Très profonde «Lettre ouverte au monde musulman»
Du philosophe musulman
Abdennour Bidar
3 oct 2014
par pasteur Marc Pernot
Abdennour Bidar est normalien, philosophe et musulman.
Il a produit et présenté tout au long de l’été sur France Inter une émission intitulée
« France-Islam questions croisées ». Il est l’auteur de 5 livres de philosophie de
la religion et de nombreux articles.
Cette lettre ouverte au monde musulman fait suite aux
événements des jours passés, notamment l’assassinat de Hervé Gourdel. De
nombreux musulmans ont manifesté leur indignation nécessaire et salutaire (en
France et dans le monde, avec le mouvement #NotInMyName – « pas en mon
nom »). Au delà de cette dénonciation indispensable, Abdennour Bidar pense
qu’il faut aller plus en profondeur, et entrer dans une autocritique de l’Islam
comme religion et civilisation dans ce moment de transition cruciale de sa
longue histoire. Pour le meilleur de l’Islam.
Dans un esprit de fraternité entre croyants de bonne
volonté, c’est avec joie que nous pouvons lire ce texte, découvrir un autre
visage de l’Islam, et peut-être prendre nous aussi quelque chose de cette
sagesse qui consiste à vouloir se réformer pour être plus fidèle.
Lettre ouverte au monde musulman
Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés
qui te regarde du dehors et de loin – de ce pays de France où tant de tes
enfants vivent aujourd’hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe
nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par
la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh,
d’isthme entre les deux mers de l’Orient et de l’Occident !
Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer Etat islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer Etat islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Tu
cries « Ce n’est pas moi ! », « Ce
n’est pas l’islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce
monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu
t’insurges que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le
faire. Il est indispensable qu’à la face du monde tu proclames ainsi, haut et
fort, que l’islam dénonce la barbarie. Mais c’est tout à fait insuffisant !
Car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer aussi
et surtout la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de
t’indigner alors que ce moment aurait été une occasion historique de te
remettre en question ! Et tu accuses au lieu de prendre ta propre
responsabilité : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous
tous les ennemis de l’islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme
ce n’est pas l’islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la
guerre mais la paix ! »
J’entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon
cher monde musulman, et je le comprends. Oui tu as raison, comme chacune des
autres grandes inspirations sacrées du monde l’islam a créé tout au
long de son histoire de la
Beauté, de la
Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l’être
humain sur le chemin du mystère de l’existence… Je me bats ici en Occident,
dans chacun de mes livres, pour que cette sagesse de l’islam et de toutes les
religions ne soit pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine
je vois aussi autre chose que tu ne sais pas voir… Et cela m’inspire une
question – LA grande question : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ?
Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ?
C’est qu’en réalité derrière ce monstre se cache un immense problème, que tu ne
sembles pas prêt à regarder en face. Il faudra bien pourtant que tu finisses
par en avoir le courage.
Ce problème est celui des racines du mal.
D’où viennent les crimes de ce soi-disant « Etat islamique » ? Je
vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c’est mon
devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage
sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et
il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu
tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal !
Même les intellectuels occidentaux ont de la
difficulté à le voir : pour la plupart ils ont tellement oublié ce qu’est
la puissance de la religion – en bien et en mal, sur la vie et sur la mort –
qu’ils me disent « Non le problème du monde musulman n’est pas
l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie,
etc. ». Ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut
être le cœur de réacteur d’une civilisation
humaine ! Et que l’avenir de l’humanité passera demain non pas seulement
par la résolution de la crise financière mais de façon bien plus essentielle
par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre
humanité tout entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l’échelle de
la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de
l’homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir
elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent – et
qui comme l’islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.
Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses
prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une
vie spirituelle pour le XXIème siècle ! Malgré la gravité de ta
maladie, il y a en toi une multitude extraordinaire de femmes et d’hommes qui
sont prêts à réformer l’islam, à réinventer son génie au-delà de
ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du
rapport que l’humanité entretenait jusque là avec ses dieux ! C’est à tous
ceux-là, musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution
spirituelle, que je me suis adressé dans mes ouvrages ! Pour leur donner,
avec mes mots de philosophe, confiance en ce qu’entrevoit leur espérance !
Mais ces musulmanes et ces musulmans qui regardent
vers l’avenir ne sont pas encore assez nombreux ni leur parole assez puissante.
Tous ceux là, dont je salue la lucidité et le courage, ont parfaitement vu que
c’est l’état général de maladie profonde du monde musulman qui explique la
naissance des monstres terroristes aux noms de Al Qaida, Al
Nostra, AQMI ou « Etat Islamique ». Ils ont bien compris que ce ne
sont là que les symptômes les plus visibles sur un immense corps malade, dont
les maladies chroniques sont les suivantes : impuissance à instituer des
démocraties durables dans lesquelles est reconnue comme droit moral et
politique la liberté de conscience vis-à-vis des dogmes de la religion;
difficultés chroniques à améliorer la condition des femmes dans le sens de
l’égalité, de la responsabilité et de la liberté; impuissance à séparer
suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l’autorité de la
religion; incapacité à instituer un respect, une tolérance et une véritable
reconnaissance du pluralisme religieux et des minorités religieuses.
Tout cela serait-il donc la faute de l’Occident ?
Combien de temps précieux vas-tu perdre encore, ô cher monde musulman, avec
cette accusation stupide à laquelle toi-même tu ne crois plus, et derrière
laquelle tu te caches pour continuer à te mentir à toi-même ?
Depuis le XVIIIe siècle en particulier, il est temps
de te l’avouer, tu as été incapable de répondre au défi de l’Occident. Soit tu
t’es réfugié de façon infantile et mortifère dans le passé, avec la régression
obscurantiste du wahhabisme qui continue de faire des ravages presque partout à
l’intérieur de tes frontières – un wahhabisme que tu répands à partir de tes lieux
saints de l’Arabie Saoudite comme un cancer qui partirait de ton
cœur lui-même ! Soit tu as suivi le pire de cet Occident, en produisant
comme lui des nationalismes et un modernisme qui est une caricature de
modernité – je veux parler notamment de ce développement technologique sans
cohérence avec leur archaïsme religieux qui fait de tes « élites »
richissimes du Golfe seulement des victimes consentantes de la maladie mondiale
qu’est le culte du dieu argent.
Qu’as-tu d’admirable aujourd’hui, mon ami ? Qu’est-ce
qui en toi reste digne de susciter le respect des autres peuples et
civilisations de la Terre ?
Où sont tes sages, et as-tu encore une sagesse à proposer au monde ? Où
sont tes grands hommes ? Qui sont tes Mandela, qui sont tes Gandhi, qui
sont tes Aung San Suu Kyi ? Où sont tes grands
penseurs dont les livres devraient être lus dans le monde entier comme
au temps où les mathématiciens et les philosophes arabes ou persans faisaient
référence de l’Inde à l’Espagne ? En réalité tu es devenu si faible derrière
la certitude que tu affiches toujours au sujet de toi-même… Tu ne sais plus du
tout qui tu es ni où tu veux aller, et cela te rend aussi malheureux
qu’agressif… Tu t’obstines à ne pas écouter ceux qui t’appellent à changer en
te libérant enfin de la domination que tu as offerte à la
religion sur la vie toute entière.
Tu as choisi de considérer que Mohammed était prophète
et roi. Tu as choisi de définir l’islam comme religion politique, sociale,
morale, devant régner comme un tyran aussi bien sur l’Etat que sur la vie
civile, aussi bien dans la rue et dans la maison qu’à l’intérieur
même de chaque conscience. Tu as choisi de croire et d’imposer que l’islam veut
dire soumission alors que le Coran lui-même proclame
qu’« Il n’y a pas de contrainte en religion » (La ikraha fi Dîn).
Tu as fait de son Appel à la liberté l’empire de la contrainte ! Comment
une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre texte sacré ?
De nombreuses voix que tu ne veux pas entendre
s’élèvent aujourd’hui dans la Oumma pour dénoncer ce tabou
d’une religion autoritaire et indiscutable… Au point que trop de croyants ont
tellement intériorisé une culture de la soumission à la tradition et aux
« maîtres de religion » (imams, muftis, shouyoukhs, etc.) qu’ils ne
comprennent même pas qu’on leur parle de liberté spirituelle, ni qu’on leur
parle de choix personnel vis-à-vis des « piliers » de
l’islam. Tout cela constitue pour eux une « ligne rouge » si sacrée
qu’ils n’osent pas donner à leur propre conscience le droit de le remette en
question ! Et il y a tant de familles où cette confusion entre
spiritualité et servitude est incrustée dans les esprits dès le plus jeune âge,
et où l’éducation spirituelle est d’une telle pauvreté que tout ce qui concerne
la religion reste quelque chose qui ne se discute pas !
Or cela de toute évidence n’est pas imposé par le
terrorisme de quelques troupes de fous fanatiques embarqués par l’Etat
islamique. Non ce problème là est infiniment plus profond ! Mais qui veut
l’entendre ? Silence là-dessus dans le monde musulman, et dans les médias
occidentaux on n’entend plus que tous ces spécialistes du terrorisme qui
aggravent jour après jour la myopie générale ! Il ne faut donc pas que tu
t’illusionnes, ô mon ami, en faisant croire que quand on en aura fini avec le
terrorisme islamiste l’islam aura réglé ses problèmes ! Car tout ce que je
viens d’évoquer – une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste,
formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent l’islam
ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences,
l’islam du passé dépassé, l’islam déformé par tous ceux qui l’instrumentalisent
politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps
arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc
vas-tu faire enfin cette révolution qui dans les sociétés et les consciences
fera rimer définitivement spiritualité et liberté ?
Bien sûr dans ton immense territoire il y a des îlots
de liberté spirituelle : des familles qui transmettent un islam de
tolérance, de choix personnel, d’approfondissement spirituel ; des lieux
où l’islam donne encore le meilleur de lui-même, une culture du partage, de
l’honneur, de la recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu
sacré où l’être humain et la réalité ultime qu’on appelle Allâh se
rencontrent. Il y a en Terre d’islam, et partout dans les communautés
musulmanes du monde, des consciences fortes et libres. Mais elles restent
condamnées à vivre leur liberté sans reconnaissance d’un véritable droit, à
leurs risques et périls face au contrôle communautaire ou même parfois face à
la police religieuse. Jamais pour l’instant le droit de dire « Je
choisis mon islam », « J’ai mon propre rapport à l’islam » n’a
été reconnu par « l’islam officiel » des dignitaires. Ceux-là au
contraire s’acharnent à imposer que « La doctrine de l’islam est
unique » et que « L’obéissance aux piliers de
l’islam est la seule voie droite » (sirâtou-l-moustaqîm).
Ce refus du droit à la liberté vis-à-vis de la
religion est l’une de ces racines du mal dont tu souffres, ô mon cher monde
musulman, l’un de ces ventres obscurs où grandissent les monstres que tu fais
bondir depuis quelques années au visage effrayé du monde entier. Car cette
religion de fer impose à tes sociétés tout entières une violence insoutenable.
Elle enferme toujours trop de tes filles et tous tes fils dans la cage d’un
Bien et d’un Mal, d’un licite (halâl) et d’un illicite (harâm)
que personne ne choisit mais que tout le monde subit. Elle emprisonne les
volontés, elle conditionne les esprits, elle empêche ou entrave tout choix de
vie personnel. Dans trop de tes contrées tu associes
encore la religion et la violence – contre les femmes, les « mauvais
croyants », les minorités chrétiennes ou autres, les penseurs et les
esprits libres, les rebelles – de sorte que cette religion et cette violence
finissent par se confondre, chez les plus déséquilibrés et les plus fragiles de
tes fils, dans la monstruosité du jihad !
Alors ne fais plus semblant de t’étonner, je t’en
prie, que des démons tels que le soi-disant Etat islamique t’aient pris ton
visage ! Les monstres et les démons ne volent que les visages qui sont
déjà déformés par trop de grimaces ! Et si tu veux savoir comment ne plus
enfanter de tels monstres, je vais te le dire. C’est simple et très difficile à
la fois. Il faut que tu commences par réformer toute l’éducation que
tu donnes à tes enfants, dans chacune de tes écoles, chacun de tes lieux
de savoir et de pouvoir. Que tu les réformes pour les diriger selon des
principes universels (même si tu n’es pas le seul à les transgresser ou à
persister dans leur ignorance) : la liberté de conscience, la démocratie,
la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité des visions du monde
et des croyances, l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes de toute
tutelle masculine, la réflexion et la culture critique du religieux dans les
universités, la littérature, les médias. Tu ne peux plus reculer, tu ne peux
plus faire moins que tout cela ! C’est le seul moyen pour toi de ne plus
enfanter de tels monstres, et si tu ne le fais pas tu seras bientôt dévasté par
leur puissance de destruction.
Cher monde musulman… Je ne suis qu’un philosophe, et
comme d’habitude certains diront que le philosophe est un hérétique. Je ne
cherche pourtant qu’à faire resplendir à nouveau la lumière – c’est
le nom que tu m’as donné qui me le commande, Abdennour,
« Serviteur de la Lumière ».
Je n’aurais pas été si sévère dans cette lettre si je ne croyais pas en toi.
Comme on dit en français, « Qui aime bien châtie bien ».
Et au contraire tous ceux qui aujourd’hui ne sont pas assez sévères avec toi –
qui veulent faire de toi une victime – tous ceux-là en réalité ne te rendent
pas service ! Je crois en toi, je crois en ta contribution à faire demain de
notre planète un univers à la fois plus humain et plus spirituel ! Salâm,
que la paix soit sur toi.
http://blog.oratoiredulouvre.fr/2014/10/tres-profonde-lettre-ouverte-au-monde-musulman-du-philosophe-musulman-abdennour-bidar/
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