Saint Père, père et papa gâteau
Alexandre VI fut père trois fois : Souverain Pontife Saint Père de l'Eglise, père de cinq enfants, dont César Borgia, enfin papa gâteau des Conquistadores, ses fils spirituels.
Il fut sacré évêque à l'âge de 24 ans, sans avoir jamais été prêtre - son métier précédant ayant été celui des armes. Comme le Pape Calixte III était son oncle, Borgia comme lui, on s'arrangeait en famille. Tout cela était dans l'esprit du temps. Même le fait d'avoir eu cinq enfants en étant Saint Père n'était pas grave. Pas grave si parmi ces cinq enfants (Jean, César, Godefroi, Louis et Lucrèce) il n'y avait pas eu César Borgia... Il fut son chouchou. A sept ans il le fit sacrer protonotaire de la Papauté, à 17 ans évêque de Pamplona et archevêque de Valencia, et à 18 ans Cardinal. Tous les historiens sont d'accord pour affirmer que César fut le plus grand criminel de la Renaissance. Il servit de modèle à Machiavel pour son prestigieux ouvrage LE PRINCE, un traité sur l'art et la manière de se bâtir un royaume en laissant ses scrupules au vestiaire... si on en a. Machiavel écrit entre autres moralités que "(Le Prince)... doit commettre des crimes sans hésiter si les circonstances l'exigent".
Tout
cela n'est que la carrière d'Alexandre VI (alias Rodrigo Borgia), ce n'est pas
l'historiette promise. Il faut pourtant expliquer tout cela avant d'arriver au
seul côté amusant de sa vie qui fut sa mort ou plutôt la façon dont il
est mort. En effet, l'"hagiographie" a induit en erreur la plupart de
nos historiens, pour lesquels Rodrigo Borgia serait mort de
"malaria". D'autres historiens, un tantinet incrédules et curieux,
ont mis leur nez dans les Archives en question, pour découvrir que :
"Alexandre
aussi avait été quelques jours malade, et jusque là on ne savait pas au Palais
plus que le fait qu'il fit de la fièvre. Cependant, quand il fut mort, on
découvrit, à la vue de son cadavre, sa figure noire comme du charbon, et sa
langue si enflée que l'on ne pouvait pas fermer sa bouche. On n'avait jamais vu
un mort dans un état aussi affreux. Les bruits commencèrent à se propager qu'un
soir, pendant un banquet au cours duquel il avait l'intention d'empoisonner
quelques cardinaux riches, arrivant assoiffé à la Vigna du cardinal Adrien de
Corneto il demanda à boire et, par erreur, il but le vin qu'il avait destiné à
l'empoisonnement des invités. Son fils César en but en même temps. On
les transporta tous les deux à moitié morts. César, enveloppé et cousu dans une
peau de mule fraîchement dépouillée et encore fumante, échappa à la mort.
Alexandre mourut." (1)
Il
avait tellement été indigne de son Pontificat qu'après sa mort ses successeurs
ne voulurent pas habiter les pièces du Palais dans lesquelles il avait vécu. En
arrivant là-haut chez saint Pierre, il fut, sans doute, persuadé que le fait
d'avoir été son représentant sur Terre par népotisme lui assurait une place au
Paradis. Il y rencontra peut-être Girolamo Savonarola, ce brave Père dominicain
qu'il avait fait griller sur terre au feu de bois parce qu’il était un honnête
chrétien et qu’il voulait nettoyer les écuries d'Augias Borgia. On s'imagine
alors la réception qui lui fut probablement faite et sa dégringolade directe
chez Lucifer et Baal Zebub.
Voyons maintenant sa carrière de papa gâteau des Conquistadores, ses compatriotes (il était né en Espagne, à Yativa, près de Valencia) et ses fils spirituels.
Il
s’est cru propriétaire du globe terrestre parce qu'avec la resquille (on
appelait alors cette resquille de la "Simonie") il était devenu le
représentant du bon Dieu sur terre. C’est pourquoi, dès que Colomb découvrit
l'Amérique, il la partagea entre ses compatriotes Espagnols et Portugais, avec
sa fameuse Bulle INTER CAETERAE DIVINAE. (En fait ces frères ennemis se
battirent par la suite pour le REpartage). François 1er n'était pas encore né
(1493). Quand ce roi de France, plus tard, voulu lui aussi sa part du gâteau pour
"la Fille Aînée
de l'Eglise de Rome", on lui dit que c'était trop tard. Le gâteau avait
déjà été partagé. C'est ainsi que, homme spirituel, il demanda à Alexandre VI à
titre posthume s'il avait fait ce partage avec le Testament d’Adam en main.
Alexandre VI fit, prétendit-on, ce partage afin que ses compatriotes fassent le sacrifice d'aller en Amérique "christianiser les pauvres sauvages sans religion". Cette "christianisation" ainsi patronnée ne pouvait naturellement se faire qu'à la sauce Borgia : un pactole pour les Conquistadores, une tragédie infernale pour les Indiens, comme nous l'apprend un saint homme de Père dominicain, l'évêque espagnol de Chiapas au Mexique, Mgr Bartolomé de Las Casas. Las Casas vécut la "christianisation" aux lourdes épées sur place, et passa sa vie de saint (un vrai Saint mais pas encore canonisé, pas plus que Savonarola) à défendre les Indiens contre ses compatriotes Conquistadores, fils spirituels des Borgia. Voici un des aspects de la "christianisation" tel que nous le relate Las Casas : les Conquistadores arrivaient dans les villages indiens et, devant les foules qui ne comprenaient pas un mot d'espagnol, un Avoué de Sa Majesté Catholique leur "requérait" :
"Dieu
créa le monde en six jours. Les hommes ayant péché, il envoya son fils sur
terre pour leur Rédemption. Des méchants tuèrent le Fils de Dieu, qui,
retournant au Ciel laissa sur Terre pour le représenter, saint Pierre. Les
hommes ayant tué saint Pierre aussi, il alla à son tour au Ciel d'où il se fait
représenter sur Terre par notre Saint Père Alexandre VI La Terre appartenant à Dieu,
son représentant ici-bas remit les terres des païens aux Espagnols, afin qu'ils
se chargent de la sainte besogne de sauver leurs âmes en les convertissant à
notre Sainte Foi, etc., etc.. Et celui qui s'y opposerait
serait un traître à Sa Majesté."
C'est
là un résumé de trois pages que consacre Las Casas à un
"Requirimiento", où l'on peut lire également (2) qu'un
Couraca (chef indien du Nord de l'Amérique du Sud) répondit au conquistador
Martin Fernandez de Anciso : "Ce Saint Père comme vous
l'appelez-là, devait être fou ou ivre au moment où il a distribué les terres d'autrui".
Une autre fois, quand l'interprète de Pizarro traduisit ce "Requirimiento" au dernier des Incas, Atahualpa, il répondit : "qu’est ce Dieu qui se laisse tuer par des hommes? Le mien est le Soleil; personne ne pourra jamais le tuer". Et Voltaire intellectualisa la question par les vers ci-dessous :
"Tu vois de ces tyrans la fureur
despotique :
Qu'ils en sont nés les rois : et
Zamore à leurs yeux,
Tout souverain qu'il fut, n'est qu'un
séditieux". (3)
Mais
ce pape Borgia avait commis une autre escroquerie envers le Christ. Il avait
accordé à ses compatriotes les rois des Espagnes le privilège du droit de
sacrer les évêques de leurs colonies d’Amérique (Realpatronato). Ce qui avait
eu pour résultat que ce sacre se fit par leurs représentants sur place, des
hommes tels que les Cortés et Pizarro, des bandits de grands chemins qui réglaient
leurs comptes de rivalités conquistadoriales à coup de poignards ou de poison
(comme les Borgia en Italie). C'était cela la triple paternité de Rodrigo
Borgia (Borja en espagnol).
BASILE Y.
Web :
basile-y.com
1/. Leopold von Ranke, FÜRSTEN UND VÖLKER, Wiesbaden 1957, p.p.121 à
122
Également J.Burckhardt, DIE KULTUR DES RENAISSANCE IN ITALIEN, Leipzig 1928, p.p.106 et suivantes.
Également J.Burckhardt, DIE KULTUR DES RENAISSANCE IN ITALIEN, Leipzig 1928, p.p.106 et suivantes.
2/. Las Casas, HISTORIA DE LAS INDIAS, Fondo de Cultura Económica,
Mexico 1951, tome III, p.p.44 à 46.
3/. ALZIRE, acte IV, scène III.
Mohamed ZEMIRLINE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire