour annoncer qu'ils venaient défendre les
intérêts de la croix, ils élevaient deux doigts de leurs mains l'un sur l'autre
(81).
Entraînés par leur exemple et par l'esprit d'enthousiasme répandu partout, des
familles, des villages entiers partaient pour la Palestine ; ils étaient
suivis de leurs humbles pénates ; ils emportaient leurs provisions, leurs
ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchaient sans prévoyance, et ne
pouvaient croire que celui qui nourrit les petits des oiseaux laissât périr de
misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutait à leur
illusion, et prêtait à tout ce qu'ils voyaient un air d'enchantement et de
prodige; ils croyaient sans cesse toucher au terme de leur pèlerinage. Les
enfants des villageois, lorsqu'une ville ou un château se présentait à leurs
yeux, demandaient si c'était là Jérusalem (82).
Beaucoup de grands seigneurs qui avaient passé leur vie dans leurs donjons
rustiques, n'en savaient guère plus que leurs vassaux ; ils conduisaient avec
eux leurs équipages de pêche et de chasse, et marchaient précédés d'une meute,
portant leur faucon sur le poing. Ils espéraient atteindre Jérusalem en faisant
bonne chère et montrer à l'Asie le luxe grossier de leurs châteaux. Au milieu
de l'entraînement universel, aucun sage ne fît entendre la voix de la raison :
personne ne s'étonnait alors de ce qui fait aujourd'hui notre surprise. Ces
scènes si étranges, dans lesquelles tout le monde était acteur, ne devaient
être un spectacle que pour la postérité (83).
Notes
1.
Correspondance d'Orient, t. V.
2.
L'église du Saint-Sépulcre fut terminée en 335. Cette église fut aussi appelée
Martyre du Sauveur, grand martyre de Jérusalem.
3.
Saint Ambroise, dans son livre « De obitu Theodos », raconte d'une
façon animée et dramatique la découverte du bois de la vraie croix.
4.
Correspondance d'Orient, t. IV.
5. Correspondance d'Orient, t. IV.
6. Oeuvres de saint Grégoire de Nysse, in-folio, t, II.
7. Saint Augustin, serm. III.
5. Correspondance d'Orient, t. IV.
6. Oeuvres de saint Grégoire de Nysse, in-folio, t, II.
7. Saint Augustin, serm. III.
8.
On trouve à la fin de ce volume une excellente analyse de l'itinéraire de
Bordeaux à Jérusalem, par M. Walckenaer.
9.
Cette fête, qui se célèbre le 14 septembre, est connue sous le nom d'Exaltation
de la sainte croix.
10.
On ne connaît rien de positif sur la vie de saint Antonin ; on sait seulement
qu'il servit dans une des légions appelées « Légions thebaines. »
L'itinéraire qui porte son nom et qui fut rédigé en latin par un de ses
compagnons de pèlerinage, a été trouvé parmi de vieux manuscrits de l'église
des SS, Sergius et Bacchée à Angers. Il a été imprimé dans celle ville en 1645.
12.
Un de nos amis, M. Reinaud, a publié, sur les invasions des Sarrasins en
Europe, le travaille plus complet qu'on puisse désirer.
13.
Jérusalem s'appelle en arabe El-Kouds, la Sainteté , et aussi Beit-el Mokadess, la Maison du sanctuaire.
14.
Cette défense ne fut pas maintenue ; car bientôt la langue arabe devint si
familière aux communions chrétiennes d'Orient, quelles finirent toutes par
traduire les livres saints de la
Bible dans le nouvel idiome. On peut consulter à ce sujet une
savante dissertation de M. Silvestre de Sacy sur les versions samaritaines de la Bible. (Mémoires de
l'Académie des Inscript., t, XLIX, p.1 et suivante)
15. Cet abbé se nommait Adamman; le lieu de son monastère s'appelait Hii, situé en Ecosse selon les uns, en Irlande selon les autres. Arculphe avait été jeté dans ces îles par un naufrage. La relation du pèlerinage d'Arulphe se trouve dans les « Acta bened », siècle III, part, II, p. 505.
15. Cet abbé se nommait Adamman; le lieu de son monastère s'appelait Hii, situé en Ecosse selon les uns, en Irlande selon les autres. Arculphe avait été jeté dans ces îles par un naufrage. La relation du pèlerinage d'Arulphe se trouve dans les « Acta bened », siècle III, part, II, p. 505.
18.
Un capitulaire de Charlemagne, de l'an 810, est conçu en ces termes: « De
eleemosinâ mittendâ ad Hierusalem propter ecclesias Dei restaurandas. »
(De l'aumône à envoyer à Jérusalem pour rebâtir les églises de Dieu).
20.
Le moine de Saint-Gall a fait une curieuse description des fêtes que
Charlemagne donna aux ambassadeurs d'Aaron, dans la cour plénière
d'Aix-la-Chapelle. « De vitâ Caroli magni. »
21.
Le pèlerinage de Charlemagne est consigné comme historique dans plusieurs
chroniques de la première croisade, et raconté tout au long dans la grande
chronique de Saint-Denis : la critique moderne a relégué ce pèlerinage au rang
des fables.
23.
L'un de ces religieux était du monastère de Saint-Innocent, dans le pays de
Bénévent, l'autre un moine espagnol. Ce pèlerinage eut lieu en 870.
24.
II existe sur l'état du commerce avant les croisades plusieurs dissertations
spéciales. L'abbé Carlier a traité cette question pour les époques de la
première et de la seconde race (Amiens, 1756). L'abbé Jausse a composé une
dissertation sur la même question. On peut consulter aussi la dissertation de
M. de Guignes, 37e vol., des Mémoires de l'Acad., des Inscriptions.
part, II.
26.
Le spectacle hideux que présentaient ces pèlerins, le plus souvent nus et
couverts de chaînes, avait fait défendre ces pénitences publiques pendant une
partie du règne de Charlemagne; mais cet usage reprit bientôt une nouvelle force
(Voyez la préface de Mabillon, Acta. Sanct, ordin. sanct, Bened.).
27. Le récit du pèlerinage de Frotmond, rédigé par un moine anonyme de Redon, est inséré dans les Acta sanct, ordin. sanct, Bened., siècle IV, part, II.
27. Le récit du pèlerinage de Frotmond, rédigé par un moine anonyme de Redon, est inséré dans les Acta sanct, ordin. sanct, Bened., siècle IV, part, II.
28.
Le récit de la vie de sainte Hélène se trouve dans le 7e vol., du mois de juillet
des Bollandistes, p. 332.
29.
Cette lettre est analysée d'une manière complète dans la Bibliothèque des
Croisades, part, I, p 443.
31.
Lebeau, Histoire du Bas-Empire, liv. LXXV, donne tous les détails sur
l'expédition de Nicéphore Phocas.
32.
Nous devons une grande partie de ces détails à un ouvrage arménien composé dans
le douzième siècle par Mathieu d'Edesse, et dont quelques fragments ont été
traduits en français par M. Chahand de Cirbied.
33.
Muratori, Annales d'Italie, t, V, p. 435 : Défense, dit ce savant, souvent
renouvelée et toujours violée par l'avarice.
34.
Guillaume de Tyr, liv. I. Hakem est encore invoqué comme un prophète par les
Druses du mont Liban : on peut consulter sur cette peuplade Niebuhr, Voyages,
t, II, p. 334-357; le Voyage de Volney, et la Correspondance
d'Orient, t, VIL On peut aussi consulter un Mémoire de M. Silvestre de Sacy,
sur le culte que les Druses rendent au veau (Mémoires de l'Acad., des Inscrip.,
t, III, p. 74 et suiv. Nouvelle série). La Chrestomathie arabe,
du même auteur, renferme de curieux détails sur Hakem et sur ses extravagances,
T.1, 2e édition. Ce savant y rassemble ce que nous apprennent Makrisi et les
autres auteurs arabes ; il y a même joint une partie des textes originaux.
Gibbon (chap. 57) a peint ce calife avec une grande vérité d'appréciation.
35.
On est étonné de lire dans l'Histoire arabe d'Egypte, par Soyouty, qu'entre
autres vexations auxquelles les chrétiens furent en proie, on les obligea, sous
peine de bannissement et même de mort, à porter sur la poitrine des croix de
bois du poids de quatre rôtis ou livres d'Egypte.
36.
La lettre de Gerbert, véritable morceau d'éloquence, est de l'année 986; elle a
été traduite dans la
Bibliothèque des Croisades.
40.
La chronique de Glaber, qui rapporte les faits qu'on vient de lire, a été
analysée dans la
Bibliothèque des Croisades, t, I. Le récit de cet historien
est extrêmement curieux pour les temps antérieurs aux croisades.
41.
On peut citer la charte de fondation du prieuré de Saint-Germier (918), celle
de donation d'Arnaud, comte de Comminges, à l'abbaye de Lezat (944), celle de
donation de Roger, comte de Carcassonne, publiées dans les Preuves de
l'histoire du Languedoc, par dom Vaissette, t, II.
43.
Les pèlerinages furent distingués en deux espèces : pèlerinages mineurs et
pèlerinages majeurs. Ceux qu'on désignait par la première de ces dénominations
ne s'étendaient pas au delà de certains oratoires situés en France (Ducange, v·
Peregrinationes ; Mss. de Chalvet, De Hoeretic.) Les pèlerinages majeurs
comprenaient tous les pèlerinages à Saint-Jacques de Galice à Rome ou à la
terre sainte ( Ducange, v· Peregrinationes). On peut voir le discours de Fleury
sur les pénitences canoniques et sur les pèlerinages.
44.
Ces montagnes, appelées monts de Joux (Montes Jovis], portent aujourd'hui le
nom de grand et petit Saint-Bernard. Lorsque saint Bernard fonda ces deux
hospices, les habitants des Alpes étaient encore idolâtres, et les Sarrasins
avaient pénétré dans le Valais, où ils troublaient sans cesse la marche des
pèlerins.
45.
La piété des rois avait depuis longtemps fondé des établissements pour recevoir
les pèlerins. L'antiquité de ces fondations royales est constatée par les
capitulaires (Baluze, Capitul., 1.1, col. 715; t, II, col. 1404).
46.
On célébrait à Rouen la seconde fête de Pâques après l'ordinaire par une
solennité en l'honneur des pèlerins. On y figurait les cérémonies observées à
leur arrivée et à leur départ.
47.
Saint Bernard, moine, dans son itinéraire fait vers la fin du neuvième siècle,
parle déjà du feu miraculeux. Sur l'apparition du feu sacré, on peut consulter
les récits curieux de Foucher de Chartres et de Caffarus, témoins oculaires de
ce miracle, dans la
Bibliothèque des Croisades, t, I, où ils ont été analysés.
48. Bibliothèque des Croisades, t, II.
48. Bibliothèque des Croisades, t, II.
50.
Ce pèlerinage, extrêmement intéressant, a été raconté par Ingulf, moine
anglais, qui était un des pèlerins, par Marian Scoot, et par Lambert, auteur
contemporain : ce dernier est celui qui offre les détails les plus curieux ; le
récit d'Ingulf est fort concis. Baronius a réuni dans ses Annales, sous l'année
1064, les trois récits. Nous les avons fondus ensemble dans notre
éclaircissement, qui se trouve à la fin de ce volume.
51.
Le pèlerinage de Robert le Frison se trouve dans le 13e vol., de Dom Bouquet
(Recueil des historiens des Gaules), et le pèlerinage de Bérenger dans le 12e
vol., de la même collection.
53.
Histoire générale de l'Inde, de Féristha, écrivain indien du dix-septième
siècle ; traduction anglaise de Gérard Dow, t.I, p. 112.
57.
On peut, à ce sujet, consulter avec fruit 1'Histoire générale des Huns, par de
Guignes, liv. X, p 215, et liv. XI, p. 3, ainsi que les dissertations de l'abbé
Guénée. On trouvera aussi quelques nouveaux détails dans les Mémoires
géographiques et historiques sur l'Egypte, par Etienne Quatre-mère, t, Il, p.
415, 442, etc.
58.
Tous ces détails sont tirés du premier livre de Guillaume de Tyr, consacré aux
temps antérieurs à la croisade.
59.
Montesquieu a rassemblé beaucoup de faits et indiqué beaucoup de considérations
sur l'empire de Byzance dégénéré, dans son admirable et rapide tableau de la
grandeur et de la décadence de l'empire romain. Gibbon a développé ce tableau
avec beaucoup d'art ; Lebeau, long et diffus, a rempli la tâche laborieuse d'un
érudit.
60.
L'état de l'Europe au moyen âge a été l'objet d'un excellent ouvrage : M.
Hallam (A View of Europe in middle âges) a parlé de cette époque avec beaucoup
de science et de critique.
61.
Les lettres écrites par Grégoire VII au sujet de cette expédition, sont
analysées d'une manière complète dans la Bibliothèque des
Croisades, t, II.
62. Vojez les Pièces justificatives à la fin du volume. Cette expédition, qui est une véritable croisade, paraît avoir été oubliée par tous les historiens des guerres saintes.
63. La principale des villes conquises parles chrétiens, Al-Mahadia, d'après les géographes orientaux, avait été fondée l'an 303 de l'hégire, par Obcidallah ou Abdallah : elle était encore très considérable au quinzième siècle. Shaw, qui la visita en 1730, la nomme « El-Medea »; elle est à trente lieues marines au sud de Tunis. Sibila, qui est l'autre ville conquise dans cette expédition, et que Shaw prend pour l'ancienne « Turris Annibalis », est à deux lieues au sud de la même côte dela Méditerranée.
62. Vojez les Pièces justificatives à la fin du volume. Cette expédition, qui est une véritable croisade, paraît avoir été oubliée par tous les historiens des guerres saintes.
63. La principale des villes conquises parles chrétiens, Al-Mahadia, d'après les géographes orientaux, avait été fondée l'an 303 de l'hégire, par Obcidallah ou Abdallah : elle était encore très considérable au quinzième siècle. Shaw, qui la visita en 1730, la nomme « El-Medea »; elle est à trente lieues marines au sud de Tunis. Sibila, qui est l'autre ville conquise dans cette expédition, et que Shaw prend pour l'ancienne « Turris Annibalis », est à deux lieues au sud de la même côte de
64.
Anne Comnène, lib. X, appelle Pierre l'Ermite « Cucupiettre » : ce
nom paraît tiré du mot picard « kiokio », petit, et du mot Petrus,
Pierre. Si l'on en croit Orderic Vital, l'Ermite portait encore un autre nom,
et s'appelait Pierre « de Acheris. » Il est désigné de la même
manière dans la chronique des comtes d'Anjou, « Eremita quidam Petrus
Achiriensis. » Guillaume de Tyr nous apprend qu'il était ermite de nom et
d'effet : Eremita nomine et effectu. Adrien Barland, dans son livre De gestis
ducum Brabantioe, s'exprime ainsi : Petrus Eremita, Ambianensis, vir nobilis,
prima oetate rei militari deditus, tametsi litteris optimè imbutus, sed corpore
difformis ac brevis statures, etc. La vie de Pierre l'Ermite a été écrite par
André Thevet, dans son Histoire des plus illustres et savants hommes de leur
siècle, et par le père d'Oultreman, jésuite. Plusieurs familles ont prétendu
descendre de Pierre l'Ermite. La prétention la plus raisonnable et la plus
appuyée est celle de la famille de Souliers, qui existe encore dans le
Limousin.
65. L'abbé Guibert est le plus curieux de tous les historiens pour la prédication de Pierre l'Ermite (Bibliothèque des Croisades, t, I).
65. L'abbé Guibert est le plus curieux de tous les historiens pour la prédication de Pierre l'Ermite (Bibliothèque des Croisades, t, I).
66.
Guibert ne paraît pas persuadé de tout ce qu'il raconte sur Pierre l'Ermite :
aussi a-t-il soin d'ajouter que son récit est moins fait pour la vérité que
pour le peuple, qui aime en général les choses nouvelles et extraordinaires,
liv. I, chap. 8.
67. Cette lettre d'Alexis est rapportée en extrait par l'abbé Guibert, et en entier dans l'Amplissim., collect., de Dom Martenne (Voyez-en la traduction dansla Biblioth. des Crois., t,
I). M. Heeren, dans son savant commentaire latin sur les historiens grecs,
révoque en doute son authenticité. La principale raison qu'il donne de son
opinion est que cette lettre est trop opposée au caractère connu des empereurs
grecs. Cette raison ne me paraît pas suffisante : on sait bien, il est vrai,
que les empereurs de Constantinople affectaient ordinairement une grande
hauteur dans leur correspondance, mais on sait aussi qu'ils n'épargnaient pas
les prières lorsqu'ils étaient dans quelque danger et qu'ils avaient besoin de
secours : rien ne s'allie mieux avec la vanité que la bassesse. Quelques
critiques n'ont pu croire qu'Alexis ait parlé dans ses lettres des belles
femmes de la Grèce
; la chose peut cependant paraître très-vraisemblable, quand on se rappelle que
les Turcs qui attaquaient l'empire de Byzance recherchaient les femmes grecques
avec ardeur. Montesquieu en a fait la remarque en parlant de la décadence de
l'empire. Il semble donc assez naturel qu'Alexis ait parlé des belles femmes de
Byzance, en s'adressant aux Francs, que les Grecs regardaient comme des
barbares et auxquels ils pouvaient supposer les goûts des Turcs (Voyez
d'ailleurs nos observations dans la Biblioth. des Crois., 1.1 et II).
67. Cette lettre d'Alexis est rapportée en extrait par l'abbé Guibert, et en entier dans l'Amplissim., collect., de Dom Martenne (Voyez-en la traduction dans
70.
Urbain ne se rendit pas immédiatement au concile de Clermont : il parcourut
auparavant toutes les provinces méridionales de France, où il tint quelques
conciles particuliers. Nous avons dressé, d'après les pièces diplomatiques de
l'époque, l'itinéraire qu'il suivit dans son voyage.
Urbain passa les Alpes au mois de juillet 1095, et arriva au
commencement du mois d'août à Valence. Il se rendit ensuite au Puy en Veley, où
il avait d'abord résolu d'assembler le concile; mais, ne trouvant aucun préparatif
dans cette ville, il l'indiqua à Clermont pour le 18 novembre ( Ruin., Vita
Urb. II, nos 188 et suiv.).
Urbain vint ensuite au monastère de Chisac, dont il consacra l'église, à laquelle il accorda certains privilèges (Bull. Urban., citée par Dora. Vaissette, Hist, du Languedoc, t, II, p. 288).
Urbain vint ensuite au monastère de Chisac, dont il consacra l'église, à laquelle il accorda certains privilèges (Bull. Urban., citée par Dora. Vaissette, Hist, du Languedoc, t, II, p. 288).
Le souverain pontife arriva à Nîmes à la fin du mois d'août (Ruin.,
Vita Urb., n·s 194 et suiv. Mabill., ad ann. 1095, n· 21) ;
Il passa ensuite le Rhône, et se rendit à Tarascon (Martenne, Collect,
amplissim., t, 1, p. 556) ;
Puis il vint à Avignon, parcourut toute la Bourgogne , et se rendit
à Clermont le 14 novembre (Ruin., Vita Urban., n· 195,).
Après le concile, il alla à Angers, à Rouen, où la publication de la
croisade fut le signal du massacre des juifs.
71.
La trêve de Dieu, « treva ou treuga Dei », fut pour la première fois
proclamée dans l'Aquitaine, A. D. 1032 ; mais elle fut souvent rejetée par la
noblesse comme contraire à ses privilèges (Voyez Ducange, Gloss., t, VI, p.
682-685).
72. La cause pour laquelle Urbain II lança l'excommunication contre Philippe, roi de France, peut jusqu'à un certain point excuser cet exercice violent de l'autorité pontificale. Cette circonstance, du reste, nous fournit l'occasion d'une remarque qui n'a point été faite par les historiens ecclésiastiques, même par les partisans les plus ardents de la cour de Rome. On sait que l'excommunication lancée contre Philippe I, et celles que le Saint-Siège lança plus tard contre Louis VII et Philippe-Auguste, furent en grande partie fondées sur la violation des lois du mariage. On peut dire que la puissance des papes eut alors pour résultat de maintenir la sainteté d'une institution qui est la première base de la société. Dans les siècles barbares, quelle autre barrière eût pu être opposée à la licence, dans un contrat où les passions ont tant de part? Les papes, tout en abusant de leur pouvoir, ont donc rendu un tirés-grand service à l'humanité.
72. La cause pour laquelle Urbain II lança l'excommunication contre Philippe, roi de France, peut jusqu'à un certain point excuser cet exercice violent de l'autorité pontificale. Cette circonstance, du reste, nous fournit l'occasion d'une remarque qui n'a point été faite par les historiens ecclésiastiques, même par les partisans les plus ardents de la cour de Rome. On sait que l'excommunication lancée contre Philippe I, et celles que le Saint-Siège lança plus tard contre Louis VII et Philippe-Auguste, furent en grande partie fondées sur la violation des lois du mariage. On peut dire que la puissance des papes eut alors pour résultat de maintenir la sainteté d'une institution qui est la première base de la société. Dans les siècles barbares, quelle autre barrière eût pu être opposée à la licence, dans un contrat où les passions ont tant de part? Les papes, tout en abusant de leur pouvoir, ont donc rendu un tirés-grand service à l'humanité.
73.
Baronius, sous la date de 1095, copie trois discours du pape Urbain sur la
croisade. Ces discours diffèrent peu entre eux, et il est à croire que le
pontife, ayant tenu plusieurs conciles, les aura prononcés tour à tour. On ne
sait pas précisément dans quelle langue s'exprima le souverain pontife : tous
les historiens des croisades ont rapporté son discours en latin ; mais leur
témoignage unanime ne prouve pas que le pape ait parlé dans cette langue. Il
suffit d'avoir les moindres notions sur le moyen Age, pour savoir que, bien que
dans le dixième et le onzième siècle la langue latine fût employée dans tous
les actes de la vie civile, qu'elle fût pratiquée par les clercs et en usage
dans la correspondance même avec les femmes, cependant elle ne fut jamais
l'idiome populaire. Les laïques, la plupart illettrés, parlaient des dialectes
qui variaient légèrement de province à province, quoiqu'une différence plus
caractérisée se fût établie entre les provinces situées au delà de la Loire et celles qui étaient
situées en deçà. Ces dialectes étaient seuls entendus du peuple, seuls aussi
ils devaient être employés lorsqu'on voulait remuer ses passions. Il est
présumable qu'Urbain s'exprima dans le dialecte roman alors communément parlé
en Auvergne, où se tint le concile de Clermont, On doit faire observer
d'ailleurs qu'Urbain était français, ce qui devait lui rendre plus facile
l'emploi de l'idiome vulgaire.
74.
Adémar de Monteil, évêque du Puy, était fils du consul de la province de
Valence; il passait dans son siècle pour un homme sage et ferme (Voyez la Chronique du monastère
de Saint-Pierre-du-Puy, imprimée à la page 7 et suiv. des preuves de l'Histoire
du Languedoc, de Dora Vaissette ). Cet historien avance même, avec la Gallia christiana, tom, I,
pag. 701, qu'Adémar avait déjà porté les armes avec distinction (tom. II, pag.
283).
75.
La croix que portaient les fidèles dans cette croisade était de drap et
quelquefois même de soie couleur rouge. Dans la suite, elle fut de différentes
couleurs. La croix, un peu relevée en bosse, se cousait sur l'épaule droite de
l'habit ou du manteau, ou bien on l'appliquait sur le front du casque. Le père
Montfaucon a gravé dans ses Monuments de la monarchie française les peintures
des vitraux de l'église de Saint-Denis, qui représentent la première croisade;
on y voit les croisés avec des croix peintes sur les banderoles de leurs lances
ou bien sur le devant de leurs casques; (Monuments de la monarchie française,
t, I, p. 384 et suiv.).
Quelques personnes, soit par superstition, soit par pieuse fraude,
s'imprimaient des croix sur la chair avec un fer chaud (Mabill., Annal., ad
ann. 1095).
Les croix étaient bénies par le pape et les évêques; les cérémonies usitées dans ces occasions se trouvent encore dans le Rituel romain. Au retour de la croisade, on détachait de l'épaule le signe sacré, et on l'attachait sur le dos, ou bien on le portait au cou.
Les croix étaient bénies par le pape et les évêques; les cérémonies usitées dans ces occasions se trouvent encore dans le Rituel romain. Au retour de la croisade, on détachait de l'épaule le signe sacré, et on l'attachait sur le dos, ou bien on le portait au cou.
75
bis. Quelques historiens ont parlé d'une maladie épidémique qui régnait à
cette époque et qu'ils appellent « lues ignis cutanei : c'est le feu de
sainte Gertrude (Exchronic. Gaufred. Historiens de France, t, XII, p. 427.
Voyez aussi l'ouvrage d'Eckkard intitulé, De expugnatione Hierosolimitana,
analysé dans la
Bibliothèque des Croisades).
76.
Beaucoup de gens rougissaient de faire pénitence « inter notos »
(Voy. la Relation
d'un officier du comte de Blois, Biblioth. des Croisades, 1.1).
77.
En 1002, quarante Normands en habits de pèlerins, revenant de Jérusalem, où ils
étaient allés pour prier, abordèrent à Salerne : c'étaient des hommes de haute
taille et qui se faisaient remarquer par leur air et par leurs armes. Trouvant
cette ville assiégée par les Sarrasins, ils demandèrent à Gaimar, qui était
alors prince de ce pays, des chevaux et des armes, et fondirent tout à coup sur
eux; ils en tuèrent plusieurs, mirent les autres en fuite, et remportèrent une
victoire admirable. On les combla de louanges ; le prince leur fit de grands
présents, et les pressa de rester auprès de lui; mais les pèlerins refusèrent
les présents, en disant qu'ils n'avaient agi que par amour de Dieu et pour le
triomphe de la foi chrétienne ; ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient rester. Le
prince, ayant tenu conseil, envoya avec eux des ambassadeurs en Normandie, et
les chargea de fruits du pays, invitant ainsi les Normands à venir dans la
contrée qui les produisait, Cette ambassade ne fut point sans effet, puisque,
dans une autre occasion, elle ouvrit aux Normands l'entrée de l'Italie, et leur
donna le moyen de la vaincre et d'y dominer (Baronius, année 1002).
78.
Robert le Frison, second fils du comte de Flandre, ne pouvant avoir de part
dans les biens de sa maison, dit à son père : « Donnez-moi des hommes et
des vaisseaux, et j'irai conquérir un état chez les Sarrasins d'Espagne. »
Cette interpellation se rencontre souvent dans les romans du moyen âge,
expression fidèle des moeurs contemporaines. « Beau sire, baillez-moi
hommes suffisants, pour me faire état ou royaume. - Beau fils, aurez ce que
vous demandez. »
79.
Le chroniqueur Guibert (lib. I, chap. VII) parle d'une façon fort curieuse des
désordres, des crimes qui souillaient et troublaient l'Europe avant la
croisade, et de l'ordre parfait, de la tranquillité profonde qui suivirent le
grand départ de l'expédition sainte. « Avant ce grand ébranlement de
nations, dit le chroniqueur, partout on entendait parler de vols, de
brigandages, d'incendies. Tout à coup les malfaiteurs, entraînés par cet
incomparable et merveilleux changement des esprits, se précipitèrent aux pieds
des évêques et des prêtres, implorant la faveur de recevoir la croix. Semblable
à la petite pluie qui suffit pour abattre soudain le vent le plus violent, ce
zèle pieux pour Jésus-Christ avait étouffé toutes les querelles, toutes les
guerres. »
80.
En parlant de cette multitude sans chef, l'abbé Guibert cite un passage des
Proverbes, où il est dit que les sauterelles n'ont pas de roi, et que c'est
pourquoi tout est envahi par leur troupe dévorante. « Oui, sans doute,
continue le chroniqueur, mais les sauterelles n'ont pas de pieuses intentions.
La chaleur du soleil seule les excite dans leur course; mais les croisés
quittaient leurs demeures pour l'amour de Dieu : leur intention était sainte.
Ils n'avaient point de roi, sans doute ; mais qu'avaient-ils besoin de roi,
puisque Dieu lui-même les conduisait ? »
81. L'abbé Guibert (Biblioth. des Croisades, t.I). Guillaume de Malsbury fait une curieuse énumération des peuples barbares qui prirent la croix (Biblioth. des Croisades, t, I ).
81. L'abbé Guibert (Biblioth. des Croisades, t.I). Guillaume de Malsbury fait une curieuse énumération des peuples barbares qui prirent la croix (Biblioth. des Croisades, t, I ).
83.
Gibbon, qui a décrit dans son tome XVI le départ des pèlerins, remarque que
l'abbé Guibert est le seul des chroniqueurs contemporains qui conserve une
sorte de sang-froid philosophique en contemplant cet entraînement des peuples
pour la guerre sainte. Nous avons lu et analysé Guibert, et nous devons dire
que nous n'avons rencontré aucun des caractères que l'historien anglais
attribue à ce chroniqueur. Guibert partageait la crédulité générale; son
ouvrage est rempli des mêmes visions, et il y a loin de lui à ce que Gibbon
appelle un philosophe. Nous renvoyons nos lecteurs aux miracles, aux
apparitions que l'abbé Guibert raconte dans son second et son troisième livre.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841
Textes de : Templiers.net
Dr. Mohamed ZEMIRLINE
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