La déviation de la 4e Croisade vers Constantinople
Problème d'histoire et de doctrine
A. Frolow
Différentes catégories de faits semblent avoir été à l'origine de la
diversion de la
4e Croisade où
le monde latin
a trouvé un Empire nouveau et où
Byzance a failli périr
avant l'heure. L'entreprise
a été favorisée
par les intérêts
et les ambitions des partis en cause. Pour
la mettre en route, il avait suffi
d'une série d'événements imprévisibles
et somme toute
accidentels, mais qui venaient
à leur
heure et dont l'efficacité était accrue par
la haine des
Grecs, par l'espoir
de résoudre le
schisme et par les difficultés
du plan stratégique devenues
apparentes au cours de
la campagne. Telles sont
les données succinctes
d'un problème qui a
suscité une longue
controverse scientifique1. Dans
une étude déjà ancienne
mais toujours valable,
le comte Paul
Riant a voulu faire
connaître les mobiles
occultes de cet
accident prémédité que lui
paraissait être, la
prise de Constantinople par les
Francs.
1)
Exposé bibliographique de
la question le
plus méthodique : E.
Gerland,
Der
vierte Kreuzzug und
seine Problème, Neùe
Jahrbucher fur das
klassische Aliertum-Geschichte
und deutsche Literatur, XIII-XIV,
1904, p. 505 sq.
Gerland a utilisé les mises au point de P. Riant, Le changement de direction de la
4e Croisade d'après quelques travaux récents,
Rev. Quest. Hist,
XXIII, 1878, p.
71 sq., et de
P. Mitrofanov, Izmenenie
v napravlenii četvertago
krestovago pochoda (Le
changement de direction de la
quatrième croisade), Viz.
Vrem., IV, 1897, p. 461
sq.
Voir
aussi H. Kretschmayr,
Geschichte von Venedig, Gotha, 1905 sq., I, p.
480 sq., et, pour les travaux plus récents, A. Vasiliev, Histoire de
VEmpire byzantin, Paris, 1932,
II, p. 104 sq.
Des compléments d'information et
une appréciation nouvelle des
recherches des savants russes
sont offerts par M. Zaborov, Krestovye pochody v russkoj
buržuaznoj istoriografii (Les
croisades dans
l'historiographie russe
bourgeoise), Viz. Vrem.,
n. s., IV,
1951, p. 176 sq. On
trouvera dans ces diverses publications les
références bibliographiques complètes à
un certain nombre d'études déjà anciennes, qu'il
n'a pas semblé
utile de reproduire ici, une fois
de plus, in extenso.
Le détournement de la Croisade était
appelé à se solder
par un bénéfice
net au profit
d'une des grandes puissances du
temps ; or le
qualificatif ne convenait
guère à ce qui
restait alors des
États latins de la Syrie , que
l'on prétendait secourir, mais
qu'en fait on
vida de ses colons
et de ses défenseurs.
Suivant Riant, les
instigateurs de l'opération
ont été Venise
et, surtout, Philippe
de Souabe1. Pour d'autres
savants, qui ont écrit
depuis, le premier
rôle revenait, au contraire,
aux Vénitiens2 ; d'autres
encore ont avancé
le nom de Boniface
de Montf errât3.
Voire d'Innocent III4.
1) Voir
le résumé de
la thèse de
Riant dans la seconde
partie de son
article, Innocent III, Philippe
de Souabe et
Boniface de Montferrat,
Rev. Quest. Hist., XVIII,
1875, p. 42.
Le point de
départ de la
théorie relative à la culpabilité
de Philippe de Souabe
a été fourni
par E. Winkelmann, Philipp von
Schwaben und Otto von
Braunschweig, Leipzig, 1873,
I, p. 525
sq. La démonstration de
Riant a été reprise, dès 1885,
par E. Pears. Vues
d'ensemble plus récentes, en
accord avec la théorie
de la préméditation
: L. Bréhier, L'Église et
VOrient au Moyen Age, Les Croisades, Paris, 1928, p. 152
sq., et
Le monde byzantin, I,
Vie et mort de
Byzance, Paris, 1947, p.
365 sq. ; R.
Ghousset, Hisloire des
Croisades et du
Royaume Franc de Jérusalem,
III, Paris, 1936, p.
173 sq. ; Th.
Uspenskij, Islorija Vizan- lijskoj Imperii,
III, Moscou-Leningrad, 1948,
p. 367 sq.
2) Ainsi
L. de Mas
Latrie- (1861), G.
Thomas (1864), K.
Hopf (1870) et
L.
Streit (1877). Suivant W.
Heyd (1879), qui accepte, dans
l'ensemble des arguments de
Riant, une place prépondérante
doit être réservée à
l'influence vénitienne. Tel
est également le
point de vue
de plusieurs autres
savants qui se
déclarent cependant
partisans de la
« théorie des
circonstances fortuites »,
par exemple, J. Tessier,
Quatrième croisade, La diversion sur
Zara el Constantinople,Paris, 1884, p.
167, W. Nord en,
Der Vierte Kreuzzug
im Rahmen der
Beziehungen des Aben- landes
zu Byzanz, Berlin,
1898, p. 21
sq., 35 sq.,
58 sq., Vasiliev,
Hisloire, II, p. 97 sq.
Voir aussi les
synthèses de Ch. Diehl, The
Fourth Crusade and the Latin
Empire, The Cambridge
Medieval History, IV,
Cambridge, 1927, p.
415 sq., de Bréhier, L'Église et
VOrient, p. 156
et Monde byzantin,
I, p. 3S6,
d'UspENSKu, Islorija, III, p.
372 et de
G. Ostrogorsky, Geschichte
des Byzantinischen Slaales,
Munich, 1952, p. 330 sq.
3) H.
Grégoire, The Question of
the Diversion of the
Fourth Crusade, Byzan- tion, XV, 1940-1941 ,
p. 158 sq. ; M.
Zaborov, К voprosu o
predistorii četvertogo krestovogo
pochoda (A propos
de la préhistoire
de la quatrième
croisade), Viz. Vrem., n. s., VI, 1953, p. 233 sq. Voir
aussi Riant, Innocent
III, Rev. Quest., Hist., XVII, 1875, p. 338
sq. ; Ed. Faral, Geoffroy de Villehardouin, La question
de sa sincérité, Rev. hist.,
CLXXVII, 1936, p.
557 sq. ; Uspenskij,
Istorija, III, p.
369.
4) Voir,
en dernier lieu,
M- Zaborov,% Papstvo
i záchvat Konstantinopolja
krestonoscami v
načale XIII v. (La papauté
et la prise
de Constantinople au début
du xine siècle),
Viz. Vrem., п.
я., V, 1952,
p. 152 sq.
La part prise
par le Saint-Siège dans
l'affaire du détournement
a été envisagée,
sous une forme moins
acerbe, dans plusieurs
travaux antérieurs. Pour Tessier,
op. cit., pp.
186, 223, 227, la pierre de
touche est fournie par l'expédition de Zara, que
le pape avait franchement condamnée,
tandis qu'en ce qui
concerne la conquête
de Constantinople, il
avait d'aucune inflexibilité ».
Suivant Gerone (1888),
la réprobation d'Innocent III a
été de pure forme, dans
un cas comme dans l'autre.
Gůldner (1893) a mis en
question jusqu'à l'excommunication lancée contre
les Croisés après
la prise de
Zara. Uspenskij admet que le pape
était au courant et
avait accepté d'avance l'entreprise
contre Zara (Istorija,
III, p. -371). Seulement cherché à
« dégager sa
responsabilité, sans faire
preuve
A cette
« théorie de
préméditation » on
a pu opposer
une « théorie de
circonstances fortuites »
(les Allemands disent Inirigenlheorie et
Zuffalslheorie) 1. Il paraissait
difficile d'admettre que l'astuce
de quelques comploteurs
soit parvenue à
duper la masse des
croisés. L'idée du
détournement aurait été imposée
à ceux-ci par
des raisons d'ordre
stratégique 2. Elle aurait
été acceptée à
la suite d'un
concours de circonstances imprévisibles, dont la principale
était l'apparition inattendue
d'un jeune prince
byzantin, le futur Alexis
IV, qui venait
réclamer le secours
des chevaliers et de
l'Église de l'Occident3.
1) Ou
plus exactement, en
ce qui concerne
les origines de la controverse,' ce sont les
travaux de N. de
Wailly, le représentant le plus qualifié de la
« théorie des circonstances fortuites
» (1874), qui ont provoqué
la prise de
position de Riant. Cf.
Rev. Quest. Hist, XVIII,
1875, p. 577.
2) L'hypothèse, soutenue tout
particulièrement par Tessier,
op. cit., pp. 137 sq. et
167 sq., a été
déjà envisagée par Riant,
Innocent III, p. 19. Voir aussi Norden, Vierte Kreuzzug} p. 37
et Faral, G. de Villehardouin..., sa sincérité,
p. 559 et passim.
3) Le
récit de Villehardouin, où il n'est
fait aucune allusion
à un complot quelconque,
constitue une base solide
pour la Zuffalslheorie. Cependant les arguments
qui ont été
avancés pOur combattre
la théorie contraire, demeurent
sujets à caution. G.
Hanotaux, qui a
mis en lumière
la fragilité des
accusations de trahison portées contre Venise
dans la chronique d'Ernoul,
n'en attire pas moins l'attention sur la diversité des intérêts
que la prise de
Constantinople a pu
servir (Les Vénitiens ont-ils
trahi la chrétienté
en 1202 ? Rev. Hist,
IV, 1877, p. 74 ;
cf. ci-dessous, p. 177,
n. 1). D'autre part,
pour disculper Philippe
de Souabe, il aurait fallu
admettre que l'arrivée en
Occident d'Alexis IV a
eu lieu seulement en
1202, ce qui n'aurait pas laissé
à Philippe le temps
matériel de mener à bien son intrigue. Or, si
de bons esprits
ont pu soutenir
cette date (notamment
Faral, op. cit., p. 548
sq., ou Tessier, qui a«tilisé, sans
le savoir semble-t-il,
des arguments avancés quelques
années plut tôt par V.
Vasilievskij, dans Žurnál Ministerstva Narodnogo Prosveščenija, CCIV,
1879, p.
337 sq.), d'autres penchent pour
l'année 1201 (notamment Grégoire,
Norden et, bien
entendu, Riant et
Winkelmann).-A. Luchaire,
dans son ouvrage Innocentai
II, La question d'Orient,
Paris, 1907, p. 86,
déclare le problème «
inextricable » en
raison de la curieuse
réticence (dicebatur) d'une
des principales sources d'information
sur cette question
qui nous est
offerte par les Gesta
Innocenta III, 83,,JHigne,
PL, CCXIV, vol.
CXXXII. Comparer aussi,
à propos de l'argument que l'on
peut tirer, dans un sens
ou dans l'autre, de la lettre d'Innocent III,
Reg. V, 122,
Migne, PL, CCXIV,
col. 1124, les
interprétations diamétralement
opposées soutenues par
Vasilievskij et par
Grégoire, ou bien
la remarque que fait Gerland,
op. cit., p. 510, n.
2, sur la valeur du témoignage des Grandes Annales de Cologne [MGH, SS, XVII, p. 840) : si l'évêque
Siegfried qui y est
mentionné était celui
de Mayence, on
pourrait dater la
fuite d'Alexis IV de
l'année 1202; si
c'était Siegfried de
Magdeburg, il faudrait
s'en tenir à une
date plus ancienne.'
Cette
manière d'envisager les choses, devait,
en définitive, entraîner l'adhésion
générale. On a
pu retracer l'histoire
de la 4e Croisade en
écartant tout soupçon
d'un mobile commandé par l'intérêt1. Il est toutefois
permis de se demander si l'opposition
des deux théories est réellement irréductible. Ne s'agit-il pas, du
moins en une
certaine mesure, d'une
simple querelle de mots
? Des partisans
les plus déclarés
de la
Zuffalstheorie ont
été amenés à
tenir compte aussi
bien de l'ambition
de Philippe de Souabe
que des calculs
implacables du doge
de Venise2. A tout
prendre, nous sommes
en présence de
deux catégories de faits,
distinctes mais nullement
inconciliables, à condition de
situer l'ensemble dans
une perspective appropriée. Tel sera
tout d'abord l'objet
de la présente
recherche.
Le problème
gagne encore à être examiné
sous un angle plus large. Occurrence politique ou
occasions diverses, fortuites ou
non, ces éléments
auraient été sans
doute condamnés à demeurer
inopérants, s'ils n'avaient
pas été favorisés
par un concours de conditions
historiques d'un caractère plus
général.
La chute
de Constantinople en
avril 1204 s'inscrit
dans les cadres des
rapports séculaires de
l'Occident et de
l'Orient, commandés par l'attraction
réciproque des deux
partes de l'univers chrétien
que le souvenir de
la paix romaine, reconstituée
un instant par
Justinien, n'avait cessé
de hanter au cours
du Moyen Age3. Le caractère
spécial de la guerre
sainte au début du xine siècle, qui —
on l'a
dit — semblait se « laïciser »,
a sûrement contribué
à1 la réalisation
de ce rêve
plusieurs fois centenaire1.
Il est peu
probable pourtant que
des considérations de cette nature aient
pu avoir un
effet immédiat sur le
développement de la
4e Croisade.
1) Ainsi
J". Longnon, L'Empire
latin de Constantinople et
la principauté de Morée,
Paris, 1949, p.
19 sq. Luchaire,
op. cit., p. 97,
engage, là encore, à
laisser de côté ce problème qui
lui paraît insoluble (non
sans l'avoir longuement
discuté au préalable, il est
vrai, pp. 85
sq. et 111
sq. ; cf. la même
attitude adoptée par
Diehl, op. cit., p. 417 et par Riant, Le changement, p.
114).
2) Voir
notamment les remarques de
Faral,.G. de Villehardouin..., sa
sincérité, p. 530 sq., ainsi que l'introduction à son
édition de .VHlehardouin, Paris,
1938, I, p. lui sq; (Class, hist.
France, Budé). Cf.
les ouvrages de Vasiliev et
deTESsiER cités ci-dessus, p.
169, n. 2. La
position de Norden,
qui nie en
bloc toute présomption
de «trahison »,
est toutefois plus
intransigeante (Vierte Kreuzzug,
p. 69 sq.).
3) Cf.
W. Norden, Das Papsllum
un Býzanz, Die Trennung der
beiden Màchle und das
Problem ihrer Wiedervereinigung Ывчшт
Untergang des byzantinischen Beiches, Berlin,
1903, pp. 151-155,
et, pour la
contre-partie byzantine du
même projet sous les
Comnènes, p. 88
sq. Une vue
d'ensemble dans le
même sens e?t offerte
dans les synthèses de Diehl
et Ostrogorsky citées ci-dessus, p.
169, n. 2.
La conjoncture
historique conditionnait le
comportement des Vénitiens
et de leurs alliés,
mais ils n'en
savaient rien. Il
n'entrera donc pas dans
notre propos de
revenir sur cet
aspect de la
question.
Par contre,
l'attention sera plus longuement retenue par le programme permaneht.de la Croisade , dont
des travaux récents ont dégagé
l'originalité en tant
que doctrine et
institution2.
Cette fois,
la relation de
cause à effet
se présente à
l'esprit avec évidence, et l'on
ne saurait, à moins
d'une recherche dans ce domaine,
établir le bilan
exact des divers
ressorts qui ont contribué
au détournement de
la grande expédition.
Chose singulière au premier
abord : une
place de premier
plan sera réservée ici au
culte des reliques, et
plus particulièrement à la dévotion à
la Vraie Croix , qui paraissent avoir été à la fois
prémisses et corollaires de la mission acceptée le 28
novembre 11 99
par les jouteurs du
tournoi d'Ecri-sur-Aîne. Le
comte Riant a été le
premier, une fois de plus, à en
envisager la possibilité3. La démonstration devait
être appuyée, il est vrai,
sur des connaissances qui
faisaient encore défaut.
Riant craignait d'être traité
de « paradoxal » en avançant
que l'espoir de
contempler les trésors
religieux de Byzance,
et peut-être de s'en
emparer, fut de nature à
entraîner l'adhésion de l'armée et de ses prélats au projet
de la déviation.
L'examen de la
théorie de la Croisade , appliqué
à ce cas particulier, peut
témoigner qu'il en fut
effectivement ainsi. Ceci
formera la seconde
partie de notre travail1.
1) Luchaire, Innocent
III, p. 79 sq. ;
cf. Ostrogorsky, Geschichte,
p. 331
(Die
Verweltlichung des Kreuzzugsgedanke).
2) Voir
notamment C. Erdmann,
Die Enlslehung des
Kreuzzugsgedanke,
Stuttgart, 1935
; M. ViLLEY,-La. Croisade, Essai
sur la formation
d'une théorie juridique, Paris,
1942 ; P. Rousset,
Les origines et
les caractères de
la première croisade, Genève,
1945. Diverses observations intéressantes ont été
formulées, dans le même ordre
d'idées, par A. Hatem, Les
poèmes épiques des croisades,
Paris, 1932. Recherches
analogues étendues à
l'Islam et à
Byzance : M.
Canard, La guerre sainte
dans le monde islamique et dans le monde chrétien, Revue africaine, LXXIX,
1936,
p. 605 sq.
{IIe Congrès de la
Fédération
des Sociétés savantes
de l'Afrique du Nord)
et V. Laurent,
L'idée de la
guerre sainte et la tradition byzantine,
Revue historique du sud-est
européen, XXIII, Л946,
p. 71 sq.
3) Exuviae sacrae
Constantinopolitanae,
Genève, 1877 sq.,
I, p. xl ;
Des
dépouilles religieuses
enlevées à Constantinople au
xine siècle par
les Latins..., Mém. Antiqa.
France, XXXVI, 1875,
p. 14 du
tirage à part.
Voir aussi P. Lefeuvre,
Courte histoire des
reliques, Paris, 1932,
p. 129.
OCCURRENCE POLITIQUE ET PRÉTEXTES IMMÉDIATS
La prise
de Constantinople devait
paraître aux Gibelins comme un
moyen infaillible de
balayer les obstacles
qui se dressaient sur
leur chemin en
Italie et en
Allemagne. Nul n'aurait pu
leur résister s'ils
étaient parvenus à
restaurer à leur profit
l'unité de l'Empire
ou, du moins,
à s'assurer par personne
interposée la maîtrise effective du trône
de Byzance. Philippe de
Souabe, Boniface II
de Montferrat et
le futur Alexis IV Ange
auraient débattu le projet
du détournement à Haguenau en Alsace, au
plus tard en 12022 .
La décision avait été
prise, en principe,
en faveur d'Alexis,
mais la
compétition demeurait
ouverte aux deux
autres membres du conciliabule.
Boniface de
Montferrat croyait déjà
peut-être sentir sur son
front le poids
du diadème impérial,
lorsqu'il accepta la direction
de la
Croisade ,
en juin 1201
à Soissons3. Fils
d'un feudataire byzantin, il
portait un nom
illustre en Orient. Isaac
Ange lui avait
offert la main de sa
sœur Theodora. Deux de ses
frères, Reinier et Conrad,
s'étaient vu décerner le titre de césar.
Le premier, qui fut gendre
de Manuel Comnène, faillit
s'emparer un jour
du pouvoir suprême.
Le second, lui aussi
allié par mariage à
la famille impériale,
fut proclamé roi de Jérusalem, comme l'avait
été déjà son neveu
Baudouin V. Enfin, l'aîné de
la famille, Guillaume
> Longue Épée,
fut créé comte de Jaffa et
d'Ascalon1. Pour les
chroniqueurs du Moyen Age, un rapport
s'imposait entre les
destinées glorieuses de la
famille des Montferrat
in pariibus transmarinis
et l'élévation de l'un de ses
membres à la dignité de
maître de l'expédition2.
1) M.
Rodolphe Guilland a
bien voulu revoir le
manuscrit de cette
étude. Je lui dois
diverses mises au point
et corrections dont je le
remercie très vivement.
2) Pour la discussion
de cette date,
qui dépend de l'époque
à laquelle Alexis est arrivé en
Occident, v. ci-dessus, p.
170, n. 3. Ed.
Faral a avancé divers arguments de
nature à mettre en doute
jusqu'à l'existence de l'entrevue de Haguenau (G.
de Villehardouin..., sa sincérité,
p. 547 sq.).
.
3) Voir
les ouvrages indiqués
ci-dessus, p. 169,
n. 3.
A
en croire Robert
de Clari, Boniface se
donna plus de
peine que tout autre pour
vaincre, à Corfou,
les derniers scrupules des
croisés et les
décider de se
diriger contre Constantinople.
C'était, il est
vrai, pour venger une
trahison dont Isaac Ange se
serait rendu coupable, en
son temps, envers le césar Conrad3. Quoi qu'il
en soit, la
voie était toute
tracée, et les
Byzantins ne s'y trompaient
pas, en 1204,
en appelant «
saint basileus marquis »
celui qu'ils reconnaissaient pour
leur vainqueur4.
Philippe de
Souabe, qui était
son cousin germain,
se serait sans doute
accommodé de la
situation, dans la
mesure où les Montferrat soutenaient la
cause des Gibelins5. Boniface
pouvait compter aussi,
semble-t-il, sur l'appui
de son autre cousin, Philippe
Auguste. L'élection du
Parlement de Soissons
avait été, en effet,
l'œuvre du roi
de France, que
la lutte contre Richard Cœur
de Lion avait
rapproché des Hohenstaufen6. L'intervention dé
Philippe Auguste a
dû être particulièrement énergique-,
puisque les barons champenois,
qui formaient
1) Pour l'activité de
Boniface et des
divers membres de
sa famille en
Orient chrétien, v.
l'article de L.
Bréhier, Boniface de
Montferrat, dans Diet, d'hisl.
et de géogr. ecclésiastiques, IX,
col. 958 sq.
Add. à la
bibliographie L. Usseglio, /
Marchesi di Monferrato, 192&
(cf. Grégoire, op. cit., p.
165). Le projet de mariage
du marquis avec
Theodora Ange venait trop
tard : Boniface
était déjà marié, les ambassadeurs byzantins chargés de la proposition offrirent la
main de Theodora à son frère Conrad (Fr. Dôlger, Regesten der
Kaiserurkunden des
ostrômischen Reiches, Munich, 1924
sq., n° 1574).
2) Aubri des Trois
Fontaines, Chronicon, MGH, SS,
XXIII, p. 880.
3) Robert de Clari, XXXIII, éd. Ph.
Lauer, Paris, 1924
(Clas. franc. M. A.),
p. 32.
Il faut noter ici
un aveu implicite de
l'intention d'asservir Byzance, dès
une époque antérieure au premier
siège de Constantinople. Le
chroniqueur s'en rendait compte peut-être et
a pris soin
de ne pas
désigner nommément Isaac Ange...
des critiques modernes s'y
sont laissé prendre.
Pour l'hostilité de
Conrad à l'égard de Byzance, cf.
Nicétas Choniates Bdnn, p. 516.
4) Aiios phasileos marchio. Gunther de Pairis, Historia
Constantinopolitana,
XVIII,
éd. Riant, Exuviae,
I, p. 103.
5) Riant, Innocent
III..., p. 349
sq. Les Montferrat ont été
les alliés naturels des empereurs germaniques en
raison de leurs conflits fréquents avec les communes libres de la
Lombardie. Au temps
de Boniface, ces conflits
ont pris une
tournure aiguë : Bréhier,
B. de Montferrat,
col. 958 ; D.
Brader, Bonifaz von Montferrat bis zum
Antritt der Kreuzfahrt
(1202), Berlin, 1907,
p. 170.
6) Bréhier, ibid.,
col. 959 sq. ;
Zaborov, К voprosu, p. 231
sq.
le gros
du corps électoral,
avaient embrassé le
parti adverse, et plus
d'un, disait-on, avait
pris la croix
pour échapper à la
vindicte de son redoutable suzerain1.
Cependant Philippe de
Souabe posait aussi sa
propre candidature2. En
1202, quand le projet de
la déviation sur Constantinople était
encore ourdi dans
l'ombre du complot,
la chancellerie de Ravensburg
rédigeait les Promissa
papae Philippi régis, où
deux prétendants au
trône de Byzance étaient désignés
nommément, le porphyrogénète putatif Alexis et le roi des
Romains, et c'est à celui-ci
que la première place était
réservée : Si
omnipotens Deus regnum
Graecorum mihi vel leviro
meo (c'est-à-dire, à
Alexis IV) subdiderit3.
Dans
la lettre apportée
au début de
l'année suivante à
Zara, par ses ambassadeurs,
Philippe promettait aussi
aux futurs pèlerins le
passage libre tant
par la
Théotonie
que par toute la Grèce 4. Il
s'en voyait donc
déjà maîtpe. Cette fois,
il ne s'agissait
pas seulement de
l'expression d'une ambition personnelle,
mais d'une idée
qui prenait racine dans
un passé relativement
lointain5. Dès la
fin du Xe siècle,
les empereurs otthoniens
avaient revendiqué le regnum
Ilalicum, en leur
qualité d'héritiers de
Charlemagne1.
1) Zaborov, ibid.,
p. 229, avec
un renvoi à
Aubri des Trois
Fontaines
(MGH,
SS,, XXIII, p.
877) et Jacques
de Guyse {MGH, SS,
XXX, p. 241). Add. Aubri des
Trois Fontaines, ibid., p. 880 j
Ernoul,XXXI, éd. L. de Mas
Latrie, Chronique ďErnoul et
de Bernard le Trésorier,
Paris, 1871, p. 337
(Société Hist. France) et
les Gesta Philippi
Augusti de Rigord, 139
et de Guillaume le Breton, 115,
éd. H. Fr. Delaborde, Œuvres de Rigord et
de Guillaume le Breton, Paris, 1882,
I, pp. 153, 211
(Société Hisl. France).
2) Voir
les ouvrages indiqués
ci-dessus, p. 169,
n. 1.
3) Migne, PL, GGXVII, col. 292 (avec la leçon
fautive libero meo).
4) Tarn
per Theothoniam quam per
Mam Greciam (Gunther, VIII, éd. Riant,
Exuviae,
I, p. 77) ;
cf. Riant, Innocent
III..., p. 11. As. en
juger d'après un témoignage
de Г Anonyme de Laon,
Philippe n'aurait pas гецрпсе entièrement à
ses prétentions en
1206, au moment
de l'élection au trône
de Constantinople d'Henri
de Flandre, qui lui paraissait être
seulement « un
empereur de nom » {Rec.
des Hist, des Gaules et
de la
France , XVIII,
p. 714) ; cf. Norden,
Vierte Kreuzzug, p. 57 ; Faral,
G. de
Villehardouin..., sa sincérité,
p. 555. Voir
aussi VAnonyme de
Halberstadl, éd. Riant,
Exuviae, I, p. 13
sq. et divers textes réunis
par Faral, ibid., p.
556, n. 1.
5) Grousset, Histoire, III,
p. 173 ;
Norden, comme ci-dessus,
p. 171, n. 3.
Pour
la différence entre
la politique de
Philippe de Souabe
et celle de ses
prédécesseurs, voir les remarques du même
auteur, Vierte Kreuzzug,
p. 44 sq.
Les Normands et Henri
VI voulaient faire
la conquête de Byzance, Philippe bornait son ambition à
rétablir sur le trône
l'empereur légitime, son
beau-frère, dont il aurait
pu éventuellement devenir
l'héritier. Le résultat eût
été le même.
Les
Normands de Sicile — Robert
Guiscard entre 1068 et 1071 et
en 10812 , Bohémond
1er en 1107s,
Roger II en 11474 , enfin Guillaume II
en 11855 — avaient
porté la guerre sur
les terres demeurées byzantines,
et leurs vaisseaux avaient parfois jeté l'ancre devant
les îles des-Princes.
Successeurs des uns et des autres,
les Hohenstaufen devaient s'inspirer
de ces antécédents pour un
projet plus vaste,
qui avait pour
objet d'incorporer Byzance à
un empire universel
reconstitué sous leur
autorité6. Les empereurs
germaniques jugèrent habile
— comme l'avaient déjà
fait Robert Guiscard
et son fils
Bohémond — d'associer la cause de
leur ambition à
celle de la Croix 7. En 1189, Frédéric
Barberousse lançait un appel
à la
Croisade contre
Constantinople ; l'année suivante,
il était presque
aux portes de la
capitale de l'Orient8,
tandis que seule
la mort d'Henri VI sauvait Byzance,
en 1197, d'une expédition dirigée autant contre
les Grecs que
contre les Sarrasins9.
Le 16 mai
12 04, jour du
couronnement de Baudoin
de Flandre, le plan
des impériaux devait
échouer, une fois
de plus, à la
dernière minute, mais la cité
était déjà prise. Des
intérêts non moins
puissants commandaient la
participation de Venise.
Si les rumeurs
qui circulaient, principalement en
Orient latin, sur
sa trahison suscitée
par le Soudan
1) Bréhihr. Le
monde byz., I, p. 210:
Ostrogorsky, Geschichte, p. 233 sq.
Pour
l'impulsion nouvelle donnée cent
ans plus tard,
par Otton III, à
l'idée de la
Renovalio Imperii Romanorurn,
voir P. Schramm,
Kaiser, Rom, Renovatio, Leipzig, 1929
et les études
de A. Brackmann,
dans Abhandl. Preuss.
Akad., Phil.-Hisl. Klass.?, 1939,
I, et 1940,
VIII.
2) F.
Chalandon, Histoire de la domination
normande en Italie, Paris,
1907, I, pp. 184
sq., 266 sq. ; Ostrogorsky,
Geschichte, p. 284
sq.
3) R.
Yewdale, Bohémond I, Prince
of Antioch, Princeton,
1924, p. 115
sq.
4) Chalandon, op.
cit., Il, p. 135 sq.
; Ostrogorsky, Geschichte,
p. 304 sq.
5) Chalandon, op.
cit., II, p.
403 sq. ;
Ostrogorsky, Geschichte, p.
318 sq.
6) Norden, Papstlum
und Byzanz, p. 111 sq.
7) Norden, Vierie
Kreuzzug, p. 13 sq. ; Erdmann, Enlstehung, pp.
159, 174 sq., 365.
8) Norden, Papsttum u. Byzanz,
p. 119 sq. ; Ostrogorsky,
Geschichte, p. 324.
9) Norden, op.
cit., p. 122
sq. ; Ostrogorsky, Geschichte,
p. 328. Voir
aussi K. Hampe, Deutsche
Kaiser geschichle im
Zeiialter des Salier
und Staufer, Berlin, 1923,
p. 193 sq.
et Ed. Jordan, L'Allemagne et V
Italie aux XII9 et
XIIIe siècles, Paris, 1939,
p. 160.
d'Egypte, semblent
être sujettes à
caution1, il n'en
faut pas moins tenir
compte de la
tension progressive des
rapports diplomatiques entre Byzance
et la République de
Saint- Marc2. Alexis Ier
Comnène avait voulu faire
de la flotte
vénitienne un écran
entre ses États
et l'envahisseur normand.
Un chrysobulle
daté de 1082 accordait à
Venise, en guise d'encouragement, d'importants
privilèges commerciaux3. Il devenait
moins pressant de
les observer après
la défaite de Bohémond de Tarente,
si bien qu'en
1119 Jean II
refusa de renouveler les concessions
accordées par son père.
La réplique ne se
fit pas attendre, et, trois ans
plus tard, le doge Domenico Michiel profitait
de sa Croisade
maritime pour attaquer
les places grecques de
Chios, de Rhodes
et de Lesbos
: première image de
ce que devait
être l'expédition des
navires de Dan- dolo4.
La bonne entente
fut compromise plus
gravement sous le règne
de Manuel Comnène.
Après avoir prodigué
des promesses qu'il
était décidé à
ne pas tenir5,
l'empereur se saisit, corps
et biens, le 12 mars
11 72, de tous
les Vénitiens établis à
Byzance. Rien qu'à
Constantinople, plus de 10.000 personnes
1) Les
accusations de trahison
ont été portées
contre Venise par
Baudouin
de
Constantinople, avant 1214 {Fontes
rer. austr., II, XII,
p. 296), et par
Ernoul, au plus tard
en 1231 (XXXI
et XXXII, éd. Mas
Latrie, pp. 345
sq., 361 sq.). h'Esloire ďEracles
et Baudouin d'Avesnes
reproduisent le récit
d'Ernoul (RHC, Hisl. oc,
II, p. 251
sq.; Fontes rer. austr.
II, XII, p.
324 sq.). La
tradition est également
attestée, à partir
de la fin
du xiii* siècle,
par les chroniqueurs
italiens, généralement favorables
à Venise, Pippini et
Ricobald de Ferrare. La diversité
de ces textes
a engagé Riant
à accepter feulement
avec réserve les arguments
de Hanotaux sur la fragilité
du témoignage d'Ernoul,
qui n'est du reste
pas le plus
ancien (Le changement,
p. 94 sq.).
Voir aussi Grousset, Histoire, III,
p. 172.
2) H. Brown, The Venetians
and the Venetian Quarter
in Constantinople to
the
close of the
Twelfth Century, The
Journal of Hellenic
Studies, XL, 1920, p.
68 sq., et les ouvrages cités ci-dessus, p.
169, n. 2.
3) Dôlger, Regesten, n° 1081
; Brown,
op. cit, p.
71. Le plus
ancien acte de Byzance en
faveur de Venise date de 992,
on y trouve la référence à des
consuetu- dines antérieurs,
qui pourraient remonter au règne
de Basile Ier (Brown, p. 68
sq. ; cf. Dôlger, n° 781). Les
privilèges de 1082 ont
été accordés en
reconnaissance de l'aide apportée
par Venise dans
la lutte contre
Robert Guiscard. Manuel
Ier en ajouta d'autres,
destinés à récompenser
les Vénitiens de leur
intervention contre
Roger
II de Sicile : Dôlger, n° 1373
(1148).
4) Brown, op. cit, p. 73
; Longnon, L'Empire
latin, p. 16.
Jean II dut se
résoudre, en
1126, à confirmer le chrysobulle de
1028 : Dôlger, n°
1304..
5) Confirmation ou
rétablissement des privilèges
concédés antérieurement :
Dôlger,
n°" 1365 (1147),
1494 (1170).
furent emprisonnées1. Il
ne fallut pas
plus d'un an
pour qu'apparaisse la nécessité
de rétablir la
situation2. Les pourparlers
traînèrent en longueur,
et il est
possible que les
relations normales aient
été reprises seulement
sous le règne d'Andronic Ier3.
Un nouveau traité
fut signé toutefois dès
11794 . Isaac
Ange et Alexis
III devaient en
parapher encore d'autres, dont
le dernier porte
la date de
1198, année même où
débuta la prédication
de la 4e
Croisade5. Des vexations
fiscales venaient annihiler l'heureux effet
de ces mesures de
conciliation, et on ne s'était
toujours pas acquitté
des dommages et intérêts
destinés à effacer
le préjudice causé
à la République par
la saute d'humeur
de Manuel Comnène6. Chose plus grave, Venise qui sentait son
expansion menacée par les
villes maritimes et
commerçantes voisines, voyait aussi
les basileis soutenir
ces rivales aux
appétits au moins aussi
agressifs que les siens7.
Les avantages accordés
à Gênes8 et à
Raguse9, les encouragements prodigués
aux Pisans10, présentaient
un réel
danger.
1) Brown, op.
cit., p. 85;
Dôlger, n° 1500.
Cf. Kinnamos, VI,
10, Bonn,
p.
282 sq.
2) Dôlgep, n°"
1509 à 1512 (du début
1172 à 1175).
3) N. Sokolov, К voprosu o
vzaimootnošenijach Vizantii
i Venecii v poslednie gody pravlenija
Komninov, Viz. Vrem.,
n. s., V,
1952, p. 139
sq.
4) Dôlger, n°
1532.
5) Dôlger, n°s
1576 à 1578 (1187),
1589 et 1590
(1189), 1647 (1198).
6) Nicétas Choniates,
Bonn, pp. 712-713.
La restitution des
biens des res
sortissants de
Venise réquisitionnés par
Manuel Ier, n'était
pas encore effectuée en
1189, et c'est
seulement en cette
année que fut
versée la première tranche des dommages et intérêts
: Dôlger, n° 1632 (1195), Brown, op. cit.,
p. 88.
7) Voir
Norden, Vierte Kreuzzug,
p. 21 sq.
; J. Fotheringham,
Genoa and
the
Fourth Crusade, Engl.
Hist. Rev., XXV,
1910, p. 26
sq. et Marco
Sanudo Conqueror of the Archipelago, Oxford, 1915; Riant, Innocent III...,
p. 338; Brkhier, Monde byz.,
I, p. 360 et les
manuels d'OsTROGORSKY, Vasilev
et Diehl, comme ci-dessus, p.
169, n. 2.
8) Dôlger, nos 1401-1402
(1155), 1488 (1169),
1497-1498 (1170),
1583 (entre 1188 et 1192),
1606 (1191), 1610 (1192). Les
relations commerciales, suspendues un
instant à cause de
l'activité des pirates
génois, furent reprises
en 1199 :
Dôlger, n° 1649.
9) Dôlger, n°
1611 (1192). Même
attitude vis-à-vis d'Ancone
: Brown, op.
cit.,
p. 84.
10) Dôlger, n°s 1255 (1111),
1312 (1136), 1400 (1155), 1499 (1170), 1607(1192), 1651 (1199).
Lors du premier
siège de Constantinople, les
Pisans installés à Péra
ont soutenu Alexis
HI (Fotheringham, Genoa,
p. 33). La réconciliation avec les croisés a
eu lieu seulement
sous Isaac II (Nicétas Choniates,
Bonn, p. 730) ou sous
Alexis Murzuphle (Georges
Acropolites, III, éd. A.
Heisenberg, Leipzig,
1903,
I, p. 7).
Suivant Acropolites, qui
ne désigne pas
les Pisans nommément, l'initiative revenait à
l'empereur décidé à
expulser les ressortissants latins.
D'après
Les
historiens de la
4e Croisade ne l'ignoraient point1. Pour
écarter le mal, le
plus sûr était de porter
le fer à
Constantinople, où en
était la racine.
Suivant Nicétas Choniates, le
vieillard aveugle Dandolo
tenait une comptabilité minutieuse
des forfaitures de
Byzance ; c'est lui qui
aurait été, à
proprement parler, Vaclor
rerum de la ruine
de celle-ci2. Les meilleures sources latines
ne disent pas autre
chose3. Le doge
parvint à faire
investir du pouvoir un
candidat de son
choix, dont les intérêts ne
pouvaient pas porter ombrage
à Venise4. Sa
victoire en fut
d'autant plus complète.
Certes, il était
difficile d'avouer des
mobiles de cet
ordre.
La masse
des croisés, le
commun de l'ost,
les ignoraient sûrement, et,
à en juger
d'après le silence
de Villehardouin dont rien
n'autorise, à vrai
dire, de suspecter
la bonne foi, les
chefs de l'expédition
ne les ont jamais débattus dans
leurs conseils. Il est
également possible qu'il
faille en allonger
la Villehardouin (205,
éd. Faral, I, p.
211), qui lui
non plus ne
nomme pas les Pisans, le départ aurait eu lieu à la
suite de l'incendie du 19 août 12 03. Ce dernier témoignage est
confirmé par l'auteur
de la Devastatio
Constantinopolitana ,
éd. Ch. Hopf, Chroniques gréco-romanes, Berlin,
1873, p. 89 sq.
1) Nicétas Ghoniates, Bonn,
p. 713. Cf.
Riant, Innocent III..., p. 338.
2) Bonn,
p. 714. Suivant
une tradition moins
certaine, transmise seulement
par
les historiens vénitiens, la
haine de Dandolo
contre Byzance avait été
déterminée par des
motifs d'ordre personnel
: il aurait
perdu la vue
sur l'ordre d'un basileus (textes réunis par
Gerland, Vierte Kreuzzug, p. 507,
n. 3).
Cf. le jugement que
Kinnamos, VI, 10,
Bonn, p. 280,
portait déjà sur
les Vénitiens « peuple
de proie, immoral, dépourvu du
sens de l'honneur ».
3) Par
exemple Gunther, XI et
XIV, éd.
Riant, Exuviae, I,
pp. 85, 91 sq.
(influence vénitienne parallèle
aux intrigues de
Philippe de Souabe
au début de l'expédition, et
décisive au moment
du deuxième siège
de Constantinople). Il ressort
de la correspondance échangée
au printemps 1203
entre Innocent III et
Pierre Capuano, que le
pape et
son légat considéraient, de
leur côté, que le
projet du détournement était
imputable à Venise
: Reg. Innoc,
VI, 48, Migne,
PL, CCXV, col. 50.
Robert de Clari insiste
longuement sur les griefs
familiaux qui ont poussé
Boniface de Montferrat
à souhaiter la
prise de Constantinople, mais, pour
lui aussi, ce sont
les instances du doge qui
ont, en définitive, décidé les barons à
dévier de leur
chemin (XXXIX, éd.
Lauer, p. 39). Suivant
Villehardouin,
qui
cherche cependant à faire valoir,
avant tout, le rôle
des croisés franco-flamands,
le doge avait pris
la croix pour «
défendre et guider » l'expédition
(65, éd. Faral, I,
p. 66 sq.).
4) Nicétas Choniates,
Bonn, p. 789
sq. Cf. Riant,
Innocent III..., p. 55
;
Fotheringham, Genoa,
p. 37 sq.
liste ou en modifier l'ordre d'importance 1. Ce serait cependant perdre de vue l'objet
de la recherche présente. Le
jugement des contemporains importe
davantage ici que la
vérité historique objective. Quels
ont donc été
les causes du
détournement de la Croisade acceptables
pour tous 2, les
prétextes immédiats, en dehors
desquels les ressorts
secrets, qui commandaient
les événements, auraient été
condamnés à agir
dans le vide ?
Les plus
impérieux devaient être fournis,
comme de juste, par les
Byzantins. L'usurpation d'Alexis
III, les demandes de
secours du futur
Alexis IV, offraient
un motif avouable pour
l'intervention et le premier siège.
La suite des événements justifiait
le second siège et la
ruine de l'Empire que
l'on s'était proposé de restaurer.
La réception réservée
par les gens
de Constantinople au prétendant
légitime avait été
décevante et laissait préjuger
défavorablement des sentiments
que les Grecs nourrissaient
à l'égard de
ses compagnons étrangers venus imposer
leur loi et
mettre le feu
à la ville,
à peine un mois
après leur installation encore
provisoire 3. Les vainqueurs jugèrent prudent
de camper du
côté de Péra,
en dehors de l'enceinte
fortifiée 4. Pour plus
de sûreté, on
démantela les remparts sur
une étendue de
50 toises (ils furent, du
reste, relevés à la
première occasion)5. Cependant l'attitude du nou-
1) Ainsi, il
reste à préciser
le rôle de
Philippe Auguste qui
pouvait chercher, peut-être, des
avantages personnels dans le
détournement : voir
Riant, Le changement,
p. 111 et
Zaborov, К voprosu, p.
232 sq. L'idée
de la Renovatio Imperii n'était, en tout cas,
pas étrangère au
Capétien, qui se
laissait appeler Ka olida par
ses panégyristes.
2)
Tô eùaçoppiov xal те eÙTCp6 (T(O7rov, suivant l'expression ironique de Nicétas
Chômâtes (Bonn, p. 715).
Les Byzantins étaient habitués à
considérer la Croisade
comme un prétexte destiné à
dissimuler des buts plus ou
moins honorables. Cf., à
propos de l'expédition de
1147, Kinnamos, II,
2 et 4,
Bonn, pp. 67
et 73 (Xoyoç 7rpoxsipoç, izç6ayri\j.cii) et,
pour la première
croisade, dont Alexis Ier
aurait été le véritable instigateur, Théodore Skoutariotès, éd. C. Sathas,
Bibliolheca Graeca
Medii Aevi, Paris-Venise, 1894,
VII, p. 185 (тгрофаспс).
3}
Pour l'accueil hostile que
firent les Byzantins
à Alexis IV
et aux croisés avant
le premier siège, et pour l'incendie de Constantinople allumé le 19 août 12 03, voir les notes ajoutées par Faral à son
édition de Villehardouin, I,
pp. 147, 209 sq.
4) Suivant Villehardouin, 191,
éd. Faral, I,
p. 194 et
Ernoul, XXXII,
éd. Mas Latrie, p. 366, ce
fut sur le conseil
d'Alexis IV, pour ce que
mellée ne levasl entre nous et
vous. Cf. Robert de Clari, LV,
éd. Lauer, p. 56.
5) Robert de Clari, ibid.,
et LVU, LXI, éd.
Lauer, pp. 57,
60 sq. Ville
hardouin
(233, éd. Faral,
II, p. 32
sq.) Et Nicétas
Choniates (Bonn, p.
750)
veau
basileus, faite à la
fois de frivolité et de superbe à
l'égard de ses bienfaiteurs,
paraissait encore plus
blâmable. Après avoir contracté
des engagements solennels
envers les croisés à
Zara, en janvier 1203,
Alexis IV leur
faisait « très
mauvais visage », en
novembre de la
même année à Constantinople1.
La
date du
départ pour l'Egypte
était retardée d'un
an, des 200.000 marcs
d'argent, ou d'avantage,
promis en sus du
remboursement de ce que l'expédition
devait à Venise,
une moitié seulement avait
été versée, et
les paiements étaient intermittents, peliz
et povres2. Mis
en demeure de
s'exécuter, l'empereur refusa et,
peut-être, invita les
étrangers à vider la terre.
Des messagers aussi courageux
que courtois vinrent le défier dans
son propre palais3.
On parlait aussi
d'un autre défi lancé,
en termes d'une
verdeur surprenante, par Dandolo en
personne, qui, du
pont d'une galère,
avait fait savoir
au jeune prince le peu
d'estime où il
le tenait4.
Ainsi commença
la guerre. Une
série d'escarmouches et d'actes
d'hostilité ponctua dès
lors les relations
des deux partis. Une,
ou peut-être même deux, tentatives d'incendie de la flotte
vénitienne frappèrent particulièrement les
imaginations5. La révolte
d'Alexis Murzuphle venait
à point pour offrir
l'occasion de lancer un défi de plus.
Les chevaliers francs ne mentionnent
que les travaux
effectués par Murzuphle,
dont Robert de Clari parle
en un autre endroit de
son livre (LXIII,
éd. Lauer, p. 62) étaient de nouveau
mis en présence d'une usurpation,
cette fois doublée d'un meurtre. Murzuphle réitéra la sommation
de vider la terre.
1) Mull
malvais semblant, Villehardouin, 215,
éd. Faral, II,
p. 14. Isaac
Ange avait confirmé les engagements de son
fils, mais c'était le jour
du couronnement de celui-ci
: ibid., 187-189, vol.
I, p. 190 sq. Pour
le revirement d'Alexis
IV qui s' enorgueilli... vers
cels qui tant
de bien li
avaient fait, voir ibid.,
vol. II, p. 8.
Les auteurs byzantins
représentent cependant Alexis
IV comme un
fantoche demeuré docile aux croisés jusqu'à la
fin. D'après Georges
Acropolites, III, éd. Heisenberg,
I, p. 6, ce
sont les habitants de Constantinople qui s'opposèrent à ce
que ses promesses
fussent tenues. Il y
eut des
troubles, qu' Isaac
Ange s'appliqua à
aplanir.
2) Villehardouin, 208, éd. Faral,
II, p. 8. Pour les
clauses exactes du traité,
dont le
texte original ne
nous est pas
parvenu, voir Norden,
Vierle Kreuzzug, p. 40
sq. (cf. Riant, Innocent III...,
p. 12 ;
Bréhier, L'Église et VOrient,
p. 161). Diverses dispositions
destinées à faciliter
la conquête et
la conservation de la Terre Sainte , complétaient les engagements
financiers.
3) Villehardouin, 211-216,
éd. Faral, II, p. 10
sq. ; Robert
de Clari, LIX, éd. Lauer, p.
59.
4) Robert de
Clari, ibid. Villehardouin
ne parle pas
de cette entrevue.
5) Villehardouin, 217-220, éd.
Faral, II, p. 16 sq. ;
cf. p. 17,
n. 1, où
l'on trouvera les arguments
en faveur d'une
seconde tentative.
Les rencontres à main armée
se firent plus violentes ; dans l'une
d'elles, qui a
eu lieu devant
Philée, l'usurpateur perdit son gonfalon
impérial et une icône
de la
Vierge vénérée
entre toutes1. Pendant
ce temps, les habitants
de Constantinople continuaient de
renforcer les fortifications, tandis que,
de leur côté, les
croisés préparaient de nouvelles machines de guerre.
Il est
intéressant d'observer que
les historiens les
plus soucieux de la
tenue littéraire de
leur récit, semblent
avoir cherché à donner,
en quelque sorte,
plus de relief
à ces derniers
événements, au détriment
de ceux qui
marquèrent la fin du
règne d'Alexis IV.
Ernoul rend Murzuphle
responsable de l'ensemble du litige,
et lui attribue, en particulier, l'attentat contre la flotte
vénitienne2. Villehardouin, après avoir annoncé que la
guerre commença sous
Alexis IV, ne
parle plus que de
mellee, c'est-à-dire d'un
conflit, et cette
désignation contraste avec ce
que le chroniqueur
dit de la
tournure prise par
les hostilités sous le
règne du nouvel
usurpateur, car ce
fut alors « une
grande guerre... qui
crût et augmenta
sans cesse »3.
Le développement
prenait ainsi un
tour plus dramatique
et la nécessité du
dénouement paraissait plus urgente.
Il fallait en découdre une bonne fois. Ce fut
l'assaut lancé le 9 avril 12 04, dix jours avant
les Pâques fleuries.
Les Byzantins parvinrent à
le repousser, mais le 13
du même mois,
Constantinople tombait entre les
mains des croisés.
1) Villehardouin, 227,
éd. Faral, II, p. 26;
Robert de Clari,
LXVI,
éd.
Lauer, p. 65 sq. ;
Aubri des Trois Fontaines,
MGH, SS., XXIII, p.
883;
Nicétas Choniates, Bonn, p.
751. Cf. Revue de V
Histoire des Religions, CXXVII, 1944,
p. 105.
2) Ernoul, XXXIII,
éd. .Mas Latrie,
p. 371. Cf.
Martino da Ganale,
La
cronique des Veniciens, XLIX, éd. G.
Galv ani, Florence,
1845, p. 332 (Archivio storico Haliano,
VIII). Pour cet
auteur, Murzuphle avait
déjà usurpé quand
les croisés ont ramené
à Constantinople le « petit
enfant », Alexis IV.
Mis en demeure de rendre le pouvoir,
Murzuphle fit. égorger le prétendant létigime
et refusa, par la
même occasion, de rembourser
les frais de
l'expédition. La vengeance s'imposait.
3) Villehardouin, 226 et
228, éd. Faral, II, pp. 26, 28.
Comparer l'apprécia
tion
des événements antérieurs,
ibid., 216 et 221, pp.
14, 20. Il est aussi
caractéristique que
Villehardouin passe sous silence la sommation de vider
la terre, lancée par Alexis IV.
L'indication est fournie par Robert
de Clari, LIX, éd. Lauer,
p. 59.
II y
a quelque chose de suspect
dans cet enchaînement trop_implacable
de faits dont, en réalité, plus
d'un devait prévoir les résultats à
l'avance. On a
déjà pu se
demander, à un
autre propos, si nos
principaux témoins ont
toujours été sincères ou
bien informés1. La
question ne se
pose pas ici,
dans la mesure où les conflits
les plus graves
sont nécessairement précédés d'une
tension progressive des
rapports entre les partis
intéressés et peuvent
trouver leur point de
départ dans des circonstances relativement minces. Il
n'en reste pas moins qu'il n'eût pas
été difficile de récuser des
causes de cette nature, et
que plusieurs ont
été certainement simulées.
Le
prétexte tiré de l'usurpation
d'Alexis III était incontestablement valable,
sinon pour les
Grecs, qui trouvaient
dans le succès d'un coup
d'État le gage de
son caractère providentiel2, du
moins pour les
Latins pénétrés de
coutumes féodales3. L'argument
pouvait rallier tous les suffrages.
Le pape et le doge y
trouvaient un moyen de pression dans
leurs négociations avec
l'empereur4. Suivant un
chroniqueur allemand, les appels
au secours ď
Isaac Ange avaient déjà
déterminé le projet de
l'expédition anti-byzantine d'Henri
VI5.
En 1201, un
groupe de croisés
champenois s'était joint
à Gautier III de
Brienne pour la
conquête du comté
de Lecce et de
la principauté de
Tarente, dont son
mariage avec la
fille du feu
roi de Sicile l'avait
rendu héritier légitime.
Le pape avait encouragé et
soutenu cette entreprise
qui devait cependant avoir pour
résultat de faire perdre
pour la
Croisade
des combattants de
valeur6. Il est
plus suggestif encore
de voir un
1) La
question a été
posée aussi bien
pour Villehardouin (voir
les ouvrages cités par
Faral, G. De
Villehardouin..., sa sincérité,
pp. 532, 566
et Grégoire, The Question, p.
158 sq.), que pour Robert
de Clari (Faral, ibid.,
p. 548 et passim).
2) Voir
R. Guilland, Le droit divin
à Byzance, Eos
(Wroclaw), XLII, 1947,
p.
142 sq.
3) Par exemple, Reg. Innoc, VI,
211, Migne, PL, CGXV, col. 238. Cf.
Riant,
Innocent
III..., p. 19 ;
Norden, Vierte Kreuzzug,
p. 47 sq.
4) Norden, Papsttum u. Byzanz,
p. 138 sq.
5) Otton
de Saint-Blaise, Chronicon,
MGH, SS, XX,
p. 327 sq.
Pour la
valeur
de ce témoignage,
voir Faral, G.
de Villehardouin..., sa
sincérité,p. 555.
6) Villehardouin, 33-34,
éd. Faral, I,
p. 34 ; Gesta
Innoc, 30 ; Migne,
PL, CCXIV, col.
LIII-LIV. Suivant Luchaire,
op. cil, p.
14, l'attitude du
pape
Infidèle, le
sultan d'Iconium Ghiyâth
al-Din Kaikhusraw Ier,
solliciter après le premier siège
de Constantinople, l'appui des
barons francs pour
reconquérir l'héritage que
son frère lui avait
injustement enlevé1. Jusqu'au 1er
août 1203 l'action des
barons francs pouvait
paraître essentiellement dirigée
en vue du rétablissement de
la légitimité. On
l'avait dit à
Zara, à Corfou et
devant Constantinople encore
byzantine2. Il n'était plus
permis de le
répéter après l'usurpation
de Mur- zuphle qui
avait pris le
soin d'assassiner ses prédécesseurs.
Dans la
correspondance échangée avec
le pape après
la victoire finale, Baudouin
de Flandre devait
flétrir, il est
vrai, le comportement du nouvel
empereur « parjure
à son seigneur et
à nous »3, mais
sous la plume de
Dandolo, le rôle
de celui-ci est passé
presque entièrement sous
silence et l'aspect
légal de la situation
n'est point envisagé4.
Il en est
de même dans
les Gesta d'Innocent III
qui ignorent totalement
Murzuphle et donnent, comme
prétexte à la
prise de Constantinople, la mauvaise
foi des deux
derniers empereurs de la famille
des Anges5. Le contraste est
frappant avec le récit
si bien agencé de
Villehardouin et d'Ernoul,
où le rôle
des personnages croît en importance
au fur et à mesure
que le drame
approche de son dénouement.
En réalité, le
coup d'État, qui
venait d'en- était justifiée par le
fait que Brienne allait combattre
le comte Markward d'Ann-
weiler, une créature
des Hohenstaufen. Voir
pour l'ensemble de la question, Jordan, op.
cit, p. 173.
1) Robert de
Clari, LU, éd. Lauer, p. 53. Le
sultan avait déjà fait, il est
vrai,
la
même démarche auprès
d'Alexis III. Ses
réclamations avaient cependant
alors
— et pour cause, puisqu'elles
étaient adressées à un usurpateur — un
caractère moins «
légitimiste ». Voir
Nicétas Choniates, Bonn, p.
688 sq.
2) Robert de Glari, XVII, XXVIII, XXXIX, XLI, éd.
Lauer, pp. 16, 29,
40,
41; Villehardouin, 144,
146, éd. Faral,
I, pp. 145
et 147 sq; Gunther, XIII, éd. Riant,
Exuviae, I, p. 88
; Lettre
des barons croisés
au pape (1203), Reg. Innoc, VI, 211 ;
Migne, PL, GGXV, col.
238.
3) Beg.
Innoc, VII, 152, Migne,
PL, CGXV, col.
448 ; cf. Col. 449: perfldus incubator imperii.
Voir aussi Robert de
Glari, par exemple,
LXX, éd. Lauer, p. 70 : Morchofles li
traîtres.
4) Beg.
Innoc, VII, 202, ibid.,
col. 511 sq.
Cf. Rigord, qui,
en 1206 au
plus tard, ignorait tout de Murzuphle. L' «
enfant empereur », Alexis
IV, aurait été
tué à la guerre,
ce qui donnait
le droit d'élire
Baudouin de Flandre au trône
de Byzance : Gesta Philippi Augusti, 139, éd.
Delaborde, I, p.
157.
5) Gesta Innoc, 9 ; Migne, PL,
CCXIV, col. CXLI (Alexio igiiur cum
Isachio, pâtre suo, ad
Conslanlinopolilanum impérium restitute
eoque ftdem non
servante Lalinis...).
sanglanter,
une fois de plus, le
trône de Byzance, a dû produire un
certain désarroi dans
le camp des
croisés. Les uns
plaignaient Alexis IV, les autres
étaient prêts à
excuser son meurtrier1.
Seul le gendre
ď Isaac II,
Philippe de Souabe,
aurait pu prétendre, en
ce moment, à
la qualité de
drois oirs2, tout comme
Henri VI l'avait
fait, arguant de
la même alliance, seulement quelques
années plus tôt3,
et comme devaient
le faire, au temps
des Paléologues, les
rois de France
qui descendaient, par
les femmes, du
dernier empereur latin de Constantinople, Philippe
de Courtenay4. La
question ne fut
pas soulevée : l'autorité
de Dandolo avait
apparemment déjà réduit à
peu de chose
l'influence gibeline dans
le camp des assiégeants. L'auteur
de la
Chronique
de Morée résume
la situation en précisant que
les croisés ont pu attaquer
la ville parce que
li empires esioit
demorez sans seignor
naturel5. C'était pratiquement
renoncer à l'argument
de la légitimité. Restait l'horreur du
régicide et de la trahison
que Dieu ne peut
pas pardonner. Telle
avait été, pour
l'ensemble des contemporains, la raison
de la chute
finale de Constantinople6.
Pourtant, en se
lançant à l'assaut,
les Francs allaient venger la mémoire
d'un prince, qui,
lui-même, leur avait semblé trahir7.
1) Robert de Clari, LXII, éd.
Lauer, p4 62.
2) Riant, Innocent III..., p. 345 ; Norden,
Vierte Kreuzzug, p. 56 sq.
3) Norden, Papsftum u.
Byzanz, p. 128 ;
cf. Hampe, Kaisergeschichle, p.
193.
4) Par
exemple, Brochart (Burcard),
Advis directif pour
faire le passage ďoultre-mer, éd.
F. de Reiffenberg,
Le chevalier au cygne,
I, Bruxelles, 1846, p. 270
(Monuments pour servir à
l'histoire des provinces
de Namur, de
Hainaut et de Luxembourg, IV,
1). Charles Ier
de France, comte
de Valois, avait épousé
en secondes noces Catherine
de Courtenay, unique
enfant de l'empereur
Philippe. La maison de
France pouvait prétendre,
d'autre part, à la couronne
d'Orient par le mariage
de Philippe III le
Hardi avec Isabelle
d'Aragon, qui descendait de
l'empereur Pierre II
de Courtenay.
5) Chronique de
Morée, LV, éd. J. Longnon,
Paris, 1911, p. 17 (Société
Hist. France). Martino Canale
ajoute, de son
côté, que le pape avait
autorisé le partage
de l'Empire, qui estoit sans
hoir (Cronique, LIV,
éd. Galvani, p. 338).
6) Le
meurtrier n'avait droit
en terre tenir,
et ses partisans,
c'est-à-dire l'ensemble des pouvoirs
publics de Byzaeee,
étaient complices du meurtre
(Villehardouin, 224, éd. Faral, II,
p. 25). Cf. Robert de Clari,
LXXIII et LXXIV, éd.
Lauer,
pp.
72, 74; Gunther,
XIY, éd. Riant,
Exuviae, I, p. 92
; Nicétas Choniates, Bonn, p.
804.
7) Par
exemple Robert.de Clari,
LXII, éd. Lauer, p.
62, ou le jugement
porté
sur Alexis IV par
Baudouin de Flandre et
Dandolo : Reg.
Innoc, VII, 152 et
202, Migne, PL, CCXV,
col. 447 sq.,
512.
Ils ne pouvaient pas ignorer, non plus,
qu'ils n'avaient aucune juridiction sur
les Grecs. Le pape les en avait avertis à plusieurs reprises, en prenant
soin de préciser que
la restriction demeurait valable
quels que fussent les délits du
basileus et de ses sujets
: quantumcunque in hoc (il s'agissait de l'usurpation d'Alexis III) vel aliis
idem imperaior et homines
ejus juridisdioni commissi
deliquant, non
est tamen veslrum
de ipsorum judicare
deliclis1.
Les
autres griefs dont font état les principaux chroniqueurs de l'époque
sont également sujets
à caution. Si
Alexis IV n'avait pas rempli
la totalité de
ses engagements, il
n'en avait pas moins remboursé
la moitié de
sa dette, et
sa bonne foi était
d'autant plus évidente
que, pour réunir
cette somme, il avait fallu faire
fondre les trésors
des églises2. Une
partie de l'opinion publique
des Occidentaux soutenait,
du reste, que les
croisés n'avaient plus
rien à réclamer3.
La tentative de sabotage
de la flotte
vénitienne et les
diverses rencontres à main
armée entre les
deux partis pouvaient
paraître, dans un sens,
autrement importantes. Pourtant
il suffisait de se
rapporter à l'expérience
des Croisades antérieures,
pour constater que le séjour
plus ou moins
prolongé d'un corps
expéditionnaire en terre
étrangère rendait inévitables
des actes de violence
de cette espèce4.
Il ne semble
pas, du reste, qu'Alexis IV ait pris part
à aucune escarmouche, et, de son côté, Alexis
Murzuphle ne demandait sans doute
pas mieux que de négocier. Ses
envoyés avaient engagé
des pourparlers de
paix, et il avait obtenu une entrevue avec le doge.
Celui-ci en profita pour lui dresser une
embuscade5. Enfin, la question du
départ forcé de l'armée était à
proprement parler une de ces occasiones frivolis condamnées d'avance par
Innocent III1. La masse des croisés avait
hâte d'affronter les
Infidèles. Il y
avait une- contradiction flagrante
entre le refus
outragé de s'embarquer en février
1204 et l'opposition qui
avait accueilli, en
août de l'année précédente,
la demande d'Alexis
IV de différer
le départ2.
1) Reg.
Innoc, VI, 101
(1203), ibid., col.
107. Cf. VI, 232
(1203) et VIII, 133 (1205), ibid.,
col. 263 et
712.
2) Nicétas Choniates, Bonn, pp. 729, 734 sq., 740
sq. ; Georges
Acropolites,
III,
éd. Heisenberg, I, p. 6.
3) Robert d'Auxerre,
Chronicon, s. a.
1203, MGH, SS,
XXVI, p. 266.
Cf.
Devastatio
Conslanlinopolilana, éd. Hopf,
p. 90. Suivant
Rigord, Gesia, 139, éd.
Delaborde, I, p. 156,
Alexis IV a rempli ses
engagements sine mora.
4) L'idée est
exprimée, par exemple,
dans une lettre de
Conrad III à Manuel Сотпепе: rien
ne semblait plus
naturel, атгахас oùSév
(Kinnamos, II, 15, Bonn,
p. 76).
5) Nicétas Choniates, Bonn, p. 751 sq. Interprétation différente des faits dans
une
lettre de Baudouin de
Flandre au pape : millit ad nos
pacis fîctae legalos perfidies
incubalor imperii, postulai,
et oblinel cum
duce colloquium [Reg.
Innoc, VII, 152,
(A
suivre.) A. Frolow.
Migne,
PL, CCXV, col. 449). Il y a
peut-être ici une confusion avec les
messagers envoyés par Murzuphle,
sous le nom
d'Alexis IV, aussitôt
après son usurpation qu'il aurait cherché à
dissimuler le plus longtemps possible :
voir Gunther, XIV, éd.
Riant, Exuviae, I,
p. 91, Ernoul, XXXIII, éd. Mas Latrie,
p. 370. Dans son
édition de Villehardouin, II, p.
29, n. 1, Faral
a établi la date de l'entrevue de l'usurpateur avec
le doge : entre
le 2 et
le 8 février.
1) Reg.
Innoc, VI, 101 (1203),
Migne, PL, CCXV,
col. 107.
2) Comparer
la description des
événements dans Villehardouin, 195-197,
Éd. Faral,
I, p. 198
sq. (Désaccord des
croisés sollicités de
prolonger leur séjour) et dans Robert de
Clari, LXII, éd. Lauer, p. 62
(défi lancé à
Murzuphle à la suite de la
sommation de vider la terre).
SOURCE:
La déviation de la 4e Croisade vers
Constantinople. Problème d'histoire et de doctrine
(premier article) A. Frolow.
In: Revue de l'histoire des religions,
tome 145 n°2, 1954. pp. 168-187.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1954_num_145_2_6975
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