La main rouge contre le FLN
18 juillet 2001
http://www.liberation.fr/cahier-special/2001/07/18/la-main-rouge-contre-le-fln_371919
En 1959, sur ordre de l'Etat, les services spéciaux
français abattent à Paris l'un des avocats des Algériens du Front de libération
nationale.
Les taupes se complaisent dans l'obscurité et
détestent la lumière. Elles deviennent vulnérables si leurs agissements
souterrains apparaissent au grand jour. «Libération» a pénétré ce milieu des
agents qui infiltrent des groupes, des filières ou des pays pour renseigner les
services secrets. Les ressorts psychologiques de ces hommes Êdiplomate,
routier, avocat... oscillent entre l'orgueil, l'argent, l'idéologie, le
patriotisme ou le sexe. Au fil de la semaine, six histoires d'espions aux
petits ou aux grands pieds.
Ce 21 mai 1959, à Paris, Me Mourad Oussedik, 33 ans,
doit se rendre avec son confrère Ould Aoudia à 20 heures à une réunion des
avocats du Collectif de défense du FLN (Front de libération nationale), afin de
préparer le procès pour «atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat» des
étudiants algériens. Il est 19 h 10. «On sonne à mon bureau rue Guénégaud.
C'est un responsable du FLN, Abderrahmane Bara, qui, dans tous ses états, me
dit : "Il y a un bonhomme qui fait les cent pas sur le trottoir d'en face,
les mains dans la gabardine. J'ai déjà eu une perquis' chez moi ce matin. Mais
les flics n'ont pas trouvé les 75 000 F du comité de soutien aux détenus et les
directives envoyées par la fédération du FLN. C'est au-dessus de la chasse
d'eau. Faut à tout prix que tu les dégages"», rapporte Me Oussedik, qui
flaire alors le guet-apens : «T'as été suivi.» «Non, dit Bara, le mec était
déjà là quand je suis arrivé.» Voilà une semaine, huit avocats du collectif (1)
ont reçu des menaces, «TU VAS MOURIR» en lettres capitales et frappées d'une
empreinte de main. Il y a quatre jours, un agent de renseignement FLN a signalé
à Oussedik «un Français qui arpentait le couloir de l'immeuble d'Ould Aoudia au
10, rue Saint-Marc» : «Son bureau était surveillé. J'y ai fait récupérer des
documents, listes et éléments comptables du collectif que je lui avais confiés.
Mais Ould, toujours distrait, m'a traité de paranoïaque : "T'as mis
l'alerte rouge, là !"» Oussedik ne tient pas à suivre Bara ce soir-là,
inquiet de cet homme-là, sous ses fenêtres, qui peut être un «Algérie
française» ou un «flic de Papon» (préfet de police) : «On va se faire coxer
tous les deux, et puis j'ai la réunion du collectif...» Bara insiste :
«Priorité à l'organisation, tu annules.» C'est un ordre. Oussedik téléphone à
Ould Aoudia : «Vas-y tout seul, j'ai un cousin, là, qui a besoin de moi.»
Meurtre de professionnel. Oussedik et Bara partent
récupérer les documents au 10, rue Guisarde, en essayant de semer l'homme en
imper qui les suit, des quais de Seine à la rue Saint-Sulpice, «toujours là
derrière, j'ai pensé à un policier». «Arrivés au niveau de l'église, le gars
s'arrête pile, fait demi-tour et reprend le chemin inverse. Avec Bara, on en
profite. Je monte chez lui quatre à quatre, j'enfourne tout dans ma serviette,
je rentre chez moi boulevard Saint-Germain. J'ai une mission le lendemain : je
dois dégager un militant du FLN caché chez Jean-Paul Sartre pour l'envoyer par
la filière.» Au lever, Mme Aoudia l'appelle, inquiète : «Mon mari n'est pas
rentré cette nuit.» Oussedik fonce au cabinet d'Ould Aoudia, tombe sur la
police : «Votre confrère a été victime d'un infarctus.» A la morgue, le légiste
lui annonce : «M. Aoudia a été tué d'une balle en plein coeur.» Un meurtre de
professionnel. Le 26 mai, les sept autres avocats reçoivent des lettres
numérotées de 2 à 8 : «TOI AUSSI». Me Jacques Vergès a été destinataire de la
n° 2 : «Il n'y avait pas de n° 1.» Le collectif ignore à l'époque que le
premier, Ould Aoudia, a été victime d'un crime d'Etat. Et que Mourad Oussedik
et Ben Abdallah ont été aussi programmés, ce soir-là, par le service Action du
Sdece (Service de documentation extérieur et de contre-espionnage).
«Huit courriers annonciateurs de décès étaient partis
du service», affirme aujourd'hui à Libération Raymond Muelle, ex-capitaine au
service Action : «Mais la liste n'était pas close, tous les avocats du FLN
étaient ciblés. Ils étaient 20 ou 22 à l'époque dans le collectif de soutien au
FLN.» «L'opération Homo (pour homicide) contre Ould Aoudia a été exécutée sur
ordre de Matignon», sous le Premier ministre Michel Debré, et «avec le feu vert
de l'Elysée», car «le vrai patron du Sdece était Jacques Foccart», l'éminence
grise du général de Gaulle à la présidence de la République.
«Réserviste du 11e choc», le conseiller Foccart avait une autorité
politico-militaire sur ces ex-parachutistes du 11e choc passés au service
Action.
A Matignon, Michel Debré pestait contre ce collectif
d'avocats engagés avec le FLN, bientôt désigné comme l'ennemi à abattre. Selon
son conseiller aux questions de «renseignement et sécurité» de l'époque,
Constantin Melnik, «les RG, la DST
et le Sdece signalaient les services rendus par ces avocats aux combattants
d'une même cause. Des armes étaient introduites dans les parloirs des prisons.
Des instructions étaient recueillies auprès des chefs emprisonnés (Ben Bella,
Aït Ahmed et Khider à l'île d'Aix) pour continuer la lutte». Et les enquêtes
internes au FLN déclenchées après chaque arrestation, via les confidences des
interpellés aux avocats, «menaçaient les agents doubles manipulés par le
contre-espionnage (2)». Me Oussedik ne cache pas qu'il se renseignait auprès
d'«un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, nom de code Anjou 08.20, et
de deux policiers d'origine algérienne à la préfecture» pour débusquer les
traîtres au sein du FLN : «C'était la guerre.»
Liste noire. Au nom de la «guerre», Jacques Foccart
accorde alors une «dérogation» au Sdece pour tuer des avocats du FLN sur le sol
français. D'ordinaire, les opérations du service Action obéissent à deux règles
: des «cibles» étrangères jamais des citoyens français et des lieux
toujours extérieurs au territoire. En tout cas, le patron du Sdece, le général
Grossin, établit une liste noire d'avocats du collectif du FLN à tuer en
métropole. Selon Melnik, «trois noms sont désignés : Aoudia, Oussedik et Ben
Abdallah». Auxquels Foccart ajoute «Mes Jacques Vergès (3) et Jacques Mercier»
afin de «neutraliser en une seule frappe définitive» les avocats du FLN. C'est
le socialiste et franc-maçon Paul Grossin qui refuse tout net d'exécuter ces
deux «citoyens français». N'empêche, une triple opération «Homo» a été montée.
Le commandant Muelle, bien placé au service Action, révèle aujourd'hui à
Libération que «les reconnaissances ont eu lieu pour ces trois objectifs donnés
par la hiérarchie», Aoudia, Oussedik, Ben Abdallah, «emplois du temps,
adresses, identification» : «Tout était prêt pour ce soir-là. Le jour même, les
trois projets d'exécution ont été soumis aux autorités politiques qui, sans
doute effrayées par les conséquences possibles, n'ont donné qu'un seul feu
vert. Pour le service, trois opérations, ç'aurait été un coup formidable. Pas
pour les politiques. Deux opérations ont donc été repoussées, puis annulées.»
Avant de s'attaquer aux dirigeants du FLN en Europe
puis aux avocats du FLN en métropole, le service Action avait commencé en 1956
par viser les trafiquants d'armes qui reçurent eux aussi des «mots
d'avertissements préparatoires». Les obstinés de la trempe de Georg Puchert qui
continuent à approvisionner les «fellaghas» du FLN s'exposent à la destruction
de leurs cargos (lire encadré). Selon le commandant Muelle, «nos opérations
"Arma" contre des bateaux, à Hambourg, à Tanger, ont systématiquement
été revendiquées par la Main
rouge, une couverture pour nos opérations». Il y a deux «Main rouge», précise
le militaire : «La vraie et la fausse.» L'authentique «Main rouge», c'est un
«groupe contre-terroriste monté par des colons européens en Afrique du Nord»
qui ont détourné la «main de Fatma», porte-bonheur des musulmans, pour liquider
le grand dirigeant syndical arabe Fehrat Hached à Tunis en 1952. La «fausse
Main rouge», appellation récupérée par le Sdece français, sert à «couvrir des
opérations inavouables à l'étranger». Par exemple, l'assassinat à Genève en
1957 du négociant en armes Marcel Léopold. Une «pompe à vélo» a été «oubliée» à
côté du corps, se souvient le commandant Muelle : «L'agent avait essayé une
première fois mais avait dû abandonner, car, quand Léopold avait ouvert sa
porte, quelqu'un se trouvait derrière. La deuxième fois, l'agent d'exécution
qui s'était présenté chez Léopold a été surpris par quelqu'un dans l'escalier
et a laissé sur le paillasson sa pompe à vélo. Certains se sont demandé qui
pouvait se servir d'un tel engin équipé d'un ressort pour percuter une
fléchette empoisonnée au curare.»
Manipulation. Afin d'accréditer l'idée d'une
organisation indépendante «contre-terroriste», les cerveaux du Sdece fabriquent
des communiqués de revendication et des interviews de prétendus «membres
actifs» de la «Main rouge». Selon le commandant Muelle, «ces conférences de
presse étaient montées par l'échelon de commandement du Sdece», le général
Grossin. Et d'«honorables correspondants» relaient ces boniments auprès des
journalistes. Dans le Daily Mail britannique puis le Spiegel allemand,
Christian Durieux, jeune Corse et prof de maths, téléguidé par le Sdece, se
plaint même d'un manque de reconnaissance de son organisation la «Main rouge»
par les autorités «aucun officiel français n'a osé admettre notre existence»
et se vante de ses «exploits contre-terroristes» qui ont «mis fin à l'activité
de certains trafiquants d'armes». Le Sdece pousse l'intox jusqu'à publier en
1960 un livre intitulé la Main
rouge aux éditions Nord-Sud (4), montées pour l'occasion par «l'honorable
correspondant» Jacques Latour. «Ce bouquin a été rédigé par des gens du service
pour camoufler les actions du moment», raconte Muelle. Une fiction, un leurre.
Qui a berné tout le monde. Même les avocats du collectif. Selon Jacques Vergès,
«la Main rouge
désignait pour nous les ultras, soldats perdus ou extrémistes pieds-noirs». «On
a toujours pensé à des barbouzes de droite, confirme Me Oussedik, jamais à un service
de renseignement organisé et dissimulé derrière ce sigle.»
Un bon camarade. Pour tuer Me Ould Aoudia, le service
Action n'a «pas osé utiliser la couverture de la Main rouge» qui, jusqu'à
présent, a servi pour les opérations perpétrées à l'étranger. Là, «c'est un
gros morceau et ça se passe à Paris, souligne Muelle, c'est donc un officier
traitant qui fait l'affaire». Qui tue. D'habitude, «c'est un agent d'exécution
qui se charge de ces corvées de nettoyage», écrit Raymond Muelle dans son livre
passé inaperçu sur les sept ans de guerre du FLN en France (5). Ces
professionnels de la mort qui «exécutent les ordres» sans états d'âme se sont
«posé des questions pour Aoudia», selon l'ancien du service Action, «quand nous
avons appris, après coup, son pedigree, nationalité française et marié à une
Française». Pour relater de l'intérieur l'opération «Homo» contre Aoudia,
Muelle, qui dit se trouver «alors à Alger, et non pas à Paris», a «beaucoup
questionné le tireur, un lieutenant de l'armée française parlant parfaitement
arabe, un bon camarade».
Ce 21 mai 1959, à 19 h 30, «une Chambord bleu foncé»
dépose donc le «bon camarade» officier en «gabardine bleue» non loin du 10, rue
Saint-Marc, dans le IIe arrondissement de Paris. Le tueur «serre sous son bras
droit un porte-documents noir de bazar», monte au «3e étage, bureau n° 180. Le
nom est sur la porte : Me Moktar Ould Aoudia, avocat. Au-dessus, une ampoule
tubulaire est allumée lorsque le "client"» est là. Sur le palier, des
WC toujours ouverts. L'avocat quitte son bureau entre 19h30 et 20h». L'homme se
planque dans les WC, «engage l'index droit dans un trou de la serviette de
Skaï», le doigt sur la détente d'un «Beretta équipé d'un silencieux maintenu
par un léger bâti en bois dans le porte-documents» (une façon de récupérer les
douilles). Il attend. «L'ampoule s'éteint. L'avocat va quitter son bureau. Sa
porte s'ouvre, il est seul. Il est jeune, séduisant (...). Il y a deux
détonations étouffées.» Le tueur retourne sa gabardine, désormais marron avec
une ceinture, met une casquette, ôte ses lunettes, s'engouffre dans une «203
grise immatriculée en Seine-et-Oise». «Il est pile 19 h 40 (5).» «Tout est OK,
l'affaire est faite, le client était à l'heure au rendez-vous.»
(1) Le noyau dur du collectif : Mes Ould Aoudia,
Michèle Bauvillard, Abdessamad ben Abdallah, Maurice et Janine Courrégé. Mourad
Oussedik. Jacques Vergès. Michel Zavrian.
(2) Un espion dans le siècle. Constantin Melnik.
Editions Plon 1994. Puis La mort était leur mission, le service Action pendant
la guerre d'Algérie. Plon 1996.
(3) Les Secrets de l'espionnage français de 1870 à nos
jours. Pascal Krop. Editions Jean-Claude Lattès, 1993. L'auteur y dévoile la
volonté de Michel Debré de «supprimer Jacques Vergès».
(4) In la
Piscine : les services secrets français 1944-1984. Editions
Seuil. Par Roger Faligot et Pascal Krop qui, les premiers, en 1985, ont révélé
la supercherie, «la Main
rouge est uniquement une création du Sdece», avec le témoignage inédit du
général Grossin.
(5) Sept Ans de guerre en France. Raymond Muelle.
Editions Grancher. Publié en 1994, réédité en 2001.
Un espion dans le siècle. Constantin Melnik. Editions
Plon 1994.
La mort était leur mission, le service Action pendant
la guerre d'Algérie. Plon 1996.
Les Secrets de l'espionnage français de 1870 à nos
jours. Pascal Krop. Editions Jean-Claude Lattès, 1993.
Sept Ans de guerre en France. Raymond Muelle. Editions
Grancher. Publié en 1994, réédité en 2001.
http://www.liberation.fr/cahier-special/2001/07/18 /la-main-rouge-contre-le-fln_371919
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