mardi 12 mai 2015

LA DELATION



LA DELATION:
L'IMPUNITÉ  DÉNONCÉE
G.-H. BEAUTHIER*

La  question  n'est  pas  de savoir si  la  fin  justifie  les  moyens: tous les  pouvoirs humains  ont  opiné.  L'enjeu,  en  démocratie,  est  bien  plus  la  limite  à  imposer  aux moyens.  Et le  Droit,  habillage des  rapports  de force,  doit  marquer  la  mesure  au-delà  de  laquelle  le  moyen  n'est,  à un  moment donné,  pas acceptable.  Il  en  va ainsi pour la  délation,  comme  pour l'infiltration ou  la  provocation.

I.  La délation,  un vieux moyen qui  en vaut bien un autre

L'homme sans  doute par  paresse,  mais aussi  par  carence, résout  peu  d'énigmes pénales.
Il tâtonne,  et,  quand  il  trouve,  c'est  souvent aidé par  le  hasard.  Si  le  crime parfait  est encore  à inventer, par  contre les  criminels impunis peuplent  villes et campagnes depuis  des  siècles.
Et  pourtant, toute organisation sociale  ne peut  souffrir l'impunité. Il  faut  un coupable  et  le  punir.  A défaut  d'aveu,  ou,  de preuve,  qu'il  soit ou  non extorqué,  qu'elle  soit  ou  non  fabriquée,  depuis longtemps  la  société  a  cherché des  expédients  sous  forme d'infiltration,  de provocation, ou de  délation. Elle  piège alors  ses  règles du  jeu,  mais qu'importe puisqu'il  s'agit  de la  «  bonne cause  », celle de la  sauvegarde de l'ordre, le plus  souvent  public - ou - de la  propriété  le plus fréquemment  privée.
D'ailleurs, dans  tous  les  pays,  les  coutumes, les  lois, les  codes pénaux,  se  sont  accommodés de  ces  entorses  à la  loyauté, à la  droiture.

II.  De l'infiltration  à la provocation  pour  quelle politique criminelle?

Quel Etat dit de droit,  n'a  pas ses  usages en matière de provocations,  nées -  paraît-il - avec  le genre humain?
Aux Etats-Unis,  phare  de l'internationalisme  libéral  à  la  tombée  du  siècle,  les  opérations  «undercover»  sont  un outil  comme  un autre  pour  débusquer  les  truands, trafiquants  de toute sorte.  Des  traités, des cours,  des colloques  dissertent depuis  des lustres sur les stratégies  undercover  ï.
Comme pour les  limonades, il existe  des opérations «light cover»  du genre decoy  operation,  flash roll2, ou,  des stratégies  «deep cover»,  nettement plus dures3.


Dans nombre  de pays européens,  l'infiltration, la  provocation  font pudiquement  partie de ce qui  se fait,  sans  trop  en  parler.  Les plus hautes  instances  judiciaires  viennent alors,  à défaut  de textes  légaux,  poser  les  limites  de ce  qui  est  toléré.  Ainsi,  la  Cour d'appel  de Bruxelles a décidé  dans un  arrêt,  le 7.9.1994, que Pour  combattre  efficacement  la  grande criminalité,  tel  un trafic de stupéfiants,  les services  de  police  peuvent utiliser  des  ruses  consistant,  notamment  à infiltrer  le milieu criminel  que  l'on veut  démanteler  avec recours,  le  cas échéant,  à  la  technique policière  du pseudo-achat  de  drogue  faite avec  l'accord  préalable et sous  le  contrôle  d'un magistrat  du parquet  ou du  juge  d'instruction mais  pour autant  que  cette  technique  soit  mise en  œuvre au  moment  où l'infraction a  déjà  été  commise ou est  objectivement  sur  le  point  de l'être4.
Personne  d'ailleurs  ne  s'étonne  de ne  pas voir  apparaître  dans les  statistiques  criminelles,  le nombre  de voleurs, trafiquants  qui,  secondant  les  policiers  dans leur infiltration ou  leur  fournissant des indications,  ou  encore  participant directement  à  des provocations, ont  été  exonérés de poursuites ou de  punitions. Pas  plus que ne sont  publics les  chiffres des policiers  happés  par  le  milieu ou  devenus  dépressifs  au point  d'avoir dû  être  écartés  de toutes tâches opérationnelles.
Il est permis, à ce stade, non  pas de se poser la  question de  l'utilité  de  ces méthodes  -  il parait qu'aucune force de  l'ordre  ne  voudrait les  abandonner  tant  elles font corps  avec  la fonction  de police -  mais de s'interroger  sur  le  sens même d'une politique criminelle qui s'acoquine  avec ces pratiques.
Comment  en effet  justifier  une exonération de  peine  pour celui  qui  participe pleinement et consciemment à un  délit  ou à un crime, alors  que la  sacro-sainte  logique  pénale  exigerait la  punition pour endiguer  le « mal », et,  la  resocialisation pour  récupérer le coupable  ?
A supposer  même que le  mal soit contenu après une provocation  réussie,  comment  justifier  la  relaxe  de celui  qui  comme  indicateur,  infiltrant,  ou  co-auteur-ami-des-flics,  non seulement participe  à un délit ou  à un crime,  mais,  en outre,  accomplit  l'acte  le  plus antisocial  qui  soit celui de trahir,  de moucharder, ou  d'enfoncer ses copains?
Comment admettre que le  délinquant le plus veule,  le criminel  le plus  abject soit laissé libre  de toute  peine,  écarté  de toute  tentative  de  resocialisation,  avec  un  satisfecit  pour n'avoir pas réfréné ses  instincts funestes?

III.  De la délation informelle à la délation codifiée

Collaborer, est un  des mots les  plus positifs du vocabulaire. Aucune  œuvre n'est le  produit  pur  d'une individualité.  Tout  artiste  crée en  symbiose  avec  son temps,  ses  contemporains,  son  espace. Il n'est pas  de  recherche, de découverte sans  le fruit  d'une collaboration.
Depuis  la  seconde  guerre  mondiale,  collaborer  est  surtout  synonyme  de pactiser avec l'ennemi,  de trahir  en donnant  ses  camarades. A prendre ce  verbe  dans son sens originaire, il  n'y a aucun reproche  à élever à  l’encontre d'un  citoyen qui «  collabore  » avec  la  police. Il serait d'ailleurs anormal de ne pas aider un service public à remplir  sa  mission. Répondre à un appel à témoin  est un acte civique, obligé  dans une société  responsable.  Renseigner  un agent de police sur  l'absence  de  nouvelle d'un voisin  est  un  geste  altruiste,  de même que participer  au  sauvetage  d'accidentés  de  la  route.  Ceux  qui  s'en  abstiennent  pourraient d'ailleurs être  sanctionnés  du  chef de  non-assistance  à personne en  danger.  Il  est pourtant des « collaborations  »  entre  un citoyen  et  la  police qui  sont  contre-indiquées.  Ce  sont  les collaborations mues par l'intérêt strictement  personnel, qu'il  s'agisse  de  l'appât  du  gain ou du  désir  d'échapper à une  sanction pourtant  justifiée.
Il  est  sans  doute  aussi  une  collaboration  à  proscrire:  c'est la  délation  qui assouvit  une vengeance.  C'est un des dangers  social  parmi  les  plus  aigus. 
Dénoncer  un proche,  un  collègue  pour  régler  des comptes,  pour  l'éliminer,  ouvre grande  la  porte à une violence  en cascade  :  les  vengeances  ne peuvent  alors  que  se  superposer  de manière trop  souvent  exponentielle.  Cette  délation par vengeance instaure un  régime  de  terreur    l'autre  peut  à tout moment devenir l'ennemi,  à abattre.
Devant la  difficulté  de percevoir une  délation  par vengeance, l'idéal  serait  d'écarter des débats  toute  dénonciation  visant  des  proches,  des  co-contractants,  qu'il  s'agisse  de ceux  liés par  un contrat  de  travail ou d'entreprise.  Toutefois,  réprimer une telle délation  est impossible.  Cela reviendrait  à  empêcher de  fonder  une  condamnation  sur  le  témoignage d'un proche,  d'un collègue,  ceux  qui  bien  souvent sont les  plus  utiles à  une  enquête ou  à une  instruction.  C'est après  tout,  le  travail  des enquêteurs,  des instructeurs  de déceler si «  leurs  » témoins  les  égarent,  le cas  échéant, par  ressentiment.
L'appât  du gain est un des moteurs de la  délation qu'il convient de ne pas alimenter.
En effet,  les  acteurs  ne sont  pas au  marché où  le  jeu  de  l'offre et de la  demande engendre des  profits,  des pertes, des spéculations. Les  policiers  et leurs «collaborateurs»  participent à un  service  au  public -  en  l'occurrence  la  répression - qui  exige  un désintérêt  financier total, sous  peine de sombrer dans  la  délinquance la  plus impitoyable.
Que les  collaborateurs  de police et  de justice  soient  défrayés  en  proportion  de  leurs dépens, il n'y a rien  de plus  normal. Mais, ces collaborateurs n'ont pas à  jouir  d'avantages matériels  qui  les  placeraient  en  dehors  des  remboursements  des  frais  habituels.  On  ne rémunère pas ceux  qui,  n'ayant pas un contrat ou  un statut professionnel  les  liant à  l'Etat, donnent  un  renseignement,  font  avancer  une  enquête.  Si  la  saine  collaboration  est  un devoir, elle  n'a  pas à être  monnayée. Va-t-on rémunérer ceux qui  votent, ceux qui  aident à dépouiller un scrutin,  ceux qui respectent les  règlements, qui s'acquittent de  l'impôt?
Pourquoi rémunérer  celui  qui  volontairement  collabore  avec  les  policiers,  les  magistrats,  étant  entendu  que  la  collaboration forcée  née  du  chantage,  voire de  la  torture, est,  dans tout  régime  démocratique, à proscrire?
En outre, la  récompense  en  nature  ou en argent  de  services  rendus à l'Etat,  dérègle tout projet qui veut faire adhérer  le citoyen au bien commun. Comment,  en  outre, cet Etat pourrait-il  justifier  sa  propre  participation  à  une  entreprise  de  travail  «au noir»,  alors  que le défaut de solidarité fiscale et sociale  sape  son fondement  même?
Vendre sa  collaboration à un  service  public, c'est marier l'eau  et le  feu.
L'exonération  d'une  peine est  également  une prime  aberrante  à  la  délation. Certes, exonérer  un  coupable de sa peine parce  qu'il dénonce  un ou plusieurs autres complices  ne date pas d'hier.  Ainsi,  en  droit  belge,  depuis  plus  de  cent  ans,  le  Code pénal  exempte de  toute peine  celui  qui, avant  tout attentat,  aura  donné  à l'autorité  connaissance de  complots ou d'infractions  contre la  Sûreté  de l'Etat5  ou celui coupable d'infraction  en  matière de fausse  monnaie  qui,  avant  toute  émission,  aura  également révélé  les  auteurs  aux  autorités6. Dans  un même contexte,  celui  qui  donne  connaissance  des  complots  contre  la  vie  sur  la  personne d'un chef  de  gouvernement  étranger, qui  dénonce les  complots ayant  pour  but  de détruire  ou changer la  forme  d'un gouvernement étranger,  sera exempt de toute peine7. De  même celui qui a dénoncé une  association  de malfaiteurs à laquelle  il  participait et qui donne le nom de celui  ou de ceux qui  la  dirigent doit être  exempté de  toute peine8.  La  plupart  du temps,  il  est exigé  que la  délation soit  faite avant que n'aient  commencé  les  poursuites.
A chaque  fois,  les  travaux  parlementaires  font apparaître  que l'intérêt  supérieur  commanderait  que soient  mises en veilleuse les  consciences  enflammées  par  cette  révoltante amnistie.  Ce  sont  les  mêmes  arguments  qui  ont  été  servis  lorsqu'à  été  votée  la  loi  du 9.7.1975  visant à réprimer la  détention  ou l'usage  en groupe,  ou encore,  la  vente de stupéfiants.  Des  délateurs  ont  également  été  exemptés de  toute peine  correctionnelle à  condition qu'ils  révèlent des éléments inconnus à l'autorité (avant toutes poursuites), et,  que la  révélation  soit sincère  et complète.
Le  délateur  ne bénéficiera  cependant  que d'une réduction de  peine si la  dénonciation  est faite  après  le  commencement  des  poursuites,  qui  portent  sur  l'identité  d'auteurs  restés inconnus. (Une  réduction de peine sera  également  accordée  si  le dénonciateur  est  susceptible  d'encourir une  peine criminelle).
En 1985,  10 ans après  l'entrée  en vigueur de  cette  loi, la  doctrine  affichait des résultats
décevants: cette  loi  avait raté  ses  objectifs  tant  les  conditions d'exemption étaient  draconiennes.  L'entorse  à  la  loyauté  n'en valait  vraiment pas la  chandelle.  Certains  ont  même proposé  de supprimer  pareilles dispositions9.
Vingt  ans plus  tard,  les praticiens sont  aussi  convaincus de  l'ineptie de  pareille législation.
En  Italie,  les  repentis ont démontré qu'ils  étaient  à ce point peu fiables -  et  pour cause, la  trahison  n'a  pas de  morale  -  que le gouvernement  italien, en  1997, a  fait voter  une  modification  à  la  législation. Il  ne sera plus  accordé d'exonération de  peine au  repenti qu'à  la  fin du  procès,  à condition  que  celui-ci maintienne ses  déclarations et ne  cède  pas à la  tentation de  se  repentir,  en  cours  d'instruction,  à  l'égard  de  ses  complices.  Les  tentacules  de  la pieuvre ayant à ce point  pénétré la  société italienne, il  serait intéressant de faire le  bilan de ces nouvelles dispositions, vraisemblablement  déjà  déjouées par  l'ingénierie  mafieuse?
Sans  doute existe-t-il en Allemagne les  mêmes constatations  à propos  du Kronzeuge. Il y a fort à  parier que  ces législations qui veulent  lutter  -  par  tout  moyen -  contre les  atteintes portées à  la  Sûreté  de  l'Etat  ou contre  le fléau  des  drogues, surtout  celles qui ont  éclos depuis une  vingtaine  d'années,  ne  pourraient  jamais  démontrer  leur  efficacité. Bien plus, ce type  de législation  d'exception dont  les dangers d'arbitraire  et  d'interprétation  -  souvent dénoncés  - entre  la  police et les  truands,  n'aboutit-il pas à une politique de tête  brûlée  en  quête de  terre à brûler: puisque plus  personne, pas même les  forces de l'ordre, ne respectent les  règles du jeu,  pourquoi  un  «méchant»  obéirait-il  encore  à  un  code  d'honneur10?  En  l'absence  de celui-ci, un bandit,  réduit  à l'état sauvage,  n'est pas  un  danger, mais une  calamité.

IV. La délation: un  moyen policier à  mettre sous  contrôle judiciaire?

Autant  l'indicateur,  l'infiltrant  est  en  général  absent  de  la  scène  judiciaire,  autant  le délateur,  en  théorie à  tout  le moins, va être exonéré  par un juge  au  terme  d'un procès  qui devrait être équitable.
D'emblée, la  notion de  procès équitable  perd  ici  sa  substance dans la  mesure  où le délateur  doit  obligatoirement  passer  aux  aveux  complets11.  Le  délateur  n'a  pas  le  droit  au silence.  Mais il n'y a pas non  plus d'intérêt  à assurer une défense  qui expliquerait le  pourquoi,  le comment de  son geste.  Le délateur trouvera d'ailleurs  un  juge  déguisé en appareil automatique:  ces  législations  d'exception sont en  effet  d'ordre  public,  le juge  ne dispose d'aucun pouvoir d'appréciation. En Belgique, par exemple,  il  est  enseigné  que le juge  est obligé  d'appliquer cette  exonération ou  cette réduction  dès que les  conditions  légales  se trouvent  réunies même s'il  répugne  à  accorder  une  faveur  qu'il  considérerait  imméritée ou immorale11.
Plus préoccupante encore, est la  situation  -  après le procès -  du délateur à qui  il n'a  été demandé aucun regret,  qui  n'a  pas à présenter d'excuses, ni à  s'engager  à  ne  plus prendre le chemin de la  délinquance. Le  délateur  récidiviste  peut  bénéficier  à  l'infini  d'une exonération.  De toute façon  aucune aide,  aucune probation  ne  lui sera proposée. Il sera relâché - lâchement  - ... dans  la  jungle.
Aussi l'argument  qui  voudrait  que la  délation  soit  entourée  d'un  plus  grand  contrôle judiciaire,  provoque un rictus  -  nerveux  - chez ceux  qui ont  vécu un  dossier  de  ce  genre.
La  délation  est un pacte avec  le diable  qui se noue, par  essence, sur  le  terrain où le  juge  est absent. La  délation  est un  tissu de  connivences,  qui  le plus souvent retient  la  légalité par  un fil  si ténu  qu'un  juge,  en le  manipulant, ne peut  que le  casser:  un  véritable  contrôle judiciaire  se solderait immanquablement  par un rejet quasi  unanime de l'impunité.  C'est donc un  leurre de croire  que la  délation pourra  un  jour  être réellement  placée sous  le contrôle du pouvoir  judiciaire.
La  délation,  comme la  provocation, ne sont efficaces qu'à  l'ombre  des ampoules  des tribunaux  ou des lustres  des Cours.  Comme  déjà dit  - tout  au plus  - celles-ci,  de temps  à autre,  peuvent sonner  l'arrêt  de  trop d'excès. D'ailleurs, si  les  dés venaient  à être  trop pipés, il  ne  se  trouverait plus  de  dupe...

V. La  délation a  le  vent en  poupe: du  professionnalisme  à  l'amateurisme

Le  milieu -  les  forces  du  mal - et  les  forces de l'ordre  ont pour «métier»  de  s'affronter.  Les uns  et  les  autres  alignent  les  moyens qu'ils estiment  les  plus  efficaces  pour  des joutes  infinies.  De  temps  à  autres, certains  enjeux sont  exclus  du  ring. Il  en va ainsi  de  la vente  de l'alcool, et  il  en  ira  de la  vente  au  détail  ou  de  la  détention de drogues  douces.
D'autres  crimes  ou  délits  mettant  en  cause  les  structures  de  l'Etat  apparaissent  avec  les nouvelles technologies:  la  criminalité  en col blanc  (celle  par exemple  des délits  d'initiés) voisine avec  la  nouvelle  criminalité  politique.
De temps à  autre,  les  acteurs  changent:  va-t-il falloir attendre  longtemps encore  avant de voir les  lois  exempter les  politiques de toutes  peines  s'ils  dénoncent  les  magouilles de leurs dirigeants,  tant  - paraît-il -  le fléau de la  corruption partisane  empoisonne  les  démocraties  occidentales  ?  Il faut dire  que des  parlementaires en Europe se sont  déjà  auto-graciés en  votant des lois  réduisant la  prescription des délits  entourant le  financement  occulte de leur  parti. L'exonération  de  certains est dans l'air  du temps13 alors même  que  l'aggravation, voire  le caractère  incompressible  d'autres peines,  est  requise,  toujours  au nom du  même bien  commun.
Si  la  délation a  le vent  en  poupe, il  ne  faut pas s'étonner  si cet  ersatz de  preuves « s'amateurise»:  la  délation prend place dans  la  grille  des  jeux télévisés et tout citoyen,  calé dans son fauteuil, est appelé  à dénoncer,  enquêter, participer  en « direct  »  aux poursuites. Le  téléspectateur  -  comme  Monsieur JOURDAIN,  s'émerveillait  de  faire  de  la  prose -  réalise qu'en tenant  d'une  main sa  télécommande  et  de l'autre  son  téléphone,  il  joue  «pour du vrai  »  au  justicier.

L'émoi suscité  en  Belgique par la  découverte  des crimes  de pédophiles tels  M.  Marc DUTROUX,  a  d'ailleurs permis à  la  gendarmerie d'ouvrir  une  ligne de  dénonciations, prise d'assaut, pour  trouver  -  à  la  demande d'un  juge  d'instruction  -  la  piste de pédophiles et  de leur  réseau.  On  sait  les  multiples  errements  de  ce  genre  d'initiative  dans  ce  paisible Royaume  qui  a mobilisé, au  détriment d'autres enquêtes, des centaines de gendarmes pour aboutir à  des pistes farfelues,  à des  délations vengeresses, et même à faire vaciller un vice- premier  ministre,  sur  base  de ragots.  Certains  se  sont  délectés -  toujours  sans  preuve  - dénonçant la  vie sexuelle  des plus hautes personnalités  du  régime.
Un  palier  supplémentaire a  été  franchi en Belgique, quand  quelques criminologues ont apporté  leur  appui  «scientifique»  à  une  initiative  citoyenne  qui  voulait  susciter  dans chaque  quartier  des  volontaires  qui  afficheraient  à  leur  fenêtre  un  badge  ici  la  victime d'abus  sexuels  peut sonner.  Ces citoyens - amateurs -  sans  autre  garantie que  leur bonne volonté  (ou  leur voyeurisme?),  seraient  devenus  les  bonnes consciences, les  refuges,  les gardiens de la  vertu vicinale. Ils  auraient  à leur tour constitué un  tremplin pour «  la  délation de  quartier».
Enfin, certains  ont voulu élever les  fonctionnaires  au  rang  de délateurs  improvisés.  Un ministre,  social démocrate  belge,  a  voulu  faire une  expérience: il  a  demandé que dans la ville  de Leuven et  ses  alentours,  les  facteurs  dénoncent  ce  qu'ils trouvaient  suspect  dans leur  tournée.  De quoi en attraper  le tournis !  Heureusement qu'il s'est  trouvé  un directeur des postes pour refuser ce rôle que d'autres administrations  semblent ne pas écarter: il est question que  des chauffeurs  de bus,  que des  chômeurs mis au  travail se doublent  d'un délateur. L'insécurité que  ces  agents  délateurs  feront  vivre  aux  hommes et  femmes aux carrefours,  dans les  usines et les  bureaux,  va-t-elle sécuriser la  société?

VI.  L'abolition de  toute récompense à la délation

La  morale éructe  toutes  ces  méthodes qui aboutissent à piéger l'autre. L'éthique doit se démarquer  d'un  jeu  de société où les  règles flottent  au  gré  des vents d'impuissance, de faiblesse,  voire de panique.
Le  Droit doit,  quant à  lui,  contenir ce «mal nécessaire» que  serait la  délation,  afin  que force  reste à l'ordre...  démocratique. Il  n'est pas d'autre solution  dans un  Etat qui  tend à la transparence  et qui veut  assurer sa  pérennité, que de  saborder  toute récompense à  la  délation.  Le délateur doit  savoir qu'il  ne  sera plus  payé, ni  récompensé pour  sa dénonciation.
Point  d'exonération ou  de réduction  de  peine,  point  de  passe-droit.  Seule,  si  elle s'avère indispensable, une protection  du dénonciateur  pourra lui être accordée  le  temps nécessaire, et  que soient proscrits ces  jeux  malsains de  dénonciations collectives.
C'est le  prix à  payer  pour que  nos enfants n'aient  pas à  dénoncer  la  mort de notre Etat de droit.

Georges-Henri Beauthier
Barreau de Bruxelles

NOTES

*-Barreau de Bruxelles.
1-Voir  l'étude  de MARX G.T. -  Undercover Police  surveillance  in America, University of  California Press, 1988.
2-Cela va du policier  qui  joue le  rôle  d'appât, jusqu'à celui  du  pseudo-acheteur.
3-Cela s'appelle  antifencing operations, honey-pot  operations ou  buy-bust operations. Les policiers qui  s'infiltrent  jouent  au voleur,  gérant  de  bar, tour  à  tour  vendeur  ou  acheteur  de  drogue,  pour  ferrer  ensuite  le méchant... quand  ils  ne trébuchent pas  eux-mêmes.
4-Arrêt  de  la  Cour d'appel  de  Bruxelles  reproduit  dans  la  Jurisprudence  de  Liège,  Mons et  Bruxelles,  1994, 1135s.
5-Article  136 du  Code  pénal.
6-Article  192 du Code  pénal.
7-Article  5 de  la  loi  du  12.3.1958,  Moniteur belge du  14.3.1958.
8-Article  326  du Code pénal.
9-Voir Marc PREUMONT, in Mélanges offerts à  Robert LEGROS,  Ed.,  Université Libre  de  Bruxelles, Faculté de Droit,  1985.
10-Combien  de policiers  n'ont-ils  pas fait  miroiter,  pour  obtenir  une  dénonciation,  des  récompenses  sous forme  d'exonération  de  peine,  qui  ne  sont  qu'exceptionnellement,  comme  en  Belgique  par  exemple, concrétisées ?
11-La  loi belge  prévoit  que  la  révélation  doit être  sincère  et complète, que  le  délateur  doit tout avouer,  et notamment  ce  qui  le  concerne  personnellement,  pour permettre au  juge  de  décider  s'il  lui  faut accorder une  exemption  totale de peine  ou  seulement  une réduction !
12-Voir RIGAUX  et TROUSSE,  Les  crimes et les  délits du  Code  pénal, Tome 1,  p.  83.
13-En  Belgique,  il  est question  également  d'exonérer  les  fraudeurs qui  rapatrieraient  l'argent  placé  dans des  paradis  fiscaux.


La délation : l'impunité dénoncée
Georges-Henri Beauthier
In: Déviance et société. 1998 - Vol. 22 - N°4. pp. 427-433.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ds_0378-7931_1998_num_22_4_1675

Mohamed ZEMIRLINE

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