LES CROISADES
Carte
des croisades (Larousse 1922).
Les
croisades du Moyen Âge sont des pèlerinages armés, prêchés par le pape, une
autorité spirituelle de l'Occident chrétien comme Bernard de Clairvaux ou un
souverain comme Frédéric Barberousse.
La
définition traditionnelle, retenue pour cet article, englobe la période 1095-1291 , du concile de Clermont à la prise
de Saint-Jean-d'Acre, en se limitant aux expéditions en Terre sainte. Une
vision plus large va jusqu'à la bataille de Lépante (1571), pour inclure la Reconquista espagnole,
en incluant toutes les guerres contre les Infidèles et les hérétiques
sanctionnées par le pape, qui y attache des récompenses spirituelles et des
indulgences.
La
première croisade débute en 1096 avec des milliers de pèlerins piétons, pour
réoccuper une partie des terres perdues lors de l'expansion arabe du IXe
siècle, et ainsi rendre Jérusalem accessible au pèlerinage. Elle aboutit à la
fondation des États latins d'Orient, dont la défense justifie les sept autres
croisades principales, de 1147 à 1291, date de la perte des dernières positions
latines en Orient. À partir de la quatrième croisade, qui s'empare de Constantinople
en 1204, l 'idée
est parfois dévoyée: des expéditions sont organisées par le pape contre ses
opposants chrétiens (Albigeois, Hohenstaufen, Aragon, Hussites…) ou païens
(baltes). Si elles permettent le maintien des États latins d'Orient, les
croisades n'ont plus pour objectif Jérusalem.
Les
cités marchandes italiennes ont bénéficié des croisades, et développé dans la
foulée les liens entre places commerciales européennes.
Le
terme « croisade » est rare et n'apparaît pas avant le milieu du XIIIe siècle
en latin médiéval et seulement vers 1850 dans le monde arabe1. Les textes
médiévaux parlent le plus souvent de voyage à Jérusalem « iter hierosolymitanum
» pour désigner les croisades, ou encore de peregrinatio, « pèlerinage »1. Plus
tard sont aussi employés les termes de auxilium terre sancte, « aide à la Terre sainte », expeditio,
transitio ainsi que « passage général » (expéditions d'armées nationales), «
passage régulier » et « passage particulier », ces passages étant des
incursions ponctuelles (plus ou moins locales, de brigandage et pillage) et non
les « guerres saintes » et « grandes expéditions » que sont les croisades 1.
Le
terme de croisade n'apparaît que tardivement en français : le Trésor de la
langue française informatisé (TLFi) fait remonter l'expression « soi cruisier »
(se croiser) à la Vie
de St Thomas le martyr de Guernes de Pont-Sainte-Maxence datée de 1174, et le
terme de « croisade » aux Chroniques de Chastellain datées d'avant 1475, notant
qu'il s'agit d'un substitut de termes proches tels que « croisement », «
croiserie » ou « croisière » qui sont plus anciens, sans qu'on puisse les
signaler avant la fin du XIIe siècle ; le Dictionnaire historique de la langue
française note une première apparition du mot vers 1460 et note également qu'il
dérive de « croisement », que l'on rencontre avant la fin du XIIe siècle.
Pourtant,
l'ancien français « croiserie » apparaît dans la chronique de Robert de Clari
durant la quatrième croisade (1204), tandis que l'on trouve l'espagnol cruzada
dans une charte en Navarre de 1212. En réalité, tous ces termes sont des
substantifs de l'adjectif crucesignatus, croisé (littéralement, marqué par la
croix) qui, lui, apparaît dans la chronique d'Albert d'Aix (sans doute écrite,
pour sa première partie, dès 1106) ou du verbe crucesignare, prendre la croix,
qui est fréquent au XIIe siècle.
Il
est donc clair que ce que nous appelons « première croisade » n'était pas
appelée ainsi par ses contemporains. Du point de vue musulman, les croisades ne
sont d'ailleurs pas perçues comme une nouveauté, mais comme la continuation de
la lutte contre l'Empire romain d'Orient 2, qui durait depuis plusieurs siècles.
Pourtant, il est aussi évident que les contemporains ont eu très tôt conscience
que la croisade n'était pas un simple pèlerinage armé ni une opération
militaire comme les autres mais bien une réalité différente, alliant les
caractéristiques du pèlerinage à Jérusalem aux impératifs d'une guerre pour la
défense de la foi.
SOMMAIRE
Les origines de la croisade
Arrivée
des croisés à Constantinople
Les causes lointaines
La
principale raison des croisades est la perte du Saint-Sépulcre (le tombeau du
Christ) par les chrétiens.
Les pèlerinages à Jérusalem
Jérusalem
restait pour les chrétiens le centre du monde spirituel terrestre. Le pèlerin
pouvait s'y recueillir devant le calvaire et le Saint-Sépulcre. La « vraie
croix » y était vénérée3. La conquête de la Palestine par les Arabes
(Jérusalem fut prise en 638) n'affecta guère les pèlerinages vers les lieux
saints; les Fatimides imposèrent simplement une redevance aux pèlerins4. Les
dangers à braver en chemin faisaient partie de la spiritualité du pèlerinage.
Parmi les fidèles se répandait même l'idée que le pèlerinage lavait les péchés.
Avec la fin de la piraterie dans la seconde moitié du Xe siècle, le flux des
pèlerins s'amplifia. En 1009, le calife fatimide du Caire, al-Hakim, fit
détruire le Saint-Sépulcre 4. Son successeur permit à l'Empire byzantin de le
rebâtir, et les pèlerinages furent à nouveau autorisés. À l'approche du
millénaire de la mort du Christ (1033), le flot des pèlerins augmenta encore.
De nombreux monastères furent construits dans la ville. Les plus riches
pèlerins étaient parfois dépouillés par les bédouins 5, et certains groupes de
pèlerins s'organisèrent en véritables troupes armées. En 1045, l 'abbé Richard
emmenait avec lui sept cents compagnons qui ne purent arriver que jusqu'à
Chypre. En 1064, Sigefroy, archevêque de Mayence, et quatre autres évêques
conduisirent avec eux sept mille pèlerins, parmi lesquels des barons et
chevaliers, qui eurent à livrer une véritable bataille aux Bédouins et aux
Turcomans. Parmi ces pèlerins se trouvait un ancien soldat qui, après de
fâcheuses aventures conjugales, s'était fait moine, s'appelait Pierre, et
l'histoire a ajouté à son nom celui de "l'Ermite". Indigné des
mauvais traitements qu'il avait reçus en Palestine et ayant des visions, Pierre
se fixa la mission de rallier l'Europe au secours de la Terre sainte. Il se dirigea
vers Rome pour obtenir l'appui du pape Urbain II, qui l'autorisa à appeler les
chrétiens à délivrer les lieux saints. Les Turcs Seldjoukides prirent Jérusalem
aux Arabes Abassides et, contrairement à eux, interdirent totalement aux
pèlerins chrétiens l'accès à la ville sainte : des massacres de pèlerins eurent
lieu. L'historien Jacques Heers 6 mentionne un pèlerinage d'une troupe
importante, conduite en 1064 par Siegfried, archevêque de Mayence, attaquée et
presque entièrement décimée à Ramallah par des Bédouins le 25 mars 1065.
Cependant, Robert Mantran 7, un autre historien, mentionne que des pèlerinages,
dont six entre les années 1085 et 1092, se sont déroulés sans que les sources
mentionnent des difficultés particulières. Les persécutions des pèlerins furent
l'œuvre de troupes de pillards ou le résultat de manœuvres politico-religieuses
délibérées.
La guerre contre l'infidèle
Au
IVe siècle, saint Augustin avait exprimé une théorie de la juste guerre à
laquelle l'Église s'était ralliée. Au IXe siècle, les papes s'étaient efforcés
de créer les « milices du Christ » pour protéger Rome, menacée par la seconde
vague d'invasions 8. Le pape Jean VIII accordait même l'absolution à ceux qui
étaient prêts à mourir pour la défense des chrétiens contre les Sarrasins en
Italie. À partir de la fin du Xe siècle, l'Église s'efforça de christianiser
les mœurs guerrières des chevaliers en leur proposant entre autres de combattre
les Sarrasins aux frontières de la chrétienté, en Espagne. En 1063, dans une
lettre envoyée à l'archevêque de Narbonne, le pape écrivit que ce n'était pas
un péché de verser le sang des infidèles 9. Ce document innovait en affirmant
que prendre part à une guerre utile à l'Église était une pénitence comme
l'aumône ou un pèlerinage 10. Le succès n'avait pas été au rendez-vous, mais
l'Église autorisait, voire encourageait désormais la lutte contre les
musulmans, et y autorisait la participation des chevaliers francs. Les royaumes
frontières étaient devenus les vassaux du Saint-Siège, atout important dans la
lutte des papes contre le Saint-Empire romain germanique 11.
De
plus, les Normands affirmaient que les Byzantins étaient lâches, riches et
rusés 12. Pour les Français du Nord, les musulmans étaient des hérétiques
suivant le dogme d'un faux prophète 13.
Les causes proches
L'Empire byzantin, à l'origine de la croisade ?
À
l'époque de la première croisade, les Byzantins nommaient les Occidentaux
Francs ou Celtes, mais les Occidentaux les plus connus étaient normands.
D'abord employés comme mercenaires, pour leur courage et leur cohésion, et
appréciés des généraux byzantins, ils menèrent très tôt leur propre politique.
En 1071, ils réalisent la conquête de toute l'Italie du Sud 14 où ils fondent un
royaume indépendant. De 1081 à 1085, ils mènent une série d'attaques contre la Grèce , sous la direction de
Robert Guiscard.
Afin
de faire face à ses nouveaux ennemis, Turcs seldjoukides, l'empereur byzantin
demande l'aide de soldats occidentaux. L'objectif était que ceux-ci se mettent
au service de l'empire. Cette demande de troupes fut interprétée par le pape
comme un appel au secours face aux envahisseurs menaçants 15.
Au
concile de Plaisance de juin 1095, les ambassadeurs de l'empereur byzantin
Alexis Comnène réclament aux Occidentaux une assistance militaire pour lutter
contre les Turcs. Byzance n'appelle pas pour autant à la croisade : lutter
contre les menaces, présumée des Arabes et certaine des Turcs, est davantage
une question géopolitique de défense de l'Empire.
La
pénétration des Seldjoukides en Asie Mineure byzantine s'était accompagnée de
plusieurs pillages et exactions contre la population locale. En Syrie, déjà
sous domination musulmane, l'arrivée des Turcs suscite moins de brutalité 16.
Les chrétiens de Syrie ne semblent pas demander d'aide.
L'appel du pape Urbain II et la prédication de la première
croisade
Vingt
ans après la prise de Jérusalem aux Arabes par les Turcs et six mois après le
concile de Plaisance, Urbain II convoque un concile à Clermont en 1095 auquel
participent surtout des évêques francs. Un des canons du concile promet
l'indulgence plénière, c'est-à-dire la remise de la pénitence imposée pour le
pardon des péchés (et non la rémission des péchés) à ceux qui partiront
délivrer Jérusalem. Pour clore le concile, au cours d'un célèbre prêche public
le 27 novembre 10 95,
Urbain appelle aux armes toute la chrétienté. Il évoque les « malheurs de
chrétiens d'Orient ». Il appelle les chrétiens d'Occident à cesser de se faire
la guerre et à s'unir pour combattre les « païens[réf. nécessaire] » et
délivrer les frères d'Orient. Il ne cache pas les souffrances qui attendent les
pèlerins 17. À cet appel lancé directement aux chevaliers sans passer par les
rois, la foule enthousiaste répond : « Deus lo volt » (Dieu le veut) et décide
de prendre la croix, c'est-à-dire fait vœu d'aller à Jérusalem. Le signe de ce
vœu est une croix de tissu, symbole de renoncement et d'appartenance à la
nouvelle communauté des pèlerins en armes dotés de privilèges. On appelle ceux
qui la portent les cruce signati N 1.
Croisés
(Larousse 1922)
Urbain
II essaie alors de tempérer l'enthousiasme que son appel a suscité et qu'il
juge déraisonnable : les clercs ont interdiction de partir sans le consentement
de leur supérieur, les jeunes maris sans celui de leur femme et les laïcs sans
celui d'un clerc. Il est cependant impossible de renoncer au vœu de partir sous
peine d'excommunication. Urbain II reste dix mois de plus en Francie
occidentale pour y prêcher la croisade. Son appel s'adresse surtout à son
milieu d'origine, la noblesse franque du Sud de la Loire. Mais à l'été
1096, les contingents réunis dépassent largement ce cadre 18. Godefroy de
Bouillon, duc de Basse-Lotharingie et son frère Baudouin de Boulogne ont
rejoint l'expédition, ainsi que le frère du roi, Hugues de Vermandois, Robert
de Normandie et Étienne de Blois. Bohémond, fils aîné de Robert Guiscard,
décide lui aussi de se croiser. Le départ est fixé au 15 août 10 96.
Le
succès considérable, qui parait peu explicable dans l'état d'esprit actuel du
moins, pourrait avoir, disent certains, des explications matérielles : le
mouvement de paix et le resserrement des liens vassaliques limitent les
possibilités d'aventure en Occident. En partant en croisade, le chevalier peut
ainsi garder sa possibilité de salut sans renoncer pour autant au métier des
armes 19. Il convient toutefois d'observer que le départ en croisade est très
couteux, certains croisés vendent leurs biens pour s'équiper, à cette fin et
subissent un préjudice grave du fait de leur longue absence. Jacques Heers
précise dans l'islam cet inconnu que les croisés « quittaient leurs biens et
leurs familles pour se mettre au service de Dieu ». La rétribution céleste
n'empêche pas d'ailleurs, l'espoir de récompenses matérielles en Orient.
Un Islam divisé
À
la fin du XIe siècle, le Proche-Orient était divisé. Au Sud, les Fatimides
chiites étaient au pouvoir en Égypte et contrôlaient une partie de la Palestine. Le reste
du Proche-Orient était sous la domination des Seldjoukides, un peuple turc
nomade converti à l'islam sunnite au IXe siècle qui a mis fin à l'empire arabe
et d'une manière générale à la suprématie des arabes; arabes absents des
croisades pour cette raison. En 1055, les seljoukides ont pris le contrôle du
califat abbasside à Bagdad 20. Après la victoire de Mantzikert en 1071, les Turcs
atteignirent le Bosphore, mais très tôt, l'Empire seldjoukide fut divisé en une
série de principautés rivales dont la principale était le sultanat de Roum. La Syrie était aussi divisée en
plusieurs États indépendants autour d'Alep, de Damas, de Tripoli, d'Apamée et
de Shaizar.
Au
Proche-Orient les divisions étaient d'ordre religieux et ethnique. Les Turcs
sunnites étaient minoritaires. La population arabe était de confession chiite,
ismaélienne ou chrétienne 21. Les chrétiens étaient eux-mêmes de différentes
tendances : orthodoxes, melkites, et monophysites. Il y avait des Arméniens en
Syrie du Nord. Pour ces populations musulmanes ou chrétiennes, les croisades
étaient des expéditions militaires de secours après l'invasion musulmane,
expéditions auxquelles ils prirent part en faisant entrer les croisés dans
Antioche, ou pendant la traversée du Liban avant le siège de Jérusalem 22.
L'affaiblissement
de l'Islam a permis l'essor du commerce par les villes italiennes en
Méditerranée. Venise, Bari et Amalfi ont noué des liens avec l'Orient, et, Pise
et Gênes ont chassé les Sarrasins de la mer Tyrrhénienne 23. La Méditerranée devient
un lac latin. Les villes italiennes créent des comptoirs de commerce fructueux,
qu'elles réussiront à conserver après la fin des croisades. Elles détournent à
leur profit le commerce entre Orient et Occident. Les croisades sont une étape
décisive de l'essor de l'Occident chrétien et du déclin du monde arabe amorcé
dès le Xe siècle en Orient.
La création et la
défense des États latins d'Orient
(Ire - IIIe croisade)
La première croisade (1096 - 1099)
1099 :
la prise de Jérusalem
La croisade populaire
De
nombreux prédicateurs populaires relaient l'appel de la croisade. Le plus connu
est Pierre l'Ermite. Beaucoup attendant l'Apocalypse partent sans espoir de
retour avant la date officielle fixée par le pape. Pierre l'Ermite commence sa
prédication dans le Berry, puis l’Orléanais, la Champagne , la Lorraine et la Rhénanie , emmenant dans
son sillage quinze mille pèlerins, encadrés par des nobles et des chevaliers
dont Gautier Sans-Avoir. Arrivé à Cologne le 12 avril 10 96, il continue de prêcher
auprès des populations germaniques, tandis que Gautier Sans-Avoir conduit les
pèlerins en direction de Constantinople24.
Des
bandes parties de Rhénanie s'acharnent au départ sur les communautés juives des
villes rhénanes, cherchant à les convertir de force. Le refus du baptême est,
pour le peuple, considéré comme une insulte à Dieu pouvant attirer sa colère
sur les hommes25. Présents depuis des siècles, les Juifs deviennent soudain des
étrangers et des assassins du Christ qu'il convient de punir avant de délivrer
les lieux saints26. Peut-être douze mille Juifs ont-ils péri en 109627.
Certains évêques protègent la communauté de la ville28,29. Le pape condamne ces
violences, souvent l'œuvre de la lie de la société. Il ne semble pas que Pierre
l’Ermite ait appelé à persécuter les Juifs, mais les terreurs créées par les
pogroms commis en Germanie lui permettent d'obtenir des communautés juives des
régions qu’il traverse le ravitaillement et le financement des croisés.
Ayant
persuadé un certain nombre de Germaniques à partir, il quitte Cologne à la tête
d’environ douze mille croisés le 19 avril 10 96 et traverse le Saint-Empire et la Hongrie en suivant le
Danube. Sur le chemin, les troupes dirigées par Pierre l'ermite se livrent à
des confrontations locales dans Belgrade et dans le faubourg de Constantinople,
incapables de s'acheter par leur propres moyens leur nourriture. Les groupes
partis du Nord de Francie occidentale et de Rhénanie en avril 1096, arrivent
sans trop de difficultés à Constantinople quelques mois plus tard. Mais la
plupart des groupes germaniques ne sont jamais arrivés à Constantinople,
anéantis ou dispersés par les troupes hongroises28.
Le voyage des chevaliers vers Jérusalem
Quatre
armées de chevaliers partent à la date prévue. Celle de la Francie du Nord et de la Basse-Lorraine ,
conduite par Godefroi de Bouillon suit la route du Danube. La deuxième armée
venant des régions du Sud de la
Francie , dirigée par le comte de Toulouse, Raymond de
Saint-Gilles, et le légat du pape, Adhémar de Monteil passe par la Lombardie , la Dalmatie et le Nord de la Grèce. La troisième,
d'Italie méridionale, commandée par le prince normand Bohémond gagne Durazzo
par mer. La quatrième, de la
Francie centrale, dont les chefs sont Étienne de Blois et
Robert de Normandie passe par Rome30.
Les
premières troupes de chevaliers arrivent à Constantinople au moment où les
croisés populaires passés en Asie Mineure commencent à massacrer des villages
chrétiens[réf. souhaitée]. Si les premières arrivées se passent bien, au fur et
à mesure que les troupes croisées arrivent, les incidents se multiplient.
L'empereur Alexis Ier Commène cherche à obtenir un serment d'allégeance de la
part des chefs croisés, et à rendre à l'empire toutes les terres qui lui
appartenaient avant l'invasion turque. La plupart acceptent31.
Carte
de la Ire
croisade
Les
croisés assiègent Nicée qui est rendue en juin 1097 aux Byzantins. Ils battent
plusieurs émirs turcs en marchant à travers l'Anatolie, traversent le Taurie,
parviennent en Cilicie et mettent le siège devant Antioche le 20 octobre 10 9732.
Les croisés manifestent des ambitions territoriales pour leur propre compte.
Baudouin de Boulogne aide l'arménien Thoros à secouer la tutelle turque à
Édesse et devient son héritier. Le siège d'Antioche est long et difficile. Les
croisés développent un fort ressentiment contre les Byzantins qu'ils accusent
de double jeu avec les Turcs. Bohémond réussit à faire promettre aux
combattants qu'il prendrait possession de la ville, s'il y entrait en premier
et si l'empereur byzantin ne venait pas lui-même prendre possession de la
ville. Grâce à une complicité intérieure, il parvient à entrer dans la ville.
Aussitôt les assiégeants se retrouvent assiégés par les Turcs et subissent un
siège très éprouvant. L'armée de secours, dirigée par Bohémond parvient à
vaincre les Turcs sans l'aide de l'empereur. Les croisés s'estiment déliés de
leur serment de leur fidélité et gardent la ville pour eux 33.
Pendant
l'été, les chefs croisés prennent le contrôle des places-fortes dans les
régions voisines d'Antioche. L'historien arabe Ibn Al Athir rapporte que de
nombreux actes de barbarie ont été perpétrés par de très (trop)nombreux croisés
fanatisés. Ce sera le cas lors de la prise de Maara où la population est
massacrée malgré la promesse de Bohémond de laisser la vie sauve à ses
habitants. "A l'aube, les Franj arrivent : c'est le carnage. Pendant trois
jours ils passèrent les gens au fil de l'épée" 34. Mais le plus terrifiant
reste ces actes de cannibalisme rapportés par le chroniqueur franc Raoul de
Caen "A Maara, les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans les
marmites, ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient
grillés" ou par un autre chroniqueur franc Albert d'Aix "Les nôtres
ne répugnaient pas à manger non seulement les Turcs et les Sarrasins tués mais
aussi les chiens!" 35. Le supplice de la ville de Maara ne prendra fin que
le 13 janvier 10 99
(soit environ 1 mois après la prise de la ville), lorsque des centaines de
Franj armés de torche parcourront les ruelles, mettant le feu à chaque maison.
Ce terrible épisode va contribuer à creuser entre les Arabes et les Franj un
fossé que plusieurs siècles ne suffiront pas à combler. Les populations
paralysées par la terreur ne résistent plus et les émirs syriens s'empressent
d'envoyer aux envahisseurs des émissaires chargés de présents pour les assurer
de leur bonne volonté, leur proposer toute l'aide dont ils auraient besoin.
L'armée
ne prend la route de Jérusalem qu'en janvier 109936. Les chrétiens syriens
indiquent la route la plus sûre aux chevaliers latins. Ils descendent le long
de la côte, prenant plusieurs villes. Ils prennent Bethléem le 6 juin et
assiègent Jérusalem le lendemain. Par une ironie de l'histoire, les Arabes
avaient entretemps repris la ville aux Turcs[réf. souhaitée]. Les croisés
manquent d'eau, de bois, d'armes et ne sont pas assez nombreux pour investir la
ville. Une expédition à Samarie et l'arrivée d'une flotte génoise à Jaffa leur
fournissent tout ce qui leur manque. La ville est prise le 15 juillet 10 99 après un
assaut de deux jours. Une fois les croisés entrés dans la ville, de nombreux
habitants furent tués jusqu'au matin suivant. Le bilan humain varie selon les
sources : pour les auteurs chrétiens, 10 000 morts, pour les musulmans, de 30
000 à 50 000. Le gouverneur de Jérusalem s'était barricadé dans la Tour de David, qu'il donna à
Raymond en échange de la vie sauve pour lui et ses hommes. Ils purent se rendre
à Ascalon avec la population civile musulmane et juive survivante.
Créations des États latins d'Orient
Un
certain nombre de pèlerins après avoir accompli leurs dévotions prirent le
chemin de retour. Ils ont délivré Jérusalem, et donc accompli leur vœu.
D'autres croisés s'apprêtèrent à rester en Orient. Godefroy de Bouillon fut élu
par les siens comme prince de Jérusalem. Godefroi n'a joué aucun rôle décisif
pendant la croisade mais les barons préférèrent ce conciliateur sans ambition à
l'impétueux et intransigeant Raymond de Saint-Gilles désigné par le pape comme
chef militaire de la croisade 37.
Carte
des États latins d'Orient.
En
jaune clair, le royaume de Jérusalem vers 1100;
en orange
la principauté d'Antioche
et
entre les deux le comté de Tripoli.
Il
refusa d'être nommé roi du royaume de Jérusalem. Il dit : « Je ne porterais pas
une couronne d'or, là où le Christ porta une couronne d'épines ». Il prit alors
le nom d'Avoué du Saint-Sépulcre, soit advocatus Sancti Sepulchri, réservant
les droit éminents du nouvel État à l'Église. En septembre, il resta seul dans
ses nouvelles possessions avec seulement trois cents chevaliers et deux mille
piétons. Les établissements francs étaient très isolés les uns des autres et
mal reliés à la mer38. Jérusalem devint la capitale du royaume latin de
Jérusalem qui s'étendait jusqu'à la mer Rouge et à l'isthme de Suez. Repeuplée
de chrétiens, elle était le siège des ordres militaires du Temple de Jérusalem
et de l'hôpital de Saint-Jean, ainsi qu'un site actif de pèlerinage. Jérusalem
devint alors une cité romane. Le Saint-Sépulcre fut reconstruit en 1149. Une
citadelle fut édifiée, dite tour de David39. Chrétiens d'Orient et Latins
cohabitèrent sans trop de difficultés.
En
Occident, la nouvelle de la prise de Jérusalem provoqua le départ de nouvelles
armées dépassant parfois le millier d'hommes. Mais faute d'ententes, ces
arrière croisades échouèrent toutes en Anatolie, face aux Turcs qui avaient
provisoirement refait leur unité. La mer devint alors le seul moyen de
communication avec l'Occident. L'archevêque Daimbert de Pise, arrivé à Jaffa
avec cent vingt bateaux, se fit nommer patriarche latin de Jérusalem, et
suzerain de la principauté d'Antioche et du royaume de Jérusalem, se fit
attribuer un quart de Jérusalem et la totalité de Jaffa. Godefroi, de son côte
promit aux Vénitiens qui venaient de prendre Haïfa, le tiers de toutes les
villes qu'ils aideraient à conquérir 40. Des contingents, norvégiens, arrivés
eux aussi par bateau aidèrent également les croisés établis en Terre sainte à
occuper les villes de la côte30.
Quelques
mois plus tard, après la mort de Godefroi, son frère Baudouin, comte d'Édesse,
se fit couronner Roi de Jérusalem par le patriarche latin de la ville. Il étendit
le royaume de Jérusalem par les conquêtes d'Arsouf, de Césarée, de Beyrouth et
de Sidon. De son côté, Raymond de Toulouse fit la conquête, avec l'aide de
Gênes du comté de Tripoli 41. Les marchands italiens, d'abord réticents à l'idée
d'une aventure guerrière risquant de détériorer leurs relations commerciales
avec l'Orient, commencèrent à voir dans les croisades un moyen d'élargir le
champ de leurs activités et d'acheter les produits d'Orient à leur source, sans
passer par l'intermédiaire des musulmans ou des Byzantins 42.
À
partir de 1128, l 'Islam
reprit l'initiative autour des souverains de Mossoul, l'atabeg Zengi. Le pape
Calixte II songea à organiser une nouvelle croisade pour secourir les Latins
d'Orient mais son appel demeura sans suite. Cependant, durant tout le XIIe
siècle, des pèlerins, individuellement ou en groupe, accomplirent le pèlerinage
vers Jérusalem et secoururent les Francs 30. Zengi parvint à reprendre Édesse.
La deuxième croisade (1147 - 1149)
L'initiative
de la croisade revient au roi Louis VII. Il désirait se rendre en pèlerinage à
Jérusalem pour expier ses fautes 43 : un crime dont le souvenir le tourmentait :
l’incendie d’une église dans laquelle un certain nombre de personnes avaient
cherché refuge. Il obtient du pape la nouvelle promulgation d'une bulle de
croisade, jusque là sans effet. La prédication revient à Bernard de Clairvaux à
Vézelay le 31 mars
11 46 puis à Spire. En Germanie, la prédication populaire d'un
ancien moine cistercien provoque une nouvelle flambée de violence contre les
Juifs que Bernard de Clairvaux parvient à stopper 44.
Bernard
de Clairvaux prêchant la 2e croisade,
à
Vézelay, en 1146 (par Émile Signol)
L'échec de la deuxième croisade
Les
armées franques et germaniques réunissent plus de 200 000 croisés, dont une bonne part d'éléments
populaires particulièrement indisciplinés et prompts à la violence,
principalement dans l'armée de Conrad III, l'empereur germanique. Une grande
partie n'est pas composée de soldats mais de civils : des gens pauvres, qui se
sont croisés pour se faire pardonner leurs péchés et assurer leur salut dans la
vie éternelle. Il n'est donc guère surprenant que l'empereur germanique ait eu
peu de contrôle sur une telle armée. Conrad III part de Ratisbonne en mai 1147
suivant la rive du Danube en direction d’Édesse. Les Francs, ayant à leur tête
Louis VII, partent de Paris un mois plus tard, soit en juin 1147, par le même
chemin que les troupes germaniques. L’indiscipline dans l’armée germanique
provoque des incidents dans les Balkans.
À
Constantinople, l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène souhaite retrouver sa
suzeraineté sur Antioche et demande aux deux souverains de lui prêter hommage.
Conrad III et Louis VII refusent. Ils perdent donc l’appui et l’aide des
Byzantins qui refusent de les approvisionner, ce qui a pour conséquence de
compliquer la traversée de l’Asie Mineure. L'empereur de Constantinople,
soucieux de voir les importants effectifs croisés aux portes de sa cité, les
presse de franchir le Bosphore pour rejoindre l'Asie.
États
croisés du Proche-Orient en 1140
Alors
que les armées byzantines sont occupées à surveiller les croisés, Roger II de
Sicile en profite pour s'emparer de Corfou, de Céphalonie et pour piller
Corinthe et Thèbes. C'est l'amiral Georges d'Antioche, émir des émirs,
c'est-à-dire premier ministre de Roger II, qui, bien que syrien et orthodoxe,
commande de la flotte sicilienne opérant les ravages sur les rivages
byzantins45. La deuxième croisade favorise donc les ambitions normandes dans
l'Empire byzantin. Manuel Ier Comnène se résigne à signer un traité avec le
sultan de Roum46.
Les
relations s'enveniment entre Francs et Germaniques, qui décident de cheminer
séparément. L’armée de Conrad est battue à Dorylée. Conrad se réconcilie avec
Manuel qui lui propose des vaisseaux byzantins qui les emmènent à Acre. Louis
VII et son armée suivent le littoral, mais harcelés dans la vallée du Méandre,
il abandonne les non-combattants à Antalya. Ces derniers, privés de protection
militaire sont massacrés par les Turcs. À ce moment de l’expédition, les trois
quarts des effectifs partis d'Europe ont disparu.
Louis
VII embarque avec ses chevaliers vers Antioche. Raymond de Poitiers, prince
d'Antioche, lui propose une expédition contre Alep, qui menace ses possessions.
Mais il ridiculise Louis VII en ayant une aventure avec sa nièce Aliénor
d'Aquitaine, épouse du roi47. Louis VII soucieux de réaliser son pèlerinage,
peu enclin à écouter son rival et ignorant les réalités militaires des États
latins d'Orient, refuse. Il rejoint donc Conrad à Jérusalem. Leur pèlerinage
terminé, certains repartent en Europe ; les deux souverains se laissent
entraîner par les barons de Jérusalem dans une expédition contre, non pas
Édesse comme prévu, mais Damas. Les croisés abandonnent le siège au bout de
quatre jours (24-28
juillet 11 48). La deuxième croisade se termine sans aucun résultat.
Le prestige de Louis VII est fortement entamé. L’échec de cette deuxième
croisade est attribué par l’opinion populaire aux excès de péchés des croisés.
L'échec de la deuxième croisade est même reproché à Bernard de Clairvaux car il
avait prêché une croisade de pénitence sans se soucier de son organisation48.
Saladin et la chute du premier royaume de Jérusalem
Les
atabeks de Mossoul ont remis à l'honneur le thème du djihad et étendent leur
contrôle de la Syrie.
Nur-al -Dîn, le fils de Zengi, s'assure le contrôle définitif
d'Edesse49. Les chefs des États latins sont obligés de s'allier avec l'empire
byzantin. Les vizirs fatimides se maintiennent en faisant appel soit aux Francs
et soit aux Syriens50. Finalement Saladin, qui est un kurde à l'esprit
religieux, parvient à devenir vizir du dernier fatimide et, à la mort de
celui-ci devient lieutenant de l'atabek pour l'Égypte et rétablit le sunnisme
(1169), réalisant ainsi l'union de la
Syrie et de l'Égypte. Saladin attaque les positions
franques51. Il cherche à isoler les Latins. il conclut pour cela des alliances
avec les Seldjoukides en 1179, avec l'Empire byzantin et Chypre en 1180. En
effet, l'Empire byzantin est menacé en Europe par les Hongrois, les Serbes et
les Normands de Sicile et n'a plus les capacités de soutenir ses anciens
alliés.
Une
trêve avec les Latins est cependant conclue en 1180. Elle est renouvelée en
1185. Saladin en profite pour s'assurer le contrôle d'Alep et de Mossoul. En
même temps, de graves dissensions internes minent le royaume de Jérusalem. Le
roi Baudouin IV est très malade, - il est lépreux -. La classe dirigeante se
déchire sur sa succession. Le royaume de Jérusalem, menacé, ne peut compter sur
aucun secours extérieur.
À
la mort de Baudouin, Sibylle, sœur du roi défunt, et son mari Guy de Lusignan
sont couronnés. Raymond III, comte de Tripoli, déçu d'être écarté, demande
l'aide de Saladin. Celui-ci refuse dans un premier temps car il vient de
renouveler la trêve avec le royaume. Mais Renaud de Châtillon, un seigneur
brigand, pille une caravane arabe se rendant à Damas en 1187 et refuse, malgré
l'ordre du nouveau roi, de rendre le butin. Saladin proclame la guerre
sainte 52.
Renaud
de Châtillon exécuté par Saladin
Lors
de la bataille de Hattin, les chevaliers francs sont presque tous capturés et
ne sont délivrés qu'en échange d'une rançon ou de leurs châteaux 53. Renaud de
Châtillon, deux cents Templiers ou Hospitaliers sont tués et presque tous les
chevaliers sont capturés. Les sergents ou piétons sont massacrés ou vendus
comme esclaves. Saladin prend l'une après l'autre les places fortes de
l'intérieur. Il autorise le départ contre rançon d'une partie des combattants
et des habitants vers Tyr pour embarquer vers l'Europe, le reste de la
population est livrée à l'esclavage. À Jérusalem, Balian d'Ibelin obtient de
Saladin une capitulation honorable permettant le rachat d'un tiers de la
population le 2
octobre 11 87 (environ 10 000 habitants sont livrés à la déportation
et l'esclavage 22). Les proclamations triomphales envoyées à travers le monde
musulman y consacrent la gloire du vainqueur54. Les établissements sont alors
réduits à Tyr et à Beaufort pour le royaume de Jérusalem et à Tripoli, au Krak
des Chevaliers, à Antioche et à Margat au nord 53.
La troisième croisade (1189 - 1192)
Richard
Cœur de lion
Quand
la nouvelle de la prise de Jérusalem par Saladin parvient en Occident, le pape
Grégoire VIII lance des appels à une nouvelle croisade et à la paix. Richard de
Poitou, futur Richard Cœur-de-Lion prend la croix le premier, bientôt suivi par
son père, Henri II d'Angleterre et par le roi de France, Philippe Auguste. Dans
le même temps, la flotte navale de Guillaume II de Sicile fait voile vers les
avant-postes de Tripoli, Antioche et Tyr et assure le ravitaillement des
dernières places fortes en armes et en hommes55. Le même mois, l'empereur
Frédéric Ier Barberousse quitte Ratisbonne avec la plus grande armée croisée
jamais rassemblée, au moins 20 000 chevaliers. Il suit la route terrestre.
L'hostilité entre Byzantins et croisés germaniques est très importante et
Barberousse menace de marcher sur Constantinople. Sous la pression l'empereur
Isaac Ange signe la paix et s'engage à faire traverser le détroit à l'armée
germanique. Alors que la traversée de l'Anatolie s'achève, Barberousse se noie
le 10 juin 11 90
accidentellement dans les eaux du fleuve Saleph, (actuellement Göksu, eau bleue
en Asie Mineure) et une grande partie de ses troupes retourne en Europe.
Quelques centaines de chevaliers germaniques seulement parviennent à Acre.
Un
conflit franco-anglais retarde le départ des rois des deux royaumes jusqu'en
1190. Embarquant à Gênes et à Marseille, les troupes de croisés hivernent en Sicile
où ils se disputent sur de nombreux sujets politiques et personnels55. La prise
de Chypre par le roi d'Angleterre assure aux croisés une base proche du lieu
des conflits56.
Saladin
à l'assaut de Jaffa.
En
Terre sainte, le roi de Jérusalem Guy de Lusignan a commencé à assiéger Acre
avec une petite troupe en août 118855. Les deux souverains arrivent à Acre avec
la plus grande armée franque jamais réunie. Les troupes de Saladin la tiennent
à leur tour dans un demi-siège préjudiciable à ses communications et à son
ravitaillement. Mais Saladin ne parvient pas à briser l'encerclement d'Acre et
les Francs reprennent la ville aux musulmans le 12 juillet 11 92 après deux ans de
siège. L'échec des musulmans tient en partie à leur mode de combat, inadapté à
celui de l'armée franque, mais surtout à la lassitude des troupes musulmanes.
Les alliés et les vassaux avaient été contraints d'amener des contingents, mais
la campagne avait été trop longue et n'avait même pas la perspective d'un butin
compensateur 54.
Les
reconquêtes chrétiennes de la troisième croisade.
Après
la prise d'Acre, Philippe Auguste retourne en France 57. Richard Cœur de Lion,
resté seul, bat les musulmans à Arsouf. Arrivé à Jaffa en septembre, il passe
l'année en Palestine du sud, période durant laquelle il fait reconstruire
Ascalon pour fortifier les frontières méridionales du Royaume de Jérusalem. Il
force l'admiration de l'ennemi par ses prouesses. Par deux fois (en décembre
1191 puis en juin 1192), il parvient à quelques kilomètres de Jérusalem, mais
ne peut reprendre la ville. En effet, il ne peut pénétrer trop longtemps à
l'intérieur des terres sous peine de voir ses communications coupées. Il
s'occupe aussi de régler les problèmes dynastiques du royaume de Jérusalem. Guy
de Lusignan, dont la femme était décédée, conserve le titre royal qui doit
revenir à sa mort à Isabelle, l'héritière du trône, et à son époux Conrad de
Montferrat. Après avoir signé un traité par lequel Saladin renonce à éliminer
les colonies franques de Syrie, il repart pour l'Angleterre en octobre 1192 et
est capturé par Léopold V de Babenberg, duc d'Autriche et emprisonné pendant un
an et demi.
La
troisième croisade a empêché la chute de la Syrie franque et permis l'établissement d'un
second royaume de Jérusalem, en fait royaume d'Acre, réduit à une frange
côtière où les communautés marchandes italiennes jouent un rôle considérable 58.
Les souverains anglais et français se détournent désormais de la croisade. Pour
les chevaliers, elle devient une sorte de rite de passage et une institution.
En 1194, l 'ordre
des Trinitaires est fondé par Jean de Matha pour le rachat des captifs
prisonniers des musulmans. Il est plus tard confirmé par le pape Innocent III
dans la bulle Operante divine dispositionis.
L'empereur
Henri VI, fils de Frédéric Barberousse et maître du royaume de Sicile veut
reprendre la croisade à son compte dans le but d'imposer sa suzeraineté à
l'empereur byzantin et aux royaumes nouvellement institués de Chypre et
d'Arménie. Il lance l'appel à la
Croisade à Bari en 1195, les allemands se rassemblent en
Italie du sud au cours de l'été et débarquent à Acre en septembre 1197. Ils
prennent Sidon et Beyrouth et rétablissent la continuité territoriale entre
Acre et Tripoli, mais leur armée se disperse immédiatement après l'annonce de
sa mort, survenue à Messine le 28 septembre 11 97.
Les croisades du
XIIIe siècle déviation et impuissance
Les
années entre 1187 et 1204 marquent un tournant dans l'histoire de l'Orient
latin :
- l'arbitrage
des rois de France et d'Angleterre à propos de la rivalité entre Guy de
Lusignan et Conrad de Montferrat pour le trône crée un précédent qui sera
réitéré par la suite : avant le roi était un souverain dont l'accession par les
barons du royaume, après, il sera souvent désigné par la cour de France. Cette
évolution amène l'affaiblissement du pouvoir royal devant les autres puissances
du royaume, jusqu'à sa disparition vers 1240.
- la
perte de l'hinterland, conquise par Saladin, transforme les États latins
d'Orient en États côtiers. Avant, la puissance était une puissante terrienne,
tenue par la noblesse, après, la puissance sera commerciale, tenue par les
marchands et les représentants des républiques italiennes.
- La
conquête de Chypre et la création du royaume de Chypre fournissent un refuge
possible aux latins d'Orient et des domaines sont distribués aux nobles qui ont
perdu une partie de leurs domaines palestiniens. Mais ces nobles, possédant à
la fois des domaines chypriotes et palestiniens, vont le plus souvent se
consacrer à ceux de Chypre, qui leur rapportent des revenus et délaisser ceux
de Palestine qui les obligent à des efforts de défense, ce qui va diminuer les
forces défensives du royaume de Jérusalem, et finalement un refus de la
noblesse chypriote à combattre hors du royaume.
- Enfin,
l'ouverture de nouvelles cibles pour les croisades (Constantinople - 1204,
Albigeois - 1209,…) a pour effet immédiat la diminution du nombre de croisés
qui viennent en Orient : l'empire latin de Constantinople offre plus de
domaines à acquérir que la Terre
sainte, et le voyage en Albigeois représente un moindre coût pour un bénéfice
spirituel identique.
La quatrième croisade (1202 - 1204)
La
quatrième croisade est appelée par le pape Innocent III en 1202. Dès le début
de son pontificat, il souhaite lancer une nouvelle croisade vers les lieux
saints d'inspiration purement pontificale. Il forge l'idée de « croisades
politiques » qui sera reprise par ses successeurs. Il lève le premier des taxes
pour financer les croisades et exprime le premier le droit à « l'exposition de
proie », c'est-à-dire le droit pour le pape d'autoriser les catholiques à
s'emparer des terres de ceux qui ne réprimeraient pas l'hérésie59.
L'Entrée
des croisés à Constantinople
huile
d'Eugène Delacroix (1840)
La prise de Constantinople par les croisés
La
croisade est prêchée en France par le légat Pierre de Capoue et le curé de
Neuilly-sur Marne, Foulques de Neuilly, avec beaucoup de succès auprès de la
noblesse champenoise 60. Elle est dirigée par le marquis Boniface de Montferrat.
Mais la IVe
croisade ne prend pas le tour prévu par le pape. Les croisés traitent avec
Venise. Ils louent une flotte pour 85 000 marcs d'argent pour transporter 4 500
chevaliers, 9 000 écuyers et 20 000 fantassins. Les croisés, qui ne peuvent pas
payer leurs voyages aux armateurs vénitiens, sont détournés par eux à Zara sur
la côte dalmate qu'ils prennent pour Venise. Le pape excommunie les croisés et
Venise mais lève très vite l'excommunication pour les croisés. Philippe de
Souabe, beau-frère d'Alexis Ange, fils de l'empereur byzantin déchu Isaac II,
promet l'aide de l'Empire byzantin pour la croisade si Isaac est rétabli dans
son trône. Innocent III espère tirer parti des divisions byzantines pour
rétablir l'unité de l'Église61. Il ne s'oppose pas à une nouvelle déviation de
la croisade vers Constantinople à l'instigation des Vénitiens, sous prétexte de
rétablir Isaac II dans ses droits, ni à la prise de la ville par les croisés et
les Vénitiens le 13
avril 12 04 62. Enrico Dandolo fait désigner Baudouin de Flandre
comme empereur d'Orient. Innocent III accepte le fait accompli se satisfaisant
des promesses d'union des Églises et de soutien aux États latins d'Orient.
Mais, informé des excès des croisés, il parle le premier de détournement de la
croisade et accuse les Vénitiens. Le concept de déviation est donc contemporain
de la quatrième croisade 63.
Les responsabilités
Si
Innocent III est à l'origine du dévoiement de l'idée de croisades, la
responsabilité de Venise est écrasante dans la prise de Constantinople. La
république utilise au mieux les circonstances pour servir ses intérêts. Depuis
1082, elle a obtenu dans l'Empire byzantin des privilèges commerciaux immenses
qui ont presque sans arrêt été renouvelés. Mais elle se sent menacée par la
concurrence commerciale de Gênes et de Pise qui ont obtenu des avantages
semblables, par la piraterie que l'Empire byzantin ne réprime pas et par
l'hostilité de plus en plus grande des Grecs. En 1172 et 1182, des émeutes
anti-latines ont abouti au massacre et à l'expulsion de marchands italiens.
Attaqué de toute part l'Empire est en voie de désagrégation. La conquête de
Constantinople permettrait aux Vénitiens de circuler dans la mer Noire qui est
pour l'instant interdite aux étrangers. Les intérêts économiques de Venise la
poussent à vouloir dominer Constantinople 64. Le doge Enrico Dandolo dispose de
moyens de pression considérables : les créances des croisés, le « bon droit »
d'Alexis IV et les immenses richesses dans la vieille capitale.
En
fait, l'empire vénitien sera l'établissement le plus durable de ceux issus de
la quatrième croisade 65. À Venise, échoit un quartier entier de Constantinople,
les ports de Coron et de Modon au sud du Péloponnèse et la Crète qui fournit à partir
du XIVe siècle, le bois, le blé et les denrées agricoles. Les îles grecques où
se sont installées de familles vénitiennes restent plus ou moins dans la
mouvance de la Sérénissime 66.
La
déviation de l'idée même de croisade et le pillage de Constantinople chrétienne
transforment les ordres militaires en puissances financières et, par là même,
politiques 67.
La cinquième croisade (1217–1221)
La
cinquième croisade est précédée de la croisade des enfants déclenchée
simultanément dans la région parisienne, en Rhénanie et dans le nord de
l'Italie, peu après l'émotion suscitée, à la Pentecôte 1212, par les
processions ordonnées pour aider à la victoire sur les Sarrasins d'Espagne. À
la suite d'une vision, le jeune Berger Estienne de Cloyes-sur-le-Loir rassemble
des pèlerins et les mène vers Saint-Denis pour y rencontrer le roi Philippe
Auguste. À la même époque, d'autres groupes partent de Germanie et se rendent
vers les ports de Gênes et de Marseille. Les chroniqueurs mentionnent que
certains réussirent à embarquer et qu'ils sont vendus comme esclaves ou bien
meurent de faim pendant le voyage. Certains réussissent à gagner Rome.
L'empereur Frédéric II fait pendre quelques-uns des trafiquants marseillais
compromis dans l'affaire. Malgré un nom qui vient de traductions incertaines et
de documents tardifs, ce mouvement affecte fort peu de véritables enfants ; les
participants sont surtout de pauvres gens désireux de donner une leçon aux
chrétiens plus favorisés, chez qui l'idée de croisade s'émoussait 68.
Le delta oriental du Nil
Dans
le même temps, Innocent III essaie de convaincre le sultan d'Égypte de
restituer Jérusalem aux chrétiens, pour que la paix s'installe entre musulmans
et chrétiens. La construction d'une forteresse musulmane sur le mont Thabor,
bloquant Acre, le décide à prêcher la croisade30 au quatrième concile de Latran
en 1215. Les armées de la
Hongrie , de l'Autriche, et de la Bavière s'attaquent
d'abord à la forteresse du Mont-Thabor. Puis le 31 mai 12 18, l'armée des croisés
mouille sa flotte devant Damiette, port situé sur la grande branche oriental du
Nil et gardant la route du Caire. Alors que la ville est assiégée, saint
François d'Assise et un de ses disciples se présentent à l'armée musulmane. Ils
sont arrêtés comme espions. Ils n'ont la vie sauve que grâce au sultan d'Égypte69.
Après un long siège, les croisés s'emparent de Damiette le 5 novembre 12 19. Après le
saccage de la ville, le légat du pape Pélage Galvani les persuade d'attaquer Le
Caire. Harcelés sans cesse par les troupes du sultan ayyoubide Al-Kamel, les croisés
doivent capituler sans conditions.
La sixième croisade (1228 - 1229)
Lors
de son couronnement à Aix-la-Chapelle en 1220, Frédéric II promet au pape de
partir en croisade. Mais dans l'Empire, il doit faire face à la résistance des
communes lombardes en 1225-1226
et tarde à accomplir son vœu. Entre temps, les croisés déjà arrivés en Orient,
après avoir restauré quelques places fortes, commencent à repartir pour
l'Occident. Or, la papauté cherche à desserrer l'étau que fait peser l'empereur
du Saint-Empire sur ses États pontificaux en éloignant l'ambitieux souverain70.
Frédéric est donc excommunié par Grégoire IX en 1227 pour ne pas avoir honoré
sa promesse de lancer la sixième croisade. Il embarque à Brindisi pour la Syrie l'année suivante alors
que son excommunication n'est pas levée. Sa brève croisade se termine en
négociations et par un simulacre de bataille avec le sultan Malik al-Kamel « le
Parfait », avec qui des liens d'amitié s'étaient tissés, et par un accord, le
traité de Jaffa. Il récupère sans combattre les villes de Jérusalem (où le
Temple restait aux musulmans), de Bethléem et de Nazareth. Il est ensuite
couronné roi de Jérusalem le 18 mars 12 29. Alors que Frédéric II est parti en Orient
pour respecter sa promesse de se croiser, le pape lance contre lui une armée
financée par une taxe sur les revenus du clergé et les reliquats des sommes
prélevées pour la croisade des Albigeois59. L'Orient latin est remis en selle
pour une dizaine d'années.
En
1237, une nouvelle croisade est lancée par le pape Grégoire IX. Cette «
croisade des barons » est dirigée par le comte de Champagne, le duc de
Bourgogne et Richard de Cornouailles. Elle poursuit la tradition des
négociations avec les princes musulmans, en exploitant leurs rivalités. Le
comte Richard obtient la restitution d'une grande partie du royaume de
Jérusalem (1239-1241), complétant ainsi l'œuvre de Frédéric II30.
Les croisades de Louis IX
La
situation reste confuse en Orient. Les Francs s'allient aux Syriens contre
l’Égypte. Les Templiers attaquent l'Égypte en 1243, sont vaincus, et en 1244
les Korasmiens (bandes turcomanes au service des Égyptiens) reprennent
Jérusalem. Le pape Innocent IV lance un nouvel appel à la croisade. Le roi de
France, Louis IX, et celui de Norvège décident de prendre la croix mais seul
Louis IX part accompagné de barons anglais et du prince de Morée. Il part
d'Aigues-Mortes en France et débarque à Chypre en 1248. L 'armée croisée
s'empare de Damiette en 1249 et entreprend la conquête de l'Égypte. Cette
campagne est un lourd échec durant lequel Louis IX est capturé avec ses hommes
en 125030. Les succès de l'armée égyptienne, principalement composée des
Mamelouks a pour conséquence l'arrivée au pouvoir de ces derniers qui
massacrent les derniers ayyoubides.
Saint Louis et la septième croisade
La
captivité de Louis IX provoque la croisade des pastoureaux à l'initiative d'un
certain Job, ou Jacob ou Jacques, moine hongrois de l'ordre de Cîteaux qui
prétend avoir reçu de la
Vierge Marie une lettre affirmant que les puissants, les
riches et les orgueilleux ne pourront jamais reprendre Jérusalem, mais que
seuls y parviendront les pauvres, les humbles, les bergers, dont il doit être
le guide. Des milliers de bergers et de paysans prennent la croix, et marchent
vers Paris, armés de haches, de couteaux et de bâtons. Sur la route, les
pastoureaux accusent abbés et prélats de cupidité et d'orgueil, et s'en
prennent même à la chevalerie, accusée de mépriser les pauvres et de tirer
profit de la croisade. Les juifs sont molestés. Des villes sont pillées. Il
s'ensuit une féroce répression et seuls quelques rescapés parviennent jusqu'à
Marseille et s'embarquent pour Acre, où ils rejoignent les croisés.
Pour
être libérés, les prisonniers du sultan d'Égypte doivent verser une lourde
rançon et abandonner Damiette. Louis IX séjourne ensuite plusieurs années en
Terre sainte pour mettre en état de défense les territoires conservés par les
Francs. Dans le même temps, il noue des relations diplomatiques avec le
successeur de Gengis Khan, Qubilaï, croyant à l'intérêt d'une alliance pouvant
prendre l'Islam à revers71.
Il
négocie des trêves avec les princes musulmans avant de repartir pour la France en 1254. Cette
conciliation est de courte durée. les États latins d'Orient sont de nouveau
menacés par les Égyptiens. Urbain IV appelle à une huitième croisade. Les
croisés partent de 1265 à 1272. Ils consacrent leurs efforts à aider les Francs
d'Acre à défendre leurs dernières places. Pour Louis IX, cette huitième
croisade est un pèlerinage expiatoire. Il se dirige vers Tunis car il espère
convertir au christianisme l'émir hafside al-Mustansir et, peut-être, faire de la Tunisie une base d'attaque
vers l'Égypte mamelouke qui contrôle alors la Terre sainte. Il apparaît très vite que l'émir
n'a aucune intention de se convertir. La dysenterie (ou le typhus) fait des
ravages dans les troupes. Louis IX, touché à son tour, meurt, le 25 août 12 70 à
Carthage72. En Orient, Édouard d'Angleterre parvient à amener le sultan à
accorder une nouvelle trêve aux Latins.
Le
deuxième concile de Lyon, présidé par Grégoire X en 1274 décide d'une nouvelle
croisade. Mais les hésitations des princes et les lenteurs de la préparation
font qu'elle n'a jamais eu lieu. Après la chute de Tripoli en 1289, Nicolas IV
proclame une autre croisade. Mais elle échoue à sauver Acre en 129130. À partir
de cette date, il n'y a plus d'États latins en Orient. Les Latins sont ainsi
privés d'une base commerciale importante.
Les structures de la
croisade
Organisation et idéologie de la croisade
L'initiative
de la croisade revient le plus souvent au pape, plus rarement à un souverain.
Ainsi en 1267, Louis IX se croise de lui-même après en avoir informé le pape 73.
Le pape prêche lui-même la croisade ou en confie la prédication à des clercs
autorisés. Au XIIe siècle, il faut souvent freiner l'ardeur des prédicateurs
populaires à l'origine de nombreux excès. De la IIe à la
IVe croisade, la prédication de la croisade est confiée à
l'ordre cistercien.
Le
pèlerin reçoit des privilèges spirituels et matériels constituant le statut du
croisé. Lors de la première croisade, Urbain II promet à celui qui meurt en
chemin ou au combat la rémission des péchés, à ceux qui accomplissent le vœu de
croisade l'indulgence plénière 74. À partir d'Innocent III, les canonistes
élaborent une doctrine cohérente de la croisade. Ils justifient ainsi la guerre
sainte, pourtant contraire au message évangélique, en arguant que les infidèles
ont occupé la Terre
consacrée par la mort du Christ et maltraité des chrétiens. La guerre de
conquête et les conversions forcées sont justifiées par l'impossibilité qu'ont
les missionnaires chrétiens de propager la parole de Dieu en terre musulmane.
Il faut donc la conquérir pour pouvoir annoncer l'Évangile. Les canonistes
fixent aussi une hiérarchie des indulgences suivant le temps passé en Terre
sainte : deux ans pour une indulgence plénière 75. Avec le quatrième concile du
Latran, l'indulgence plénière est étendue à ceux qui contribuent à la
construction de bateaux pour la croisade alors que jusque là seuls les
combattants en bénéficiaient. C'est un appel direct aux armateurs de villes
italiennes 30. Les décisions ont comme but d'associer toute la chrétienté à
l'idéal des croisades et non pas seulement les combattants. Il suffit pour cela
d'aider financièrement à l'organisation de la cinquième croisade 76. En
proposant à tous les fidèles de participer à la croisade par la prière, le don
ou le combat, le pape inaugure la spiritualisation de la croisade.
La
bulle quantum praedecessores stipule que le croisé, sa famille et ses biens
sont placés sous la protection de l'Église. Il est pendant son voyage exempté
de taxes, d'aide, de péages. Le paiement de ses dettes est suspendu jusqu'à son
retour 77. Le pouvoir civil proteste contre cet empiétement de l'Église qui le
prive de soldats et de revenus. D'ailleurs dès la première croisade, Urbain II
précise que le vassal doit obtenir l'aval de son seigneur afin de diminuer les
conflits. Après l'échec de la IIe
croisade, le statut de croisé est le plus souvent attribué à des hommes en
armes. Au XIIIe siècle, la croix est donnée à des femmes, des enfants, des
vieillards qui doivent alors racheter leur vœu 78.
Financement des croisades
Le
financement varie lui aussi avec le temps. Lors de la première croisade, les
croisés doivent financer eux-mêmes leur voyage. Beaucoup gagent des terres
auprès des ordres monastiques dont les propriétés foncières augmentent. Là
encore, il s'agit d'une entorse au droit féodal car en théorie le fief ne peut
revenir qu'au seigneur. Au cours du XIIe siècle le seigneur en vient à exiger
l'aide de ses vassaux. Les rois de France lèvent des contributions en 1166,
1183 et 1185, un ou deux deniers par livre de biens pour la défense des terres
franques en Orient. La dîme saladine de 1188 est le véritable premier impôt
levé sur les biens meubles et les revenus en France et en Angleterre.
De
son côté l'Église passe de la collecte des dons à la taxation. C'est Innocent
III qui impose pour la première fois le clergé. En 1199, il décide de prélever
un quarantième des revenus de l'ensemble du clergé et un dixième pour les
cardinaux, d'où le nom de décimes 79. Le quatrième concile du Latran, qu'il
préside, décide par ailleurs de frapper les revenus ecclésiastiques d'un impôt
d'un vingtième et les biens du pape et des cardinaux d'un impôt d'un dixième 80.
La décime devient courante au XIIIe siècle. Elle entraîne la création d'une
administration financière spécialisée. Ce sont les légats qui en contrôlent la
levée, ainsi que les autres ressources : legs, rachat de vœux, dons assortis
d'une indulgence proportionnelle 81. Si dans l'ensemble, les sommes sont
consacrées à la croisade, toutefois il y a parfois des détournements. Le
reliquat de la décime versée par le clergé français pour la croisade des Albigeois
est même utilisé pour mener la guerre contre Frédéric II. Ce « détournement »
affaiblit la cause de la croisade.
L'acheminement des troupes et du ravitaillement
Lors
des deux premières croisades, les croisés empruntent la route terrestre et
traversent l'Empire byzantin. L'empereur s'engage à assurer des marchés
approvisionnés le long du parcours 82. En terre byzantine, les croisés
connaissent des problèmes de change, les changeurs byzantins leur proposant des
taux défavorables. Lors de la traversée de l'Anatolie, il faut prévoir vingt
jours de vivres. Mais les attaques des Turcs et le manque d'eau provoquent des
pertes considérables parmi les bêtes et les hommes. De ce fait lors de la
troisième croisade, deux des trois souverains choisissent la voie maritime.
La
route maritime est ancienne. Dès la fin du XIe siècle, les pèlerins scandinaves
et anglais gagnaient la Terre
sainte en contournant la péninsule ibérique. D'ailleurs le seul succès de la
deuxième croisade a été la prise de Lisbonne par des croisés anglais et
flamands. Au XIIe siècle, Gênes, Pise puis Venise commencent à ravitailler les
États latins et ceci dès la fin de la première croisade. Les cités maritimes
italiennes aident à la prise de ports 83. Elles transportent régulièrement des
pèlerins. Lors de la IIIe
croisade, Gênes s'engage à assurer le passage de six cent cinquante chevaliers,
mille trois cent écuyers, autant de chevaux et le ravitaillement pour le compte
de Philippe Auguste. Au XIIIe siècle, les accords entre les ports italiens et
les croisés portent plutôt sur la location de bateaux 84.
Les
croisades permettent le développement de l'activité commerciale des cités
italiennes. En échange de l'aide de Gênes, les barons francs attribuent aux
Génois une part de butin, un quartier ou fondouk, l'exemption des taxes dans
les villes conquises. Outre au transport et au ravitaillement des États latins,
les comptoirs servent de support aux importations en Occident des produits de
luxe de l'Orient comme les épices, aux exportations en Orient de draps de
laine, d'armes, de bois et de fer. L'Orient devient ainsi le champ des
rivalités entre Gênes et Venise. Après la quatrième croisade et la prise de
Constantinople par les croisés, Gênes est exclue des terres byzantines. La cité
offre donc son appui à Michel VIII Paléologue qui, redevenu maître de
Constantinople, donne à ses alliés le monopole du commerce en mer Noire 85.
Afin
d'éviter d'avoir à changer leur monnaie à un taux désavantageux, les croisés
utilisent un système d'escompte. Les Templiers versent en Syrie l'argent dont
Louis VII a besoin et se font rembourser à Paris. Les croisades permettent
ainsi de développer les activités bancaires 86.
L'esprit de la croisade
Dès
l'origine de la croisade, l'expédition est une entreprise féodale réservée à la
chevalerie. L'accomplissement du vœu de croix devient une étape indispensable à
la formation du parfait chevalier. Dans l'imaginaire chevaleresque, le christ
devient le parfait seigneur pour lequel on peut se sacrifier. Le chevalier
croisé est donc un miles christi, « chevalier du Christ ». Les chroniqueurs
comparent les croisés au peuple élu qui écrit une nouvelle histoire sainte87.
Les prédicateurs n'hésitent pas non plus à parler des richesses qui attendent
les croisés en Terre sainte. Ils parlent d'une terre riche et fertile qui
comblera leurs espérances 88.
Le
fait que des milliers d'hommes et de femmes se soient mis en mouvement et aient
accepté de braver le danger et la souffrance pour l'amour de Dieu est la preuve
que les masses humaines de la fin du XIe siècle étaient très réceptives à la
promesse de l'indulgence plénière mais surtout à l'espoir que la récupération
du Saint-Sépulcre serait le début d'une ère nouvelle dans l'histoire de
l'Église et du monde 89. L'attente eschatologique et millénariste est très forte
dans le peuple. Empêcher la venue de l'Antéchrist, hâter la parousie font
partie de ses préoccupations. Ceux qui ont répondu à l'appel de la croisade,
sont aussi convaincus que Dieu leur a assigné une tâche : libérer les lieux saints
et purifier le monde du mal afin de préparer son retour 25. Les armes de la
victoire sont pour ces masses, la pénitence symbolisée par la croix cousue sur
le vêtement, les jeûnes, les prières, les processions, d'où les nombreuses
mortifications que s'infligent les pèlerins. Les croisades révèlent pour la
première fois en Occident l'existence d'une spiritualité populaire tournée vers
l'action, moyen de gagner le salut 90.
Dans
les milieux populaires, la croisade fait appel au merveilleux. Les foules
voient des signes et des prodiges manifestant la volonté divine au moment des
prédications, ce qui les entrainent à partir. Des rumeurs circulent sur les
croix marquées dans la chair des croisés morts ou vivants. Ces « prodiges »
sont accompagnés de prophéties et entretiennent l'idée que la fin du monde
approche. L'attente de la parousie se colore de légendes politiques. Le roi des
derniers jours prendra sa couronne sur le Golgotha et sera un Franc 91. De même,
la soumission du « roi des Grecs » est dans toutes les traditions, le prélude
au retour d'un âge d'or. La foule cherche aussi à imposer l'idéal de pauvreté
et de pénitence aux grands notamment lors de la première croisade 92. Les
attentes millénaristes ont pour corollaire le fanatisme et la violence contre les
juifs et les musulmans. Les millénaristes « tendent à faire table rase du
groupe des autres » 93. Les croisades répondent ainsi à l'attente des fidèles
aspirant à un salut qui semble difficile à atteindre dans la vie quotidienne 94.
Bilan
Les
croisades contribuent à éloigner les chrétiens des musulmans mais surtout les
catholiques des orthodoxes 95. Après les croisades, les catholiques ne peuvent
plus, durant cinq siècles, faire le pèlerinage de Jérusalem. Principalement,
les croisades ont fait l'objet d'un transfert de connaissances de l'Orient vers
l'Occident95. Elles ont aussi permis à l'Occident de créer des comptoirs de
commerce en Orient, qui ont pris en mains une partie du commerce entre l'Europe
et l'Orient jusque là monopole oriental. Venise a atteint son but. L'Europe a
conservé des croisades un profit économique dont les musulmans n'ont pas vu
l'importance.
L'idée
de croisade est « encore vivante au début des Temps modernes, sous Charles
Quint et à la bataille de Lépante, et encore lors du siège de Vienne en 1683
» 96.
Adaptations militaires
Un
certain nombre d’adaptations visent à limiter l’échauffement au soleil :
plusieurs auteurs signalent de nombreuses morts dues à l’insolation. Le heaume
est souvent remplacé par le chapeau de fer, le long haubert par une cotte de
maille plus courte, le haubergeon, ou par le gambison (vêtement rembourré porté
sous la cotte de maille, pour amortir les chocs). De même, des housses couvrent
les armures et les chevaux, pour limiter l’échauffement au soleil. Les chevaux
turcomans sont aussi achetés (ou volés) en grand nombre, pour remplacer les
chevaux tués au combat ou morts. L’armement local, d’excellente qualité (les
armuriers de Damas avaient excellente réputation), sert aussi pour remplacer
les armes que les combattants européens ont perdues ou cassées. De façon plus
large, l’emploi de la masse turque, qui permet de défoncer les pièces d’armure,
se généralise en Europe après les croisades. Elle entraîne l’abandon du heaume
à sommet plat, remplacé par les casques bombés, déviant les coups.
Les
principales adaptations militaires sont situées toutefois dans la tactique.
L’efficacité meurtrière des archers montés, qui souvent visent les chevaux des
Francs, pousse à une remise en cause du combat fondé sur la recherche du choc
frontal. Le recours plus fréquent à l’infanterie, protégeant les chevaux
derrière de longs boucliers, et aux archers et surtout aux arbalétriers, plus
puissants et précis que les archers, permet de rivaliser avec les cavaliers
musulmans. Des unités d’arbalétriers montés sont aussi créées, ainsi que des
unités de cavalerie légère indigène, les turcopoles, très utiles aussi pour le
renseignement.
Mais
la tactique favorite, la charge massive créant la rupture de l’armée ennemie,
n’est pas abandonnée, et l’armement lourd non plus. D’une part, les habitudes
et les dépenses lourdes dans cet armement font qu’il était difficile de les
abandonner. D’autre part, l’armement lourd assure une supériorité certaine à
des combattants chrétiens le plus souvent en infériorité numérique. Enfin, en
choisissant le moment du combat pour que les combattants n’attendent pas en
armes sous le soleil, et pour que le combat soit bref, les Européens ont
parfois d’excellents résultats 97.
Pour
soutenir la cause de la défense de la Terre Sainte , les premiers ordres de
moines-soldats sont fondés, mêlant à l'instinct guerrier l'idéal monastique.
Les premiers ordres, français et espagnols, sont constitués en communautés,
ascétisme et prière purifiant l'épée destinée à défendre le pèlerin et à
pourfendre le « païen », l'identifiant au glaive de l'archange saint Michel
transperçant le dragon. Au XIVe siècle, alors qu'il n'y a plus de croisades en
Terre Sainte de nombreux nouveaux ordres apparaissent, toujours dotés d'un idéal
de sacrifice et de pureté, toujours voués à la prière et à la mortification.
Mais les mortifications sont dédiées à une dame plus souvent qu'à Dieu, fêtes
et tournois prennent le pas sur la prière. Le crépuscule du Moyen Âge
transforme les ordres de chevalerie en cercles aristocratiques où s'élabore un
art de vivre, un langage allégorique, une imagerie littéraire ou graphique qui
transpose dans l'illusion la geste chevaleresque 67.
Confrontation de l'Orient et l'Occident
L'Empire byzantin et la croisade
Bien
que dirigées contre les musulmans, les croisades ont été contraires aux
intérêts de l'Empire byzantin98. Les troupes qui traversent l'Empire byzantin
commettent d'inévitables excès de par leur taille 98. Il arrive ainsi que les
Normands profitent des croisades pour attaquer l'Empire. Les mesures prises par
les empereurs pour protéger l'Empire des croisés (surveillance des troupes
latines, alliance avec les Turcs, …) entraînent une grande méfiance vis-à-vis
de Byzance et un sentiment de trahison. Alexis Comnène est traité de perfide et
de traitre. La propagande normande amplifie le thème de la perfidie grecque qui
devient un lieu commun et une explication aux échecs des croisés 99. Elle
légitime la prise de Constantinople en 1204. Pour les Byzantins, cet événement
fait définitivement des croisades un acte de piraterie dont le but religieux
n'est qu'une façade.
La
notion de croisade ou de guerre sainte est incompréhensible pour les Byzantins.
Les guerres sont pour eux uniquement des actes politiques. L'Église orthodoxe
est hostile à l'emploi des armes par les laïcs [Quoi ?] et encore plus par les
clercs. Les Byzantins sont donc indignés de voir, parfois, des prêtres latins
participer personnellement aux combats 100. Malgré ces différences au XIIe
siècle, pour la plupart des Latins, les Byzantins sont des frères chrétiens. La
conscience du schisme ne dépasse guère les milieux ecclésiastiques. Ce sont
finalement les événements de 1204 qui creusent réellement et définitivement la
séparation entre catholiques et orthodoxes. La haine du Latin devient plus
forte que celle du Turc 101.
L'Islam et la croisade
À
la fin du XIe siècle, le djihad a perdu sa force d'attraction parmi les
musulmans. L'Occident latin est entré dans une phase de reconquête aux dépens
de l'Islam. De même que les musulmans reconnaissent les communautés juive et
chrétienne, les États chrétiens d'Orient et la Sicile accordent aux
musulmans des institutions propres et une certaine liberté de culte. Aux excès
des premiers croisés - un trait classique de tout assaut quels que soient les
assaillants - a donc succédé une cohabitation acceptable et tout à fait
comparable à la pratique musulmane 102.
Les
musulmans de l'époque ne perçoivent pas le motif religieux de la croisade et
celle-ci tient peu de place dans les ouvrages des chroniqueurs arabes mis à
part ceux originaires des pays voisins des Francs comme Ibn-al-Athir 103.
L'opinion publique des pays menacés ou lésés uniquement, en premier lieu la Syrie du Nord, est
réellement hostile aux croisés 104. De fait, les croisades n'ont pas provoqué de
« contre-croisades ». Ainsi le regain d'intérêt pour la guerre sainte, le
djihad, ne sert surtout qu'à rassembler la Djazira , la Syrie , l'Égypte, les Arabes et les Kurdes ainsi
que d'éliminer les Chiites 104. En revanche, l'établissement d'un État militaire
en Égypte dans la seconde partie du XIIIe siècle peut être considéré comme une
conséquence directe des croisades. Cet État est très intolérant envers les
dhimmis (juifs et chrétiens) car il craint une alliance à revers entre eux et
la puissance mongole en pleine expansion 104.
Les
croisades n'ont pas favorisé la connaissance réciproque des deux civilisations.
Des contacts plus enrichissants se sont noués en Espagne, en Sicile et à
Constantinople après 1204. Comme toute propagande, celle des croisades est
plutôt négative. Les musulmans sont accusés à cette occasion d'idolâtrie,
d'immoralité et même de louer et justifier la violence, alors que les chrétiens
eux-mêmes faisaient l'apologie de la guerre pour rassembler et recruter des
chevaliers sous la bannière du Christ. Les croisades ont été l'occasion pour
les chrétiens occidentaux d'être confrontés à une masse de non-chrétiens 105.
Les disputations religieuses sont rares. Les conversions religieuses vers le
christianisme se sont rarement faites sous la contrainte 19. Le missionnaire
Ricoldo loue l'hospitalité des musulmans 106.
Finalement,
leur effet politique essentiel et incontestable [évasif] aura été de retarder
de près de deux siècles la prise de Constantinople par les Turcs. Ce délai sera
mis à profit par les principaux États européens pour se former et se
consolider, confinant la poussée ottomane sur la rive sud de la Méditerranée.
Notes et références
↑ a, b et c Cécile Morrisson, Les
Croisades, PUF, 1969, nouvelle édition : 2006, p. 3
↑ lire Amin Maalouf, Les Croisades vues par
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↑ Cécile Morrisson, p. 8
↑ a et b Cécile Morrisson, p. 9
↑ Cécile Morrisson, p. 10
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↑ Cécile Morrisson, p. 11
↑ André Vauchez, La spiritualité du Moyen
Âge occidental, PUF, 1975, p. 70
↑ André Vauchez, op. cit., p. 71
↑ Cécile Morrisson, p. 12
↑ Cécile Morrisson, p. 13
↑ Cécile Morrisson, p. 14
↑ Cécile Morrisson, p. 16
↑ Cécile Morrisson, p. 17
↑ Jean Richard, « Face aux croisés »,
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↑ Cécile Morrisson, p. 19
↑
Cécile Morrisson, p. 20
↑ a et b André Vauchez, op. cit., p. 73
↑ Cécile Morrisson, p. 28
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Mohamed ZEMIRLINE
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