COMMENT
LA BLEUITE A
EMPOISONNÉ LE FLN
Nora Hamamouche
A la fin des années 50, une opération de manipulation montée par les services français a déclenché une purge dévastatrice au sein de l’Armée de Libération nationale. Dans son livre « Il faut abattre
Extraits
Toute la zone rebelle de la willaya III est intoxiquée par la « bleuite ». Ce nom étrange vient des bleus de chauffe arborés en guise d’uniforme par les spécialistes de la guerre contre-insurrectionnelle dirigée par le capitaine Paul-Alain Léger. L’homme est redoutable : fin, cultivé, brun, un regard noir et perçant, le nez aquilin, les lèvres minces, avec à la fois quelque chose de féminin et de prédateur dans le visage. Parachuté en France en juillet 1944, rompu au combat dans les rizières d’Indochine et les djebels, il n’ignore rien des méthodes des services secrets français, de l’action psychologique et de la manipulation. Quand il débarque à Alger, des bombes viennent d’exploser dans la capitale, dontla Casbah
est aux ordres directs du FLN. Le capitaine Léger décide de noyauter
l’organisation. Son supérieur hiérarchique, le colonel Godard, lui-même ancien
de la Résistance ,
des troupes du 11e choc et du renseignement en Indochine, approuve son projet.
Le GRE (Groupe de Renseignement et d’Exploitation) est né.
Toute la zone rebelle de la willaya III est intoxiquée par la « bleuite ». Ce nom étrange vient des bleus de chauffe arborés en guise d’uniforme par les spécialistes de la guerre contre-insurrectionnelle dirigée par le capitaine Paul-Alain Léger. L’homme est redoutable : fin, cultivé, brun, un regard noir et perçant, le nez aquilin, les lèvres minces, avec à la fois quelque chose de féminin et de prédateur dans le visage. Parachuté en France en juillet 1944, rompu au combat dans les rizières d’Indochine et les djebels, il n’ignore rien des méthodes des services secrets français, de l’action psychologique et de la manipulation. Quand il débarque à Alger, des bombes viennent d’exploser dans la capitale, dont
Le principe de la bleuite est simple et diabolique.
Quand un rebelle est identifié et arrêté, il est interrogé, souvent torturé,
toujours compromis ou piégé. On lui offre de changer de camp. Brisé, retourné
ou acquis à sa nouvelle cause, il rejoint les Bleus. Une fois remis en liberté,
il reprend le chemin de sa willaya, où on l’aide en secret à gravir un à un les
échelons de l’Armée de Libération nationale. Le jeu est terriblement dangereux.
De son bureau à Alger, le capitaine Léger met à profit le moindre renseignement
et document saisi, confectionne de faux cachets et rédige des lettres signées
des « frères d’Alger » qu’il fait parvenir par des boîtes aux lettres
clandestines aux vrais « frères du maquis ».
Au fil des mois, ses hommes s’infiltrent, le
renseignent et tissent une vaste toile d’araignée. Un soir, quand un de ses
émissaires revient de la montagne en lui mettant sous les yeux une lettre
officielle surchargée de cachets du FLN, le capitaine Léger se frotte les yeux
: « Le porteur de cet ordre de mission est habilité au nom de la willaya III à
représenter l’armée et le Front de Libération nationale au sein de la zone
autonome d’Alger. » En clair, ce sont désormais les services français qui ont
pris la direction politico-militaire de la région d’Alger, toute une partie du
maquis. Et c’est le capitaine Léger qui décide du choix des armes et du lieu
des attentats antifrançais !
Evidemment, les nuits d’Alger redeviennent calmes et
il ne se passe plus grand-chose en dehors d’une voiture brûlée et d’une
escarmouche sans conséquences. L’opération « double jeu » va durer six mois,
pendant lesquels le FLN se demandera, stupéfait, pourquoi les activités
terroristes des « frères d’Alger » sont quasi nulles. Fin 1958, la manipulation
se transforme en intoxication meurtrière quand Léger introduit au sein du
maquis le virus de la bleuite, qui va progressivement gagner toute la willaya
III du redoutable Amirouche. La méthode consiste à déceler un authentique
maquisard, rétif, impossible à retourner, et à faire mine de lui proposer de
rejoindre les Bleus. Le capitaine Léger lui explique alors à quel point le
maquis est infiltré, lui cite les noms des « traîtres », lui fait lire des faux
documents et entendre des pseudo-messages radio à destination de ses soi-disant
complices de la willaya III. Il suffit ensuite de faire semblant d’envoyer
l’homme en mission non loin d’un maquis FLN pour qu’il s’empresse de s’évader
et d’alerter ses chefs sur l’étendue des dégâts présumés.
Dans la montagne, le doute s’installe, renforcé par la
découverte de cadavres algériens tués dans un simulacre bruyant d’embuscade.
Sur les corps abandonnés, les vrais fellaghas accourus découvrent de petits
papiers soigneusement roulés, faux ordres de mission français cousus dans la
doublure des treillis. Le syndrome aigu de paranoïa politico-militaire va gagner,
s’étendre en cercles concentriques à toute la willaya et déboucher sur un
nettoyage façon Khmers rouges. [...] Dans la willaya III, Amirouche, son chef,
est connu comme un homme intraitable, psychorigide et brutal. Puisqu’il est
persuadé que le corps de la rébellion est gangrené, il décide de traiter le mal
à sa manière. Son lieutenant Hacène Mayhouz fait installer chaque soir un
kanoun, sorte de barbecue à même le sol, et suspendre les premiers suspects par
les chevilles et les poignets... C’est la technique de l’« hélicoptère », où le
supplicié monte et descend le ventre offert aux braises du kanoun. Au petit
matin, ceux qui n’ont pas parlé sont morts ; les autres, atrocement brûlés, ont
fini par avouer n’importe quoi et à donner d’autres noms. Ils sont exécutés
comme le méritent les « traîtres ». Fort de ces renseignements, Amirouche
ordonne aussitôt d’élargir le champ des investigations. Et l’« hélicoptère »
fonctionne à plein régime.
Le 3 août 1958, Amirouche adresse une longue mise en
garde aux commandants des autres willayas : « Cher frère, j’ai le devoir de
vous informer en priant Dieu pour que ce message vous parvienne à temps de la
découverte en notre willaya d’un vaste complot ourdi depuis de longs mois par
les services français contre la révolution algérienne. Grâce à Dieu, tout
danger est maintenant écarté, car nous avons agi très rapidement et
énergiquement. Dès les premiers indices, des mesures draconiennes étaient
prises en même temps : arrêt du recrutement et contrôle des personnes déjà recrutées,
arrestation des goumiers et soldats "ayant déserté", arrestation de
toute personne en provenance d’autres willayas, arrestation de tous les
djounoud [soldats] originaires d’Alger, arrestation de tous les suspects, de
toutes les personnes dénoncées de quelque grade qu’elles soient et
interrogatoire énergique de ceux dont la situation ne paraissait pas très
régulière. » On estime à 2000 hommes le nombre de « suspects » suppliciés. Dans
sa circulaire, Amirouche précise que les traîtres sont surtout des personnes
instruites, intellectuels, étudiants, collégiens, médecins et enseignants. L’«
hélicoptère » a sans doute brûlé jusqu’à la mort le ventre d’une partie de
l’intelligentsia algérienne.
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