Alphonse de LAMARTINE
DISCOURS À LA CHAMBRE DES DEPUTES,
2 mai 1834
En
1830, la Régence
d’Alger, province de l’empire ottoman, est occupée militairement sur l’ordre du
roi de France Charles X, souverain impopulaire désireux de détourner
l’attention de l’opinion française inquiète de sa politique intérieure.
Le
prétexte a des origines très anciennes. De 1793 à 1798, la Provence et l’armée
française d’Italie avaient été nourries par des livraisons de blé en provenance
de la Régence. Berné
par Talleyrand et deux banquiers livournais, le Dey (1) d’Alger était depuis longtemps excédé
par l’absence totale de remboursement. C’est ce qui explique son coup
d’éventail - ou plutôt de
chasse-mouches
- du 29 avril 1827 à Deval, consul de
France plus ou moins mouillé dans cette affaire financière... Ce coup d’éventail
donna prétexte à Charles X pour envahir ce qui allait devenir l’Algérie.
Après la Révolution de
Juillet 1830, Louis
Philippe, Roi des
Français, trouve la France en
possession d’un territoire dont
elle ne sait
que faire.
Des commissions
d’étude sont nommées.
A partir de
1832, on voit
s’affronter à la
Chambre les discours des colonistes et des anticolonistes.
En
1834, lors de la discussion du budget, les Algéristes répondent par la voix
de Lamartine, député de Bergues,
aux partisans du
retrait de l’Afrique
(excepté Alger). L’affaire
masque mal l’opération
parlementaire qui vise à placer Decazes à la tête de la nouvelle colonie afin
de lui assurer un revenu personnel.
Le
22 juillet 1834, une ordonnance royale fait officiellement de l’Algérie une
colonie française.
On
notera dans ce discours la composante
chrétienne du patriotisme français de Lamartine, qui ne cesse d’opposer la France sa civilisation à la barbarie supposée de
l’islam et des mahométans.
*
«
Messieurs,
Un
pays comme la France
ne peut pas hésiter quatre ans devant sa propre résolution, sans déconsidération pour lui et sans dommage
pour son avenir. Il fallait, il faut encore forcer la France à parler en posant
plus nettement la question ; il faut lui dire : Voulez-vous conserver Alger au
prix de trente millions et de trente mille hommes par année ? Voulez-vous
conserver Alger avec un moindre développement et à des conditions onéreuses?
Enfin vous n'en voulez-vous pas du tout ? Si vous n’en voulez pas du tout,
retirez les troupes et fermez le trésor ; si ainsi
que je l'espère vous voulez conserver Alger
au moins comme
colonie expérimentale et
comme occupation militaire,
déterminez dès aujourd'hui la
forme, la mesure, les conditions de cette colonie, et rendez douze ou quinze
millions aux contribuables. Vous mettez fin ainsi à cet agiotage scandaleux des
terres de la régence, que l'on vend et que l'on revend sans y semer un épi,
comme un papier de bourse qui va périr entre les mains du dernier possesseur.
Vous rassurerez les colons en leur disant : Voici sur quoi vous pouvez compter,
voilà jusqu'où vous pouvez vous étendre sous la puissante garantie de la mère
patrie. Au reste cette délibération
si fâcheuse sous
d'autres rapports, aura
eu au moins
ce résultat, d'arracher
au gouvernement ce mot, qui satisfait le sentiment national : nous
n'abandonnerons jamais Alger. Mais ce
mot qui suffit à notre orgueil ne suffit pas à nos intérêts; il ne dit pas comment nous conserverons nôtre conquête.
Selon moi, les questions devraient être ainsi posées.
1
- La France
doit-elle entrer dans le système des colonisations ?
2
- Alger est-il la colonie qui convienne à la France, et qui lui promette de l'indemniser de
ses dépenses ?
3
- Dans le cas où, sous le rapport agricole et commercial, Alger ne présenterait
pas tous les avantages désirables à la France. Comme colonie militaire, comme
avant-garde de la civilisation sur la barbarie,
comme vedette sur
la mer qui
nous appartient, sur la
Méditerranée,
conserverons-nous Alger ?
4
- Quelle sera la constitution définitive, la forme et la mesure de cette
colonie ?
Dans ma conviction,
de grandes colonisations
entrent indispensablement dans le
système politique que l'époque
assigne à la France et
à l'Europe. L'Orient
les rappelle, et
le défaut de débouchés intérieurs les rend nécessaires
à nos populations croissantes.
Les orateurs
qui ont parlé
contre ce système,
n'ont envisagé les colonisations que
sous le rapport commercial et
agricole; ils ont négligé le côté politique de la question.
Ne
craignons-nous pas qu'on ne dise qu'il a suffi de quelques heures de discussion
et de deux ou trois orateurs, pour nous faire abandonner un rivage qu'il nous a
fallu deux ans de préparatifs, 60 millions et 60 000 hommes pour conquérir ?
Quant
au plan présenté hier par M. Passy, je ne le discuterai pas. Remettre les rivages
et les villes de l’Afrique à des princes arabes, ce serait confier la
civilisation à la barbarie, la mer à la garde de ses pirates, nos colons à la
protection et à l'humanité de leurs bourreaux.
Maintenant,
comme colonie militaire, comme essai de colonie commerciale, devons-nous rester
à Alger? Les conclusions, au moins tacites, des orateurs que nous avons
entendus, me font craindre qu'ils
n'aient fait germer
cette pensée dans
l'esprit de la
chambre et du
pays. Pensée funeste, Messieurs, pensée anti-nationale, anti-sociale, anti-humaine que nous devons repousser, comme
nous repousserions la pensée d'une honte ou d'un crime. Eh quoi! Messieurs, les
nations n'ont-elles donc qu'une balance de chiffres à établir ? Et serions-nous
descendus à ce degré de matérialisme social, que l'arithmétique dût s'asseoir
seule dans les conseils de la chambre et du gouvernement et peser seule les résolutions de
ce noble pays ?
Si l'or a
son poids, la
politique, l'honneur national,
la protection désintéressée du
faible, l'humanité, n'ont-ils
pas le leur?
Abandonnerions-nous ces mers
à leurs pirates ? Les
côtes de France, d'Italie et d'Espagne à
leurs insultes ? Dans
ma conviction, de
grandes colonisations entrent
indispensablement dans le système politique que
l'époque assigne à la
France et à
l'Europe. L'Orient les
rappelle, et le
défaut de débouchés intérieurs
les rend nécessaires à nos populations croissantes.
Refermerons-nous
notre commerce, à notre marine marchande
cette route de l'Orient que nous leur avons rouverte
au moment même
où cet Orient
va les appeler
à des destinées
nouvelles?
Abdiquerons-nous
volontairement enfin cependant
que la conquête
d'Alger nous a
donné sur le mahométisme dans
tout l'Orient, et que
nous perdrions le
jour même où
le drapeau français s'abaisserait sur le rivage
d'Afrique ? Non, Messieurs, ce serait renier notre mission et notre gloire
; ce serait trahir la Providence qui nous a
fait ses instruments dans la conquête la plus juste, peut-être qu'une nation
ait jamais accomplie; ce serait mépriser le sang de ces braves que nous avons
sacrifié dans cet assaut donné à la barbarie; et la pensée de l'abandon
d'Alger, qu'heureusement le ministère vient
de répudier, resterait
éternellement comme un
remords sur la
date de cette
année, sur la
Chambre et sur le Gouvernement qui l'aurait consenti.
Je demande
que nous ne
laissions planer aucune
incertitude sur la
conservation d'Alger comme colonie
militaire, et que nous n'ajournions pas à la session prochaine la discussion de
la forme dans laquelle cette colonie sera constituée; et je vote pour les 400
000 F, 3 car j'aime encore mieux que nous
perdions de l'argent que de l'honneur et de l'avenir. »
1 - Prince représentant le sultan
ottoman de Constantinople.
2 - Annie Rey-Goldzeiguer, « La France coloniale de 1830 à
1870 », Histoire de la France
coloniale, vol I, Armand Colin, 1990, p.
327 sq.
3 - Dotation budgétaire proposée pour la
constitution d’une colonie française de l’Algérie.
* * *
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