Ce que la
notion du temps en Islam
a apporté à
la culture occidentale
Rachid Benblal
Publié
dans El Watan le 09 - 10 - 2005
Chacun sait que le mot temps dont on se sert fréquemment dans la conversation ou dans la langue écrite se prête à plusieurs emplois. Il existe plusieurs expressions, qui évoquent l'idée de temps et son emploi, telles que « Le temps passe vite » « N'avoir qu'un temps », « Bien employer son temps ».
Mais il n'existe, autant qu'on le sache, aucune définition du mot temps qui ait reçu l'assentiment unanime des philosophes et des savants.
L'évêque
algérien d'Hippone, saint Augustin disait : « Si on ne me demande pas de
définir le temps, je crois savoir ce qu'est le temps ; mais si on me le
demande, je ne le sais plus. »
Pour
Blaise Pascal, il est impossible et même inutile de définir le
temps.
« Pourquoi, disait-il, le définir, puisque tous les
hommes conçoivent ce qu'on veut dire en parlant du temps, sans qu'on le désigne
davantage ? » Il est indéniable, que si dans le langage ordinaire, le temps est
une suite indéfinie des jours, des mois, des années, en philosophie
occidentale, la définition du temps dépend de la représentation qu'on se fait
de l'essence du temps.
Exposons brièvement les points de vue exprimés à
l'endroit du temps par quelques philosophes occidentaux avant d'esquisser les
aspects caractéristiques que présente le temps dans la pensée islamique et sa
contribution à la philosophie et aux sciences de l'Occident.
Pour le philosophe et mathématicien français, René Descartes
(1596-1650), comme pour le philosophe et mathématicien allemand
Leibniz (1646-1716), le temps est l'ordre des successions. Autrement dit, le
temps est une succession d'instants indépendantes les uns des autres. Un être
humain ne peut pas être simultanément un enfant et un homme adulte, mais il
peut l'être successivement. Autre exemple, celui de l'ordre successif des jours
et des nuits. Au contraire de ce qu'a soutenu Leibniz, le philosophe allemand Emmanuel Kant
(1724-1804) ne considère pas le temps et l'espace comme des concepts
abstraits de l'étendue et de la durée concrètes. D'après Kant, on ne peut faire
abstraction ni du temps ni de l'espace. L'un et l'autre sont des intuitions a
priori, des formes pures de la sensibilité. Au lecteur auquel ce langage n'est
pas familier, ce que Kant veut dire, c'est que l'espace et le temps font partie
de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons pas nous en abstraire. Je peux éliminer
par l'imagination tout ce qui m'entoure, les gens, les maisons, les voitures,
les arbres. Mais je ne peux supprimer l'espace de même, je ne peux faire
abstraction du temps même si je nie que tel événement ne s'est pas produit. Il
est impossible de nier que le temps s'écoule et ne s'arrête pas.
Selon le philosophe américain William James (1842-1910),
l'espace et le temps, loin d'être les intuitions que prétend Kant, sont des
constructions aussi manifestement artificielles que celles qu'on peut
rencontrer dans la science (William James, Le Pragmatisme, 166-167).
Bien quelles recèlent quelque chose de vrai, toutes
ces théories, aussi bien celles de Kant que de William James, ont été ruinées
définitivement par deux penseurs de génie : l'un, un philosophe français, Henri Bergson
(1859-1941) et l'autre un savant américain Albert Einstein (1879-1955). La
place nous manque pour tenter un exposé suffisamment précis de la théorie
einsteinienne. Bornons-nous donc à indiquer que Einstein a profondément modifié
les notions classiques du temps et de l'espace et que selon la théorie de la
relativité, l'espace et le temps ne peuvent se définir indépendamment l'un de
l'autre. Ce que les philosophes appellent temps abstrait, c'est le temps
homogène ou temps mesurable au chronomètre. Le temps se mesure par l'espace.
Lorsqu'on dit il est deux heures du matin, on vise cet espace de la montre ou
de l'horloge parcouru par l'aiguille et compris entre les chiffres 12 et 2.
Henri
Bergson a montré que le temps mesurable par l'espace est une conception
symbolique qu'il ne faut pas confondre avec la durée concrète qui est perçue
immédiatement par la conscience. La durée, ou plutôt le mouvement de la vie
intérieure, est étrangère à l'espace. Ce mouvement de la vie est constitué de
rythmes, comme ceux de la respiration et des battements du cœur. Bergson
substitue donc le temps homogène qui est conçu comme un symbole à la durée qui
est une réalité non mesurable. Une heure d'horloge reste toujours une heure
qu'elle soit une heure d'ennui ou de plaisir. En revanche la durée, c'est le
temps pendant lequel on attend avec ou sans angoisse, où les minutes peuvent
être longues ou courtes selon les circonstances ou les individus. Une heure
d'un homme d'action n'est pas la même que celle d'un désœuvré.
A ce propos, le philosophe russe Nicolas Berdiaef (1874-1948)
écrit dans son ouvrage Cinq méditations sur l'existence :
« Si habituellement, nous tenons tant à l'observation
des heures, c'est que nous ne sommes guère heureux, c'est que nous sommes trop
souvent misérables. Les heureux ne comptent pas les heures. Une vive souffrance
est ressentie comme l'éternité d'un supplice infernal. » Tel est le commentaire
explicite de cette formule bien connue : « Nous ne sommes pas dans le temps,
c'est le temps qui est en nous. » Le tort de Leibniz et de Kant, nous dit
Bergson, a été précisément de confondre la durée avec le temps homogène.
Les concepts de temps homogène et de
durée se posent-ils selon les mêmes perspectives occidentales chez les
musulmans ? Assurément, la pensée occidentale a du mal à concevoir la notion
même de temps en Islam.
Un écrivain français auteur d'un ouvrage paru au début
du siècle dernier sous le titre L'âme musulmane a prétendu que « c'est le
fatalisme qui a initialement oblitéré, chez les musulmans, le sens et le
respect de la durée. Et que leur détachement devant le temps se retrouve
également devant l'espace ».
Assurément, cette affirmation est une erreur
monstrueuse, au motif que d'une part, comme toute culture, celle de l'Islam
s'est construite également autour d'un sens bien déterminé du temps. Que
d'autre part, l'Islam est la seule religion monothéiste qui ait apporté un
grand soin à la mesure technique du temps qui s'écoule mesurable et rythmé sur
les mouvements du soleil et de la lune. Le professeur Robert Brunschvicg a
signalé dans ses études d'Islamologie quelques précisions temporelles indiquées
dans le Coran. Il est utile d'en rappeler ici quelques-unes.
La place importante accordée par le Coran au temps
concret et mesuré a trait au culte et aux rapports qui régissent l'homme et la
femme. Par exemple : La sourate Le repentir, verset 37. apporte cette précision
:
« En la science éternelle de Dieu, et du
jour où Il créa les cieux et la terre, le nombre de mois est de douze ainsi
qu'il est écrit dans son Livre. Sur ce nombre, quatre mois sont sacrés, ainsi le
veut la vraie religion. »
La Sourate (La Génisse chapitre IL
versets 180-192) indique les mois du jeûne et du pèlerinage.
Précisions importantes : dans cette sourate, il est
dit : « Quiconque ne trouvera pas à sacrifier, il
se libérera par un jeûne de trois jours durant le pèlerinage et sept jours lors
de son retour, soit dix jours entiers. »
Dans le droit consacré au statut personnel proprement
dit, le Coran ménage au temps une place de premier plan. La sourate La Génisse chapitre Il
consacre dans ses versets 226, 227, 234 les indications suivantes :
« A ceux qui font serment de ne plus
approcher leurs femmes, un délai de quatre mois est imparti » ;
« les femmes divorcées devront attendre
durant trois périodes menstruelles avant de se remarier » ;
« En cas de décès du mari, ses veuves
sont astreintes à un délai de viduité de quatre mois et 10 jours. »
La sourate La Répudiation chapitre XLV dans son verset 4
dispose que :
« Les femmes n'ayant plus de menstrues
seront astreintes pour plus de sûreté à une retraite de trois mois ainsi que
celles non pubères ».
Terminons cette réfutation de l'auteur de L'Ame
musulmane par rappeler que c'est en Egypte
que l'on fabriqua le premier gnomon ainsi que la première horloge hydraulique,
et cela quinze siècles avant J.-C.
Jacques Attali fait observer dans son
ouvrage Histoire du temps que les Arabes avaient une grande connaissance de
l'astronomie, de l'astrologie, de la mécanique de la physique de l'eau et celle
du temps. Ils avaient la maîtrise de la théorie du temps et celle des
techniques de fabrication des instruments servant à sa mesure. Jacques Attali
ajoute : « Ce sont les Arabes qui ont développé l'usage des clepsydres. Et
c'est pourquoi, lorsqu'en 809, le calife Haroun El Rachid voulut offrir à
l'empereur Charlemagne le plus magnifique cadeau, il lui fit envoyer une
clepsydre de bronze. »
Certains, non sans embarras, ont affirmé que la notion
de temps est étrangère aux musulmans du seul fait que le terme arabe « zamane
», qui signifie en français temps, n'existe pas dans le Coran. A cela nous
répondrons que le Coran renferme en revanche un riche vocabulaire relatif au
temps. Le mot Saâ (l'heure), celle du dernier jour, est mentionné trente cinq
fois. Ame (an)- Shâr (mois) - Layl et Nahar (nuit et jour) - çabah (matin)-
fadjr (aube) - duha (clarté matinale)- icha (soir). On est frappé par la
fréquence des mots dahr et hin. Le mot dahr, c'est le temps qui s'écoule, le
temps - durée.
La
sourate (LXXVIVI) : « Hàl àtà, eala
aI Insàn hinun min adahri) » : « s'est-il écoulé pour l'homme une durée où il
n'était pas chose mentionnée ? » « wà qàloù ma hiya ilà hayatouna dunyà ghàwtun
wa nahiyà wà mà youhlikanà ila dahr »
« Il n' y a pour nous, disent-ils que la
vie d'ici-bas, nous mourons et vivons spontanément : seule le temps -durée,
nous fait périr » (sourate Les Agenouillés XLV verset 24). Le
mot dahr a été diversement interprété au cours des siècles. Certains en ont
même fait une doctrine matérialiste. Désignés sous le nom des dahriyya, ces
sectateurs professaient l'éternité de la durée. A les en croire, le Prophète
(que la paix et la bénédiction divines soient sur lui), aurait dit: « Que Dieu
commande aux hommes de ne pas insulter le dahr, car Il est le dahr » ; l'islam
rejette cette hérésie.
Selon Henri Corbin, la différenciation entre la durée
vécue et le temps objectif et homogène a été nettement posée chez le grand
soufi iranien AlaoddaWleh
Semnàni (XIVe siècle) et chez le grand théosophe mystique Qazi Saïd
Qommi (XVIIe siècle ) voir Henri Corbin (L'imagination créatrice dans le
soufisme d'Ibn Arabi. pp.299).
Le célèbre médecin philosophe iranien Mohammed Razi
(864-932), qu'on appelle Rhazed pour le distinguer des autres Razi,
a fait lui aussi la distinction entre le temps objectif ou temps des horloges
(Zaman afaqi) et le temps subjectif ou durée concrète (Zaman anfusi). A
l'instar de Rhazes, le philosophe Semnani s'est
fondé sur la sourate coranique Fussilat (XLI, verset 53) « Sà
norihim ayàtouna fi al-faqi wafi anfusihim » ; « nous leur ferons apparaître
Nos signes dans l'univers et en eux-mêmes qu'ils sauront bien un jour que ceci
est la vérité.»
De même pour Sidi Ahmed Alawi (XVIIe siècle), le disciple et
gendre de Mir Damad, qu'il ne faut pas confondre avec sidi Ahmed Alawi, le
saint mostaganémois (1869-1934), le temps objectif quantitatif ne doit pas être
confondu avec le temps intérieur de l'âme, le temps qualitatif pur. Dans la
sourate Les Rangs (chapitre XXXVII verset 174 et 177), Dieu a dit : « Fa tàwàla
anhoum hâta hin » (Détourne-toi d'eux pour un instant). En se fondant sur cette
sourate, et sans nier le temps de l'horloge, les théologiens et les soufis
musulmans ont fait de la durée une succession d'instants.
Répondant à la question qu'est-ce que l'instant, le
grand mystique Hallaj
Husein Mansùr (857-922) : « C'est une brise de joie Farja. » A
l'instar de tous les soufis, Hallaj refusait toute durée continue aux états,
ahwàl (plu de hàl). A la suite de Hallaj, un autre maître du soufisme Abubakr
Kalabadhi disait : « L'instant, c'est une coquille perlière close au
fond de l'océan d'une poitrine d'homme.»
L'orientaliste Louis Massignon écrit (1883-1962) dans son
ouvrage Parole donnée, pp .352 : « Pour le théologien musulman, le temps n'est
donc pas une durée continue, mais une constellation, une voie lactée d'instants
».
Cette perception de la discontinuité de la durée a été
reprise huit siècles après les savants musulmans par René Descartes, puis a été
soigneusement étudiée par le philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962).
Dans son ouvrage L'Intuition de l'instant, il écrit : « Le Temps n'a qu'une
réalité ; celle de l'instant.» « Tout ce qui est simple, ajoute-il, tout ce qui
est fort en nous, tout ce qui est durable même est le don d'un instant. » La
thèse de la discontinuité, essentielle du temps que défend Bachelard et qui
n'est autre que la conscience que les musulmans ont du temps, est assurément
diamétralement opposée à la formulation de Bergson selon laquelle « la durée
constitue une unité organique qu'il serait artificiel de découper en instants
».
Juan
Vernet
rapporte dans son ouvrage ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne ceci : «
Les Paradoxes de Zenon d'Elée (philosophe grec né entre 490 et 485 avant J.-C.)
qui mettaient en évidence le fait que l'espace n'était pas une juxtaposition de
points, ni le temps une somme d'instants indivisibles furent remaniés par les
philosophes arabes au point que l'approche de ces problèmes dans le monde latin
du XIIVe siècle a plus à voir avec celles des Arabes qu'avec la traduction par
Grosse Teste du traité pseudo-aristolicien. » La durée qui n'est autre qu'un
agrégat d'instants n'est pas mesurable au chronomètre comme l'est le temps
homogène.
Des études scientifiques récentes ont montré que
l'élément constitutif de la durée, c'est précisément le rythme qui est
caractéristique de toute vie (rythme de la respiration, battement du coeur, etc)
En biologie, la durée joue un rôle actif et prépondérant. Dans son étude « Des
rythmes biologiques à la chronobiologie », Alain Reinberg a montré qu'il existe les
rythmes de période courte (de quelques secondes ou fractions de seconde) et les
rythmes de période longue. Etudiés de manière approfondie, ces phénomènes
biologiques que constituent les rythmes ont non seulement développé la
chronobiologie mais ont ouvert la voie à des sciences d'une immense utilité
pour l'humanité, telles que la choronotoxiologie, la chronopharmacologie et la
chronothérapeutique. La médecine est à présent en mesure de répondre à cette
question si souvent posée par les malades : « A quelle heure dois-je prendre ce
médicament ? ». Enfin, depuis les travaux de Pierre Le comte de Nouy, on sait à
l'avance le temps nécessaire à la guérison d'une blessure.
Que ce soit dans le domaine de la
temporalité ou dans celui de la science et de l'art en général, par leur génie
philosophique et scientifique, les musulmans ont bien mérité de l'humanité.
L'Occident a puisé à pleines mains dans leurs oeuvres sans se préoccuper de les
citer. Quel dommage.
Rachid Benblal
(Ce que la
notion du temps en Islam a apporté à la culture occidentale
Publié dans El Watan le 09 - 10 – 2005).
Mohamed ZEMIRLINE
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