Le Manuel des inquisiteurs
de Nicolas Eymerich en 1376
Le
Manuel des inquisiteurs (« Directorium Inquisitorum »), rédigé en latin par
l'inquisiteur Nicolas Eymerich en 1376 et enrichi par le juriste Francisco Peña
en 1578, est le document de référence sur le fondement juridique, la doctrine
et la méthode pour la conduite d'un procès d'Inquisition. Il apporte un
éclairage unique et complet sur ce domaine situé au carrefour du droit canon et
de la procédure pénale, et sur son évolution entre le XIVe et le XVIe siècle.
-
Sommaire
-
Introduction
Genèse du document
Le
Manuel des inquisiteurs a été rédigé en deux périodes. Une première partie a
été rédigée en 1376 à Avignon par Nicolas Eymerich, docteur en théologie et
inquisiteur général d'Aragon. Cette couche rédactionnelle apporte donc un
témoignage sur le fonctionnement de l'Inquisition médiévale, particulièrement
sa pratique en Espagne, après son apogée : l'Inquisition existe depuis plus
d'un siècle et son fonctionnement est à présent rôdé, mais la période des
grandes hérésies est achevée. Ce manuel (directorium, littéralement «
itinéraire tracé », guide pour cheminer dans un pays inconnu) devient
rapidement une référence doctrinale, ce dont témoignent de nombreuses copies
manuscrites, et le fait qu'il fut un des premiers livres imprimés en Espagne,
en 1503).
En
1578, le Saint-Siège romain demande au juriste Francisco Peña (1540-1612) d’établir
une édition enrichie de l’ouvrage d’Eymerich. Cette version (In Directorium
Inquisitorum a Nicolao Eimerico conscriptum commentaria), sera rééditée quatre
fois jusqu'en 1607, et aura une diffusion considérable à travers l’Europe.
Composition
Le
manuel initial de Eymerich est composé de trois parties, qui donnent tout ce
qui est nécessaire pour mener la procédure lors des procès de l’Inquisition :
la première partie rassemble les textes de références (prima pars est de fide
catholica)1. Elle compile les textes canoniques, pontificaux, des Pères de
l’Église ainsi que les textes des conciles définissant la foi de l’Église
catholique. La seconde partie (secunda pars directorii est de haeretica
pravitate, in qua hæc per ordinem continentur)2 décrit et définit les
différentes hérésies, à travers les textes du magistère Tertia pars directorii
est de practica officii inquisitor, in qua hæc per ordinem continentur3 . La
troisième partie du guide traite de la procédure pratique de l'inquisition, et
tout y est précisé séquentiellement et méthodiquement, dans ses moindres
détails (elle comprend notamment trois pages sur les règles d'emploi de la
torture, à partir de la section 1514). Enfin, dans une quatrième partie,
Eymerich examine Quaestiones centum triginta super practica officii
Inquisitionis eidem officio congruentes5: cent trente et une questions qui
peuvent se poser dans la pratique de l'inquisition, en y apportant des
éclaircissements circonstanciés.
Dans
la réédition faite par Peña en 1578, le texte de Eymerich constitue un premier
volume (jusqu'à la page 400, feuillet 427). L'ajout de Peña se présente comme
un volume supplémentaire en trois parties (in tres partes Directorii
Inquisitorum Nicolai Eymerici Scholiorum, seu Adnotationum6), avec une pagination
propre. Penã ajoute des "scholies", c’est-à-dire des remarques et
commentaires critiques sur le texte original de Eymerich, émises passage après
passage, dans l'ordre du texte original. La première partie comporte 24
scholies, la deuxième partie7 en comporte 64, et la troisième partie8 sur la
procédure, cent soixante quatre. Le volume se termine par un index9, puis par
un recueil10 des lettres apostoliques émises depuis l'édition de Eymerich, qui
ont leur propre index11.
Le
manuel a beaucoup plus que doublé entre les deux versions.
Nature et portée de l'œuvre
Le
premier travail entrepris tant par Eymerich que par Peña est un travail de
compilation : recenser et retranscrire tous les textes de référence nécessaires
pour le travail de l'inquisiteur. À cette époque, la notion de « code juridique
» n'existe pas. Au mieux, les textes sont recensés dans des décrétales, par
sujet, mais les références nécessaires figurent parfois dans des bulles
extravagantes (du latin, vagant : qui « errent », extra : en dehors des
recueils systématiques). Ce recensement ne concerne que les textes « universels
», approuvés pour l'ensemble de la chrétienté. Les instructions particulières à
telle ou telle inquisition (en particulier l'inquisition espagnole sont parfois
citées au fil du texte, mais à titre d'exemple, non de référence.
Le
travail propre de Eymerich a été d'exposer systématique le déroulement de la
procédure, dans l'ordre chronologique, en examinant à chaque étape les
références applicables, et les questions pratiques qui peuvent se poser. Ce
travail original distingue le manuel de Eymerich de nombreuses autres œuvres
d'autres inquisiteurs (par exemple le Manuel de l'inquisiteur de Bernard Gui).
L'exposé systématique de Eymerich devient de ce fait le cadre de référence qui
permet de s'orienter dans la procédure inquisitoire, de la comprendre, et de
l'enseigner. À cause de cet apport, le Manuel de l'inquisiteur devient la
référence incontournable, figurant parmi les « standards » des bibliothèques
universitaires, enchaînés pour que chacun puisse les consulter sans crainte
qu'ils soient volés. Par cette œuvre, Eymerich devient le jurisconsulte en
matière de droit inquisitorial.
En
comparaison, le travail de Peña est de nature beaucoup plus universitaire,
s'apparentant à l'exercice moderne d'une « édition critique » : partant de la
procédure (et des questions diverses) de Eymerich, il en discute la portée,
cite les auteurs ayant écrit sur la question (les citations font parfois
jusqu'à la moitié des scholies), et le cas échéant, émet un avis sur la
validité de la position défendue par Eymerich. Ces commentaires donnent un
éclairage précieux sur la perception que le XVIe siècle pouvait avoir de la
procédure inquisitoriale.
-
Le ton général
Le
manuel est destiné aux inquisiteurs, et à ce titre il contient un mélange de
rigueur canonique, de véhémence, de pragmatisme, voire de cynisme. Le style
tranche souvent avec celui qu’on attend d’un code.
- Le
pragmatisme : les ruses dont peuvent user l’inquisiteur sont décrites précisément.
« Les dix astuces de l’inquisiteur pour déjouer celles des hérétiques».
- La
véhémence : « Eh bien ! On fera traîner les choses avec eux ! Pas question,
bien entendu, d’accéder à leurs vœux insensés : on les gardera dans une prison
horrible et obscure, car les calamités de la prison et les vexations constantes
éveillent fréquemment l’intelligence ».
- Le
pragmatisme se confond souvent avec un certain cynisme. Par exemple, les
auteurs autorisent de jouer avec le sens de la grâce, en faisant confondre «
grâce » juridique et « grâce » divine, afin de tromper le suspect d’hérésie. Un
autre exemple : quand on se demande s’il faut châtier les fous, Peña rappelle
que « la finalité première du procès et de la condamnation à mort n’est pas de
sauver l’âme de l’accusé, mais de procurer le bien public et de terroriser le
peuple. Or le bien public doit être placé bien plus haut que toute
considération charitable pour le bien d’un individu.»
-
Les hérésies
Définition
L’hérésie
y est définie comme la « compréhension ou interprétation de l’Évangile, non
conforme à la compréhension et à l’interprétation traditionnellement défendues
par l’Église catholique » (Peña). Plus précisément, tout ce qui contrevient aux
Écritures ainsi que « ce qui en découle nécessairement », à la parole de Jésus,
aux textes pontificaux, à la parole des Saint Pères de l’Église ou même à la
tradition de l’Église. Par ailleurs, si les auteurs distinguent erreur et
hérésie, dans le domaine de la foi ces deux noms sont déclarés synonymes.
Les hérétiques
Les
hérétiques sont les excommuniés, les simoniaques, c’est-à-dire ceux qui
commercialisent les sacrements, ceux qui s’opposent à l’Église de Rome, ceux
qui interprètent différemment les textes, ceux qui doutent de la foi. L’édition
de Peña durcit encore la définition : « Seront légitimement hérétiques ceux qui
rendent visite aux hérétiques, ou qui les maintiennent, ou assistent, ou
accompagnent. Les suspicions sont, dans ces cas, suffisamment fortes pour
justifier à elles seules des procès en hérésie.»
Les hérésies
Une
liste impressionnante d’hérésies est rédigée. Parmi elle, on peut citer : les
cathares, les macédoniens qui pensent que seuls le Père et le Fils sont Dieu,
mais pas le Saint-Esprit, les pépuzites qui consacraient du lait - et non du
vin- au cours de la messe, les aquarites qui consacrent eux de l’eau, les
audiens qui pensent que les évêques riches sont condamnés, les carpocratiens
qui vénéraient Jésus, saint Paul, Homère et Pythagore.
Hérésie et blasphème
Une
distinction est faite entre hérésie et blasphème, ce dernier n’étant pas
forcément assimilé à la première, notamment sous le coup de la colère. Mais
quand le blasphème attaque directement les articles de la foi, c'est un fait
hérétique. Par exemple, sont considérés hérétiques ceux qui « déshonorent la Sainte vierge Marie, la
traitant de putain, ce qui est une atteinte directe au dogme de la maternité
virginale de Marie. »
Les devins et les
démonolâtres
De
même, tout devin n’est pas forcément hérétique, tant qu’il n’utilise ni les
sacrements, ni des appels au démons. En revanche, quiconque voue un culte de
latrie ou même de dulie à Satan est hérétique. Le traitement est le même pour
ceux qui fabriquent des philtres d’amour : l’usage ou non de choses sacrées ou
maléfiques dicte le caractère hérétique de la fabrication.
Judaïsme et hérésie
À
priori, être juif n’est pas être hérétique. Mais dans deux cas, le juif sera
conduit au bûcher :
- s’il
s’est converti au catholicisme, et redevient judaïsant, ou est suspecté de ne
pas se conformer aux préceptes de sa nouvelle religion. La condamnation de la
rejudaïsation est particulièrement dure avec Peña : « Le juif rejudaïsant
avait-il reçu le baptême sous menace de mort, ou étant enfant ? Le délit de
rejudaïsation demeure entier. »
- s’il
est hérétique vis-à-vis de sa propre religion. « Les juifs qui s’opposent à des
vérités de ce type seront considérés comme hérétiques, et traités comme tels eu
égard à leur propre théologie. »
-
La pratique
inquisitoriale
Avant le procès
L’inquisiteur
envoyé par Rome demande l’appui du Prince local, avec des menaces explicites
d’excommunication en cas de refus, puis contacte l’archevêché et le clergé du
lieu suspecté de présence hérétique. Lors d’une messe, il presse chacun
d’avouer ses crimes hérétiques le cas échéant, et encourage la dénonciation de
supposés hérétiques.
Si
un hérétique se fend d’aveux avant l'expiration du délai de grâce, il
bénéficiera d’une certaine clémence, et en tous cas ne sera ni emprisonné à
vie, ni brûlé. La pénitence ou peine ira de l’amende à la prison pendant un
certain temps, en passant par l’humiliation publique.
L’inquisiteur
doit prendre garde à ne jamais accepter le repentir sous forme de confession,
car dans le cas où un procès doit avoir lieu, l’inquisiteur ne pourra pas
révéler ce qu’il a entendu sous peine de violer le secret de la confession.
Le procès
Le
suspect ou l’accusé ne doit jamais vraiment savoir de quoi il est accusé : « On
n’y est pas tenu de montrer d’acte d’accusation à l’accusé ni d’y introduire de
débat ». Il est explicitement conseillé d’éviter la présence d’un défenseur.
L’humanisme et la largesse règnent quant aux possibles témoins : « parjures,
infâmes, criminels » peuvent témoigner.
Le
manuel décrit la façon d’entendre le délateur, les témoins, puis l’accusé
d’hérésie. C’est un mélange de ruses psychologiques, de conseils pragmatiques
et de règles juridiques. « Ajoutez la ruse à la ruse, faites preuve de sagacité
».
Peña,
encore une fois, est très souple quant à l’accusation : « deux témoignages
divergents quant aux faits sont suffisamment convaincants pour prouver
l’existence d’une rumeur : on peut « procéder ». »
La question, ou torture
«
Il n’y a pas de règles précises pour déterminer dans quels cas on peut procéder
à la torture. » Dans les faits et la jurisprudence, « le diffamé ayant contre
lui ne serait-ce qu’un seul témoin, sera torturé ». Bref on torture
systématiquement un suspect d’hérésie qui refuse d’avouer, c'est-à-dire quand «
l’accusé, qui, dénoncé, n’avoue pas en cours d’interrogatoire ».
Le
manuel est explicitement en faveur de la torture : « je loue l’habitude de
torturer les accusés, notamment de nos jours où les mécréants se montrent plus
éhontés que jamais. »
Tant
que l’accusé n’avoue pas, la dureté de la torture s’accroît. « Lorsque
l’accusé, soumis à toutes les tortures prévues, n’a toujours pas avoué, il
n’est pas molesté davantage et il part libre ». Mais l’interprétation du texte
de 1505 est beaucoup moins laxiste, et permet à l’inquisiteur de reconduire « toute
la série des tortures » dans de nombreux cas, notamment quand il y a eu aveu
puis rétractation.
L’algorithme accusatoire
La
conclusion du procès est complexe, et dépend de l’algorithme suivant :
- Les
relaps, c’est-à-dire ceux qui ont été condamnés pour hérésie et qui rechutent
dans l’hérésie, sont « livrés au bras séculier », c’est-à-dire brûlés. En
particulier, les rejudaïsants sont considérés comme tels, et ceux qui, après
avoir été fortement suspectés d’hérésie et abjuré, sont jugés de nouveau pour
hérésie.
- Ceux
qui sont déclarés hérétiques, mais qui n’abjurent pas, c’est-à-dire qui
refusent de revenir dans le sein de l’Église catholique, sont brûlés également.
- Ceux
qui sont violemment suspectés d’hérésie ou sont déclarés hérétiques, et qui abjurent
sont emprisonnés à vie, avec l’emmurement à vie pour les cas graves.
- Ceux
qui sont faiblement ou fortement suspectés d’hérésie, mais qui abjurent, sont
condamnés à des amendes et ou des humiliations publiques, parfois à vie.
Source :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Manuel_des_inquisiteurs
Mohamed ZEMIRLINE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire